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ANOMALIE EXEMPLAIRE

Publie le mardi 29 juillet 2003 par Open-Publishing

Les attaques du Medef et du gouvernement contre le régime de l¹intermittence
interviennent dans un contexte plus large : à court terme, 850 000 chômeurs
supplémentaires vont être privés de toute indemnisation.

Dans le débat sur le régime de l¹intermittence dans le spectacle vivant et
l¹audiovisuel, il est assidûment répété que ce régime doit être réformé car
il atteint un niveau de déficit (800 millions d¹euros) qui " plombe " les
comptes de l¹Unedic, et que ce déficit devient " insupportable " à
l¹ensemble des salariés qui, par leurs cotisations, assurent les recettes du
régime d¹assurance chômage (RAC).

C¹est dans ce contexte qu¹il convient d¹apprécier le bilan du Plan d¹aide au
retour à lŒemploi (PARE), en vigueur depuis deux ans. Rappelons que l¹Unedic
est gérée paritairement par les " partenaires sociaux " ; sa présidence est
actuellement assurée par Michel Jalmain, de la CFDT, qui a signé avec le
Medef, le 27 juin, l¹accord sur les annexes VIII et X de l¹Unedic qui
régissent l¹assurance chômage des intermittents du spectacle.

LOGIQUE DE BAISSE DU COUT DE TRAVAIL / ACTIVATION DES DEPENSES

Alors que se creuse le déficit global de l¹Unedic (qui devrait atteindre, à
la fin 2003, 3,3 milliards d¹euros), son conseil d¹administration (exceptée
la CGT) a dressé un " bilan positif " du PARE. Mais cette annonce dissimule
bien mal la réduction substantielle des durées et des conditions
d¹indemnisation et une explosion du nombre de chômeurs radiés en raison de
la multiplication des convocations, contrôles et pressions, résultant de la
mise en ¦uvre du PAP (Programme d¹accompagnement personnalisé). Alors
qu¹actuellement seuls 44 % des chômeurs ouvrent droit à une allocation
chômage, les administrateurs de l¹Unedic, à l¹exception de FO et de la CGT,
ont, sans états d¹âme apparents, décidé en décembre dernier de nouvelles
dispositions qui vont exclure du chômage indemnisé, entre janvier 2004 et
fin 2005, quelque 850 000 chômeurs. " Aussi lourdes de conséquences qu¹elles
soient pour les chômeurs, ces mesures de redressement sont insuffisantes
pour compenser l¹effondrement de la croissance économique ", peut-on lire
dans les pages économie du Figaro.

Nous sommes encore une fois ramenés à cette insupportable logique de baisse
du " coût du travail ". Cette doxa vampirique propose sans cesse de
nouvelles recettes aux noms flatteurs. Notre pain quotidien sera désormais
fait d¹" activation des dépenses passives ", c¹est-à-dire que le versement
des allocations sociales (chômage, RMI) aux employeurs tend à devenir une
norme (projet de loi instaurant le RMA). L¹expulsion hors du champ des
allocataires (radiations, suspension de droits) est promue au rang de
critère de performance des institutions chargées de gérer les précaires ; le
contrôle social pesant sur des " ayants droit " traités comme des suspects
s¹intensifie tandis qu¹on criminalise la pauvreté (avec, par exemple,
l¹emprisonnement, prévu par la Loi de Sécurité Quotidienne, de qui utilise
gratuitement les transports en commun). Parmi les dirigeants on déclare
vouloir " redonner sa valeur au travail " (Raffarin), comme on répondait en
1997-1998 aux mobilisations de chômeurs " préférer une société de travail à
une société d¹assistance " (Jospin), et on fabrique continûment des
travailleurs pauvres, dépourvus de tout (un sans domicile hexagonal sur
trois occupe un emploi, confirme une étude de l¹Insee).

LE REGIME D¹INTERMITTENCE / UN REMPART FACE A LA PRECARISATION DE L¹EMPLOI

Si le régime d¹intermittence, spécifique aux métiers du spectacle et de
l¹audiovisuel, est à ce point dans le collimateur du Medef (et, plus
curieusement, de la CFDT), c¹est que cette " anomalie ", liée à "
l¹exception culturelle ", est utilisée comme un rempart face à la
précarisation de l¹emploi que les gouvernements successifs ont encouragée
depuis 30 ans. Comment s¹étonner des surenchères du grand patronat organisé
qu¹incarne le Medef ? Ses dirigeants n¹ont-ils pas revendiqué la réussite de
leur " refondation sociale " à l¹occasion de l¹instauration du PARE à
l¹Unedic ? Ils estimaient alors avoir fait sauter un verrou décisif pour
conditionner toujours plus l¹accès aux droits sociaux de chacun au temps
d¹emploi effectué pour le compte des employeurs. Syndicats et commentateurs
semblaient encore une fois ne percevoir en rien la portée de ces
restructurations drastiques de la protection sociale pour l¹ensemble de la
société. L¹" exclusion " mérite la compassion, l¹explosion des inégalités
que l¹éclatement du salariat a entraînée se doit d¹être parfaitement
naturalisée. L¹allongement des durées d¹emploi exigées pour ouvrir des
droits sociaux a ressurgi avec la " réforme " des retraites. Encore une
fois, dans une société toujours plus prospère, quoiqu¹on en dise, on invoque
des arguments comptables pour faire passer comme en contrebande mais qui
s¹y trompe encore ? une éthique ultra-concurrentielle qui devrait régler
la vie de chacun, transformant en déchets les " riscophiles " décriés par
les managers. On organise tout simplement la barbarie concurrentielle.
À ce titre, et quels que soient les abus dont le régime d¹intermittence a
été victime ces dernières années (d¹abord et principalement de la part des
parcs de loisirs, et aujourd¹hui des mastodontes de la production
audiovisuelle abus dont le ministère de la Culture comme les syndicats
reconnaissent, en privé, qu¹aucune mesure ne parviendra réellement à les
éradiquer), son " déficit " est le prix à payer d¹une couverture sociale et
d¹une continuité de revenu qui, même modestes, permettent à des dizaines de
milliers d¹artistes et de techniciens d¹exercer leur art sans sombrer dans
la précarité la plus totale. Le chiffre avancé de 800 millions d¹euros est
en lui-même techniquement contestable. Il ne représente en fait qu¹un
surcoût de 200 millions par rapport aux dépenses qu¹entraînerait
l¹application du régime général. En réalité, ce calcul étroitement comptable
fabrique de l¹ignorance à dessein. Il n¹est rien d¹autre qu¹une arme
politique : il ne tient par exemple aucun compte des cotisations versées par
les permanents du secteur, ni de celles apportées par les emplois induits
par ses activités.

Plus fondamentalement encore, quand l¹emploi apparaît toujours plus comme
une forme particulière de travail (bien loin de les résumer toutes) de tels
" calculs " qui ignorent tout de la richesse réelle en l¹appréhendant
exclusivement à partir des cotisations salariales sont une escroquerie
intellectuelle. Celle-ci a pour fonction de légitimer l¹organisation de la
rareté.

" LA PERSONNE DEVIENT UNE ENTREPRISE " (André Gorz)

Le " ras le bol " qui s¹exprime dans le mouvement des intermittents trouve
sa source dans cette contradiction intenable : alors que la société demande
aux acteurs de la vie culturelle de nombreuses et variées " missions de
service public ", la collectivité semble éprouver de moins en moins d¹égards
aux conditions d¹exercice de ces " missions ". Parce qu¹ils dépendent d¹un
régime qui présente certes quelques avantages par rapport au régime général,
les intermittents sont abusivement désignés comme " privilégiés ". Un simple
examen des chiffres rétablit la vérité. Selon les éléments fournis par
l¹Unedic, en 2002, 102 000 intermittents indemnisés ont coûté 952 millions
d¹euros d¹indemnités. Nul besoin d¹être expert en mathématique : un
intermittent a perçu en 2002 une moyenne de 9 333 euros, soit 777,75 euros
par mois. Où sont les privilèges ?

Il est un autre paradoxe, essentiel à saisir : pour beaucoup de ceux qui,
bon an mal an, en vivent, l¹intermittence n¹est pas un pis-aller, elle est
un choix de vie et de travail, parfaitement assumé comme tel. Consulté par
le Premier ministre sur la " valeur travail ", le Conseil Économique et
Social vient de rendre son avis. Il estime nécessaire de " repenser le
contenu du travail avec l¹idée d¹en améliorer les conditions avec des
revenus décents ", et recommande de " concilier l¹inévitable mobilité du
travail avec l¹indispensable sécurité du travailleur, grâce à des garanties
collectives ". On ne s¹étonnera pas que le Medef ait instantanément tenu à
émettre les " plus grandes réserves " sur cet avis du Conseil Économique et
Social. Et on est là au c¦ur de ce qui se joue actuellement dans le conflit
des intermittents !

Quel est en effet, aujourd¹hui, l¹horizon du travail ? Dans le cadre du
PARE, l¹Assedic de l¹Ouest francilien (Hauts-de-Seine, Yvelines et
Val-d¹Oise) expérimente une " formule de retour à l¹emploi pour des cadres
expérimentés par le biais du consulting ". Il suffit, sans autre forme de
commentaire, de citer le Figaro (3 juillet 2003) sur cette expérience ô
combien innovante. D¹emblée, l¹article précise : " comme dans les courses de
Formule 1, les places sont réduites : 16 stagiaires " (pour 200 cadres
potentiellement intéressés). Le directeur du centre de formation explique :
" Aujourd¹hui, pour qui perd son emploi, c¹est souvent le CDI ou rien. Or,
pour des cadres expérimentés, il y a une solution intermédiaire, le
consulting. Elle s¹accompagne d¹une palette de statuts : salariat, travail
indépendant, mission, CDD, intérim ". Car dans les entreprises, " si le
nombre d¹emplois reste stable, le nombre des missions est en hausse de 25 %
". Dans un tel contexte, le travail devient un marché au sein duquel le
travailleur doit lui-même se mettre en vente ! L¹article du Figaro cite le
témoignage édifiant d¹une femme de 41 ans, qui a travaillé vingt ans dans
les métiers de la communication avant d¹être licenciée d¹une start-up en
juillet 2002. Après ce stage, elle confie : " J¹ai repris confiance en moi.
J¹oublie les réflexes des salariés. J¹y apprends l¹autonomie. Je ne suis
plus demandeur d¹emploi. Mais je vends mon expertise. (Š) Les entreprises ne
prennent plus de risques. C¹est à nous de savoir leur répondre
ponctuellement ".

LE TRAVAIL IMMATERIEL, VALORISATION DU " CAPITAL HUMAIN "

Oublier " les réflexes des salariés ", savoir " vendre son expertise " :
n’est-ce pas ce qui est d’ores et déjà demander aux participants de
certaines productions télévisuelles, mais aussi dans certains types "
d’auditions " pratiquées dans le spectacle vivant ? Cette " valorisation "
du " capital humain " est étroitement liée à la notion de " travail
immatériel ", qu¹après Negri et d¹autres auteurs, 1 le sociologue André Gorz
caractérise. " Le travail immatériel " 2, écrit-il, "suppose de la part des
personnels un ensemble d’aptitudes, de capacités et de savoirs qu’on a pris
l’habitude d’assimiler à des ³connaissances². Le ³capital de connaissances²
des prestataires de travail est considéré par l’entreprise comme le ³capital
humain² dont elle dispose. (Š) Les ³compétences² dont il est question ne
s’apprennent pas à l’école, à l’université ou dans les cours de formation.
Elles ne sont pas mesurables ou évaluables selon des étalons préétablis.
Elles sont des ³talents² d’improvisation, d’innovation, d’invention
continuelles beaucoup plus que des savoirs. (Š) Se produire comme activité
vivante est aussi l’essence des sports, des activités ludiques, d’activités
artistiques comme le chant, le théâtre, la danse, la musique instrumentale.
"
Comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, les intermittents,
tout comme de nombreux travailleurs précaires, pratiquent depuis des années
la vente de leur expertise, de leur disponibilité, de leur polyvalence. À
cette différence près que les " entreprises culturelles " (compagnies, lieux
de création, sociétés de production indépendantes) ont encore le sens du
risque (le fameux " risque artistique "), qu¹un spectacle ou un film sont
des ¦uvres avant que d¹être (accessoirement) des " produits ", et que c¹est
cette dimension-là que recouvre, aussi, le régime de l¹intermittence.
Pour autant, chacun, du gouvernement aux organisations syndicales, semble
convenir que doit intervenir une " réforme " de ce régime de
l¹intermittence. En effet, mais pas seulement. À regarder de près l¹accord
conclu entre le Medef et trois syndicats minoritaires le 27 juin dernier,
les dispositions retenues sont à la fois dangereuses et dérisoires. Elles
sont dangereuses, car en excluant à court terme, selon les estimations, 23 à
40 % des intermittents actuels0de l¹indemnisation du chômage, c¹est toute
l¹économie, fragile, du spectacle vivant et de la création audiovisuelle qui
va être gravement déséquilibrée et se retrouve ainsi " prise en otage ".
Elles sont dérisoires, car outre que la sanction des abus restera un v¦u
pieux, elles ne résolvent absolument rien. La bonne santé financière de
l¹Unedic dans son ensemble, et du régime des annexes VIII et X en
particulier, dépend d¹une éventuelle dynamique retrouvée de l¹emploi. Si le
nombre d¹intermittents a doublé en 10 ans, ce n¹est pas en soi une calamité,
bien au contraire. Dans le spectacle vivant, la multiplication des lieux de
création et de diffusion (dont les festivals, qui sont aujourd¹hui dans
l¹¦il du cyclone) témoigne d¹une diversification et d¹un enrichissement de
la vie culturelle à travers tout l¹Hexagone. Ce mouvement n¹est pas prêt de
s¹arrêter, et de nouveaux bataillons d¹intermittents (notamment les
emplois-jeunes et autres " emplois aidés " laissés sur le carreau par la non
reconduction des financements publics des lieux émergents ou alternatifs)
vont venir gonfler les rangs de la création. Qui saurait s¹en plaindre, à
l¹heure où le petit écran est envahi et contaminé par la " télé-réalité " ?

