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A la fin de sa vie, Hassan II angoissait énormément à propos du Sahara
Publie le samedi 3 octobre 2009 par Open-PublishingRetour sur la fin de règne du défunt monarque dans cette interview-témoignage exclusive avec le diplomate américain Martin Indyk. Entretien.

Par : Maâti Monjib et Mehrun Etebari
Durant les dernières années de la vie de Hassan II, vous l’avez très souvent rencontré et travaillé en tant qu’assistant du Secrétaire d’Etat chargé du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord. Quelle impression vous a-t-il laissé ?
Il était majestueux. Très royal. Ses collaborateurs se prosternaient devant lui. En présence des étrangers, ceux-ci se confinaient dans le silence complet. Ils n’osaient pas parler s’il ne le leur demandait pas. C’était le roi par excellence, avec tous les pouvoirs, les habits, l’élégance, les beaux palais. Il avait un fort penchant pour l’Amérique, une grande sympathie, pour les Etats-Unis et il était toujours enthousiaste pour travailler à la réalisation de la paix entre Arabes et Israéliens. Mais il était très angoissé par la question du Sahara à la fin de sa vie, ce que je ne comprenais pas. Le Polisario était épuisé et hors d’état de nuire, le Maroc contrôlait la situation sur le terrain… Pourtant, Hassan II revenait toujours à la charge à propos de cette question. Il nous a envoyé des émissaires à Washington. Une fois, je me rappelle, parmi les présents il y avait Benaïssa. C’était autour d’une pastilla délicieuse et ils insistaient, insistaient sur le Sahara. Nous leur avons dit : le Maroc est un pays ami et nous n’allons pas quand même provoquer une dispute à propos du Sahara. Le roi ne cessait de s’angoisser à propos du Sahara…
Les autorités marocaines n’étaient peut être pas sûres de sortir vainqueurs dans le cas où un référendum serait organisé sous supervision internationale ?
Oui j’avais cette impression. Le Maroc s’était embourbé dans cette affaire de référendum et il n’était pas sûr d’avoir le soutien du Conseil de Sécurité… De plus, James Baker, le représentant du Secrétaire général de l’ONU pour le Sahara, était un homme sérieux et déterminé. Pour lui, il fallait que ce référendum finisse par avoir lieu. Il était clair que le jeu, les atermoiements du Maroc ne pouvaient s’éterniser. En tous cas, ils ne satisfaisaient point Baker.
Est-ce à ce moment là que vous allez proposer au roi une porte de sortie ?
Oui. Tout à fait. Edward Gabriel (à l’époque ambassadeur américain à Rabat, NDLR) m’a persuadé qu’il fallait, en collaboration avec les Français, convaincre le roi d’une alternative pour solutionner la question du Sahara. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à penser à l’autonomie, c’était en 1998. Je me suis rendu à Marrakech trois ou quatre fois pour en discuter avec le roi. Je lui ai dit que ce qu’il faisait ne servait pas ses intérêts. Il était prêt à accepter ma suggestion parce que Baker était décidé à aller de l’avant. Et Baker n’est pas homme à se laisser faire.
Alors ?
On a convaincu Baker de l’idée de l’autonomie. Pour en revenir au roi, je dois préciser que Hassan II craignait que l’idée de l’autonomie ne fût à l’origine d’un conflit politique interne. Un jour, alors que j’étais avec lui, il a appelé Youssoufi, ses deux fils, Driss Basri et leur a dit en ma présence : j’ai décidé de changer d’orientation à propos du Sahara et de proposer une troisième voie, l’autonomie. Il est mort peu de temps après.
On dit que Clinton a participé aux funérailles de Hassan II sans quasiment aucune protection ?
Oui j’y étais. C’était une expérience étonnante. Bill et Hillary Clinton avaient une faiblesse pour le Maroc. Ils avaient une vision romantique de ce pays. En 1994, Clinton était en déplacement au Proche-Orient. Il a visité plusieurs pays de la région. Hassan II a envoyé un message disant qu’il aimerait recevoir Clinton sur le chemin du retour. Le président a beaucoup apprécié l’idée. Il voulait voir le coucher du soleil à Marrakech. « Churchill l’a fait et moi aussi je veux le faire ! » insistait-il. Mais les services secrets s’y sont opposés. Ils n’ont pas été informés suffisamment à l’avance pour aller au Maroc et préparer, sur le plan de la sécurité, la visite du Président. Hillary et sa fille Chelsea iront plus tard au Maroc mais pas Bill Clinton. Il a donc décidé de prendre part aux funérailles.
