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ALGERIE : à cinquante ans d’un rêve
Publie le mercredi 3 novembre 2004 par Open-Publishing3 commentaires
Le 1er novembre 1954 l’insurrection contre la domination coloniale de Paris.
Les espérances de l’indépendance et les désillusions racontées par une Algérienne
fille de ces idéaux perdus.
de DJEDJIGA IMACHE
J’avais six ans, ou un peu moins, j’étais en train de jouer dans une cour quand
un voisin est sorti en hurlant : nous sommes indépendants ! Je ne comprenais
pas mais tout d’un coup, le monde des adultes avait changé : ils étaient heureux
et cherchaient à communiquer ce bonheur...Plus tard, toutes les amies étaient vêtues
de vert, blanc et rouge. Ma mère s’est démenée pour me confectionner un habit
de fête. Elle était très fière de ma tenue : ma mère m’avait expliqué que c’étaient
les couleurs de l’Algérie et qu’à l’époque des Français, nous n’avions pas le
droit de les porter. Les Français sont partis. J’ai compris plus tard. Le colonialisme,
le mouvement national, le 1er novembre 54...
Ce que le nouveau pouvoir en dire en élaborant une histoire à son usage personnel. Beaucoup plus tard, j’ai lu Harbi, d’autres historiens occultés par l’histoire officielle et mon idéal d’enfant s’est gâté pour laisser place à la réalité : l’assassinat (de la part de ses camarades) de Abane Ramdane, le massacre de Mélouza (perpétré par le Fln), la falsification de l’histoire ...
2004, 50 ans ! Presque mon âge, quelques drapeaux flottent en ville, les journaux publient des articles sur la guerre, certains personnages se souviennent, témoignent... Les faux moudjahidin aussi. Femme, militante, fille d’une génération qui a vécu dans un pays indépendant, cette date marque pour moi l’heure du bilan. Qui est pour moi négatif. Ma fille me dit que l’on ne peut pas voir tout en noir. Peut-être a-t-elle raison mais je confesse qu’il m’est difficile de trouver autour de moi quelque chose de réconfortant. Et je pense que nous avons tellement vécu dans l’illusion que cela risque de devenir notre réalité. J’ai donc décidé de ne pas écouter ma fille et de dire comme ça à la cantonade ce qui me fait mal, d’en faire une sorte d’inventaire, sans classifications. En écrivant, je pense aux jeunes : ce sont des hitistes (littéralement : ceux qui sont appuyés au mur), une expression que tout le monde utilise pour caractériser la jeunesse algérienne.
Nous avons oublié de dire qu’ils sont aussi rebelles, qu’ils revendiquent leurs droits et quand ils le font les forces de la répression les tuent et les juges les mettent en prison : « manifestation non autorisée, endommagement des biens publics... ». Je pense aux jeunes de Ouargla qui sont en prison parce qu’ils ont osé contester les procédures d’embauche des entreprises de leur région, aux jeunes de T’kout qui purgent des peines parce qu’ils ont manifesté après l’assassinat d’un de leurs camarades par un vigile municipal, à ces jeunes qui ont préféré la clandestinité à la prison. Les habitants de T’kout parlent de tortures, le sang se glace. Tout s’emmêle : Bigeart et Massu, « La question » de Henri Alleg (le livre de 1958 qui a soulevé le problème de la torture en Algérie), Bachir Hadj Ali (secrétaire du Pags, parti communiste) emprisonné par Boumédienne et torturé...Les jeunes de Kabylie.
Et voilà le 5 octobre ! 500 morts ou 300 morts ? Nous ne le saurons jamais, on joue avec les chiffres, c’est comme pour les victimes du terrorisme et pour les disparus. Les comptabilités macabres sont difficiles à tenir. Les mères algériennes n’auront jamais la joie de voir grandir leurs fils sans risquer de perdre la vie parce qu’ils ne veulent pas être des hitistes. Et le grand voyage est là, l’Europe n’est pas loin, « nous y arriverons ». Quelque part « le bateau pour l’Australie » les attend. C’est ça qui les soutient et les rend fiers. Pour en rester à l’actualité, un motif de révolte qui assaille mes tripes : Benchichou (directeur de Le Matin) est toujours en prison et l’on n’a pas cessé de porter Ghoul (un autre journaliste) devant les tribunaux. Et puis le code de la famille, « 20 ans barakat » (20 ans, ça suffit) mais le pouvoir se met sous les ordres des Etats-Unis et copie son voisin : voici les amendements. Les droits ne se divisent pas, disent les femmes qui demandent l’abrogation des discriminations ; d’autres soutiennent : on ne peut rien attendre de plus de ce gouvernement et les amendements pourraient peut-être améliorer un peu la condition des femmes.
Mais elles se sont rendu compte en lisant le texte que les amendements sont des arnaques et que les discriminations demeurent. La leçon n’a pas servi, les machistes et autres islamistes n’ont aucune intention de retirer la tutelle des femmes. La lutte continue. Les islamistes au pouvoir se sont levés comme un seul homme pour dire : il faut un tuteur, il faut la polygamie, il faut...Ils utilisent des arguments à faire dresser les cheveux sur la tête : la polygamie est indispensable parce que les hommes ont de forts appétits sexuels et ont donc besoin de plusieurs femmes. On fait toujours appel à la sharia : on ne peut pas toucher au code de la famille parce qu’il incarne la sharia. Le président a répondu que les amendements étaient conformes à la sharia. Mais qu’est-ce que la sharia ? Où peut-on retrouver ce qu’elle soutient ? Et pourquoi ne l’évoque-t-on que quand on parle de femmes ? On a tué des personnes depuis des décennies (et on continue), on torture, on libéralise sauvagement, dans ces cas-là, la sharia n’existe pas.
Les syndicats, je risquais de les oublier. Ils n’ont pas le doit d’exister. Le juge a convoqué le représentant des professionnels de la santé pour grève illégale. Leurs revendications sont illégales pour le chef du gouvernement : ils ne peuvent pas demander d’augmentation de salaire, l’Algérie n’a pas d’argent. Le prix du pétrole est monté en flèche jusqu’à 51 dollars mais le gouvernement fait ses comptes sur la base de 19 dollars le baril ; le reste sert à faire des économies. On ne sait jamais, si le prix du baril s’effondrait, le pouvoir pense à notre avenir. Quelle chance ! Seul le syndicat officiel, l’Ugta, est toléré. Il faut frapper tout ce qui bouge. Même les associations sont dans le collimateur, mises devant le dilemme : ou s’apprivoiser ou se camoufler parce qu’elles peuvent être frappées à tout moment par la colère du pouvoir. Qui peut envoyer un inspecteur du travail, un contrôle fiscal, une convocation du tribunal : les juges vous tiennent sous contrôle. En attendant, les fortunes s’accumulent, des châteaux surgissent de terre, les terroristes sont libres : libres et riches. Cela ne trouble pas le juge.
Le 1er novembre est déjà loin, effacé par des pensées qui le corrompent et qui me font dire que cela aurait pu mieux se terminer, qu’un autre monde était possible. Nous pouvons encore le croire...C’est vrai, la foi existe, en Algérie aussi. Ma fille a raison, il ne faut pas voir tout en noir : Assia Djebbar a failli avoir le prix Nobel, Yasmina Khadra écrit des livres fantastiques...Et tant qu’il y a des rebelles, la branche plie mais ne se rompt pas.
Traduit de l’italien par Karl et Rosa de Bellaciao
http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/31-Ottobre-2004/art115.html