LA CULTURE, MEILLEURE DES MARCHANDISES POSSIBLES ?

Enfin, s¹il y a un élément positif dans le conflit en cours, et dans les
annulations festivalières qui en découlent en cascade, c¹est que l¹on
s¹aperçoit, après que la culture a été constamment suspectée d¹être
exclusivement dépensière, qu¹elle est aussi un moteur économique non
négligeable. Et ce ne sont pas les commerçants d¹Avignon ou
d¹Aix-en-Provence qui nous démentiront ! Mais ce qui vaut pour l¹économie
d¹une ville ou d¹une région vaut aussi pour l¹emploi. Or, depuis dix ans, la
prolifération des foyers de création un peu partout en France est allée de
pair avec une précarisation grandissante de leurs moyens et conditions
d¹existence. Il serait de temps de voir la " subvention " non comme une
aumône charitablement versée aux artistes et à leurs projets, mais bien
davantage comme une " incitation " ayant aussi une portée en terme de
développement économique et culturel. En France, tous les secteurs
d¹activité sont, sous une forme ou une autre, " subventionnés " en fonction
de cette équation. Au nom de quelle exception la culture n¹aurait pas droit
à la même considération ? Que le financement de ce secteur échappe pour
partie au caractère discrétionnaire de la subvention grâce au régime
d¹assurance chômage indique d¹ailleurs nettement la forme que pourrait
prendre l¹investissement collectif si celui ci n¹était pas aimanté par des
politiques de défense de l¹emploi inefficaces et coûteuses, ou des
politiques de soutien sectorielles qui échappent à tout débat public.
Le ministère de la Culture fait fausse route en cherchant, là aussi, à "
refonder " son intervention sur une logique de rentabilité et de territoires
(artistiques et géographiques), au sein de laquelle les institutions d¹État
seront épargnées voire consolidées, tandis que les structures indépendantes
seront confiées au seul bon vouloir, politique et financier, des
collectivités locales. C¹est en ce sens que la position du Syndeac (Syndicat
des directeurs d¹entreprises artistiques et culturelles), qui demande au
gouvernement de relancer une politique culturelle ambitieuse et appuyée sur
une réalité déjà existante, en préalable à toute réforme du régime de
l¹intermittence, mérite d¹être entendue. Car ce n¹est qu¹en donnant aux "
entreprises culturelles " (associations incluses) les moyens de développer
leurs activités, qu¹une plus forte permanence de la vie artistique dans ce
pays, articulée à un dynamique vivier d¹intermittence, assurera aux annexes
VIII et X un meilleur équilibre aux caisses de l¹Unedic. Ce ne sera, hélas,
pas suffisant. Car derrière la question du financement du régime des
intermittents du spectacle et de l¹audiovisuel se profile l¹épineux problème
qui traverse aussi bien l¹indemnisation du chômage, le système des
retraites, que le domaine de l¹enseignement ou de la santé. Ces
institutions, que la société s¹est données pour produire, élever et
entretenir sa population, doivent-elles être mises au service d¹une
privatisation frénétique de l¹existence ?

En ce qui concerne l¹Unedic