Il y avait de nombreux chefs d’Etat et de gouvernement arabes, musulmans et du monde entier…
Oui, oui… C’était très étonnant. Tous ces leaders du monde arabe, du monde entier. Il y avait même Weizman, le Président d’Israël, et Ehud Barak son Premier ministre. Il y avait la télévision israélienne qui filmait… C’était un mélange culturel sans pareil. Je me rappelle d’une anecdote croustillante. J’ai aperçu Ali Abdellah Saleh, le Président du Yémen à quelques pas de la délégation israélienne. « Tu voudrais bien serrer la main à Barak ? », lui ai-je demandé. Oui, à condition que Clinton soit de la partie, me répondit-il. Alors que Saleh et Barak échangeaient quelques mots, Weizman se retourne et serre des mains, y compris à une personnalité apparemment fondamentaliste… C’était le président du Parlement yéménite. Celui-ci, se rendant compte de son « forfait » devant les caméras, décida de se faufiler entre les gens. Sur le chemin du mausolée, Clinton a dit : « Non, je ne monterai pas en voiture, je veux marcher derrière le catafalque. Le roi aurait voulu que je fasse ça, donc je le fais ». Les services secrets : « C’est impossible monsieur le président ». Mais Clinton qui, après six ans à la Maison blanche, avait pris de l’assurance, fait montre de cran : Si, je peux et j’y vais, leur dit-il, tout simplement. Chirac voyant cela, renonça à sa voiture pour marcher aux cotés du Président. La situation semblait chaotique. C’était très risqué. C’était la bousculade. J’ai vu Chirac par terre, on l’aidait à se remettre debout.
Quand on a quitté le méchoir du Palais royal, un bruit assourdissant montait de la foule. Des centaines de milliers de Marocains pleuraient leur roi. C’était indescriptible. J’avais l’impression qu’à tout moment nous allions être envahis par la force et qu’elle allait prendre la foule et prendre le cercueil du roi comme c’était arrivé avec la dépouille de Khomeiny. L’ambiance était surréaliste. Les services secrets avaient très peur. J’ai vu les agents israéliens quasiment porter Barak debout, se pieds touchaient à peine le sol, pour le faire sortir de la foule. Nous avons marché comme ça quelques kilomètres. Rien ne s’était passé. C’était le signe que les Marocains ont un grand sens de la discipline et de l’organisation. Clinton aimait bien le roi ; ils avaient joué ensemble au golf et voulait donc l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure.
Avez-vous travaillé avec le roi Mohammed VI sur le dossier du Sahara ?
Le challenge était de faire accepter à Mohammed VI les engagements de son père sur le Sahara. Je suis allé le voir à ce propos. Il m’a dit : « Donnez-moi un peu de temps mais, en tout cas, l’autonomie c’est le bon choix. » J’ai compris qu’il ne pouvait pas le faire savoir publiquement dès la mort de son père. Sans doute voulait-il consolider son pouvoir vis-à-vis de Basri qui n’était pas chaud pour l’autonomie. Mais quelle angoisse au Maroc pour le Sahara ! Encore aujourd’hui, quand les Marocains viennent me voir ici à Washington, ce dont ils veulent parler c’est du Sahara.
Vous nous aviez dit que Hassan II voulait vous voir en tête-à-tête juste après avoir annoncé à ses deux fils et à Youssoufi qu’il avait choisi la troisième voie ?
Oui. Hassan II m’avait demandé de rester seul avec lui. C’était la première fois qu’il le faisait de cette manière assez solennelle. Je me disais que ça devait être important. Et je me rappelle qu’une fois seuls, il a commencé à parler en anglais alors qu’habituellement, il parlait en français. Il paraissait épuisé. Cette affaire de l’autonomie le minait davantage, lui prenait le peu d’énergie qui lui restait. Et bien, il m’a dit sur un ton nostalgique et affectueux : « Vous savez monsieur Indyk,j’ai des sentiments particuliers envoers les juifs car bébé, on m’a séparé de ma mère biologique de de ce fait elle ne m’a pas donné l’affection maternelle nécessaire. Ma nounou juive m’a élevé et m’a donné cette affection et c’est pourquoi je suis si attaché à la communauté juive ». C’était tout ce qu’il avait dit. C’était étrange ! Cela faisait des années que je venais le voir comme représentant du Président Clinton, de l’Amérique et lui me voyait en tant que juif. Il me semblait qu’il avait confiance en moi comme il avait confiance en sa nounou. Il y avait une sorte de transfert d’affection. Il avait confiance que je voulais faire de mon mieux pour le Maroc. Il a accepté à la fin de sa vie l’idée de l’autonomie et il était convaincu que c’était ce qu’il y avait de mieux pour le Maroc et pour la monarchie.
Source : Le Journal Hebdomadaire