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Les médecins du travail assistent, impuissants, à une dégradation des conditions de travail...

Publie le jeudi 1er juillet 2004 par Open-Publishing

Le travail contaminé

Les médecins du travail assistent, impuissants, à une dégradation des conditions de travail, alors que quatre millions de salariés sont exposés à des produits toxiques.

J’ai honte chaque fois que je délivre une fiche d’aptitude. » Médecin du travail à Bourg-en-Bresse dans l’Ain, Odile Chapuis ne supporte plus « ce quitus donné à l’entreprise pour masquer des conditions de travail qui se dégradent ». « Face à des salariés qui ont peur de perdre leur emploi, nous sommes des témoins ligotés par le secret professionnel », déplore-t-elle. Avec huit collègues, elle a fondé en 1984 un collectif, « parce que, seul, on ne s’en sort pas ». Mais aussi pour témoigner de l’impasse dans laquelle se trouve un médecin du travail qui veut faire son métier. L’un d’entre eux, Yusuf Ganthi, venait en effet de se voir retirer une entreprise pour avoir osé demander à la direction une hotte d’aspiration sur un poste de travail où l’on maniait de l’amiante.

Aujourd’hui, ces médecins publient le bilan de dix années de travail auprès de quelque 25 000 salariés dans 2 500 entreprises, PME ou TPE de la région (1). Ils évoquent leur « désespérance. » Ils ne sont pourtant pas du style à baisser les bras, mais constatent, impuissants, qu’ils n’obtiennent que « de petites améliorations » face à des « conditions de travail qui ne cessent de se dégrader. »

« Quand on sait qu’un million de salariés en France sont exposés à des produits cancérogènes, 4 millions à des produits toxiques, quand on évoque un nombre de décès attribuables à des facteurs professionnels compris entre 7 000 et 20 000 par an, et une mortalité prématurée des ouvriers entre 24 et 54 ans trois fois plus élevée que celle des cadres, pourquoi ne met-on pas la même énergie à lutter contre les risques au travail que celle qu’on déploie en matière de prévention routière ? », interrogent-ils.

La priorité, selon le collectif, c’est de faire appliquer le code du travail. Une évidence, mais on en est très loin. « Même pour obtenir une chaise pour une femme enceinte, on doit se battre ! », témoigne Odile Chapuis. Son collègue Jean-Michel Lauze est désabusé : « Je m’occupe depuis onze ans d’une entreprise de construction métallurgique. Les ouvriers y font de la soudure inox qui dégage des vapeurs cancérogènes. Ils ont des gorges rouges de fumeurs alors qu’ils ne fument pas. En onze ans, je suis allé au bout de tout ce que je pouvais faire : j’ai averti l’employeur, l’inspection du travail, le contrôleur sécurité de la Cram [Caisse régionale d’assurance maladie]. Celui-ci a passé un contrat prévention pour aider l’employeur à installer un système d’aération. Au bout de six ans, le directeur a fini par installer hottes et tuyaux... mais sans moteur d’aspiration. Ce sont des hottes postiches et les ouvriers respirent toujours les vapeurs. »

La loi demande aux médecins du travail d’« éviter l’altération de la santé par le travail ». « Mais on ne nous a jamais donné les moyens de cette mission, dit Yusuf Ganthi. Nous n’avons aucun outil de coercition sur les employeurs qui mettent en balance l’emploi ou le risque de délocalisation face au coût qu’entraînent des mesures de sécurité ou d’ergonomie au travail. »

Casse-tête. Faire une enquête pour recenser les produits chimiques toxiques utilisés dans une entreprise, obtenir les fiches de sécurité des substances cancérogènes... Relève du parcours du combattant. « Au mieux, on fait sourire les directions, au pire on se fait agresser. » Et, même quand ils finissent par obtenir la preuve que certains produits sont trop dangereux, se pose le problème du produit de remplacement : l’employeur trouve toujours une bonne raison (de coût ou d’efficacité... ) de ne pas supprimer le produit incriminé. « On sait bien que le risque zéro n’existe pas mais nous souffrons d’une sous-information sur l’impact toxicologique de produits qui, peut-être, entraîneront des cancers plusieurs dizaines d’années après l’exposition, explique Odile Chapuis. Le médecin du travail, c’est celui qui conseille, mais celui qui a les moyens d’améliorer les choses reste l’employeur. » Or, en France, ce sont les employeurs qui gèrent les services de médecine du travail et qui paient les médecins chargés des contrôles. Une entrave majeure : « Il faut absolument séparer ceux qui génèrent les risques de ceux qui doivent gérer la prévention ! »

L’autre frein à la prévention, c’est la vieille notion d’aptitude. « Quand ils viennent nous voir pour la visite médicale, les salariés rigolent, témoigne Odile Chapuis. La plupart savent bien qu’ils se fracassent la santé au travail, ils nous le disent. Mais ils savent aussi qu’on va les déclarer aptes. De toute façon, ils n’ont pas les moyens de s’arrêter ou d’accepter une aptitude limitée. Si on donne un avis d’inaptitude, c’est un premier pas vers leur exclusion. »

Le collectif souhaite abolir l’« aptitude ». Aujourd’hui, l’avis délivré par le médecin signifie que le salarié peut travailler à son poste ; eux préféreraient évaluer l’« aptitude du poste de travail », c’est-à-dire sa capacité à être occupé sans risquer de dégrader la santé du salarié.

Traumatisme. Le drame de l’amiante, l’une des plus importantes catastrophes sanitaires survenues en France ces dernières années, reste un traumatisme pour ces praticiens. Une blessure qui démontre la perversion de la notion d’aptitude. « Nous avons tous délivré des fiches d’aptitude et nous avons ainsi été complices d’un vrai crime social. »

Classé cancérogène dès 1977, l’amiante n’a été interdit que vingt ans plus tard, en 1997. On estime à 100 000 morts le « coût » humain de ce scandale et chaque année on attribue 2 000 cancers du poumon à l’inhalation de poussières d’amiante. « Malgré cela, on constate que le déni des risques persiste dans les entreprises mais aussi de la part de l’Etat. » Et les salariés ont intégré ce déni, comme les ouvriers d’AZF qui voulaient retourner au travail après l’explosion de leur usine à Toulouse, ou ceux de Metaleurop dans le Pas-de-Calais, qui niaient la pollution de l’environnement ou la contamination dont ils étaient eux-mêmes victimes.

Les médecins se sentent aussi très seuls sur le front de la prévention des risques. Ils souffrent du peu d’empressement des syndicats ou des CHST (Comités d’hygiène et de sécurité qui existent dans chaque entreprise de plus de 20 salariés) à se saisir de ces problèmes. Cette réalité est bien connue des syndicats. « Depuis un peu plus de deux ans, on a senti nos équipes dans les entreprises se durcir sur le sujet, explique Serge Dufour, responsable santé au travail à la CGT. Les employeurs font du chantage à l’emploi comme chez Noroxo [usine chimique du Pas-de-Calais qui avait provoqué une épidémie de légionellose]. Notre boulot, c’est de convaincre nos élus qu’ils n’ont rien à gagner à laisser les salariés s’user et se rendre malades au boulot. »

La peur de dire. Mais l’idée d’une santé au travail, prioritaire sur les coûts de production, n’est pas simple à faire passer. Les syndicats expliquent que le chômage a mis les salariés dans une position défensive. Dans les entreprises où règnent des conditions de travail déplorables, personne n’ose se plaindre, ni réclamer d’équipement de sécurité efficace. Serge Dufour lui aussi fait le parallèle avec l’amiante : « Certains salariés, malades, préféraient fermer leur bec plutôt que chercher les responsabilités de l’employeur. » Et les syndicats n’entrevoient aucune amélioration. « On avait pas mal misé sur l’Europe, poursuit Serge Dufour. Dans les années 90, certaines directives très dures sont venues imposer des nouvelles règles de sécurité. Mais aucun Etat ne s’est mis en conformité et, depuis, l’Europe produit uniquement des recommandations, n’impose plus rien. »

D’autres déconvenues ont suivi. L’ambitieux programme européen Reach (Registration, Evaluation and Authorisation of Chemicals), qui impose aux entreprises d’évaluer l’impact sanitaire et environnemental de très nombreuses molécules, a été fortement amoindri sous la pression des industriels et des gouvernements allemands, anglais et français.

Quant au Plan national santé environnement présenté hier (lire pages 4 à 6), l’essentiel des directives concernant le monde du travail ont été renvoyées à l’automne. « Les employeurs organisent l’ignorance des salariés, dénonce la CGT. Et moins on en sait, plus on risque l’accident ou la maladie professionnelle. L’accidenté type est un jeune, en intérim, éloigné de toute solidarité professionnelle. » Ceux-là même qui échappent à tout contrôle et toute action de prévention.

(1) http://perso.wanadoo.fr/snpmt

http://33407.aceboard.net/p-33407-3044-5797-0.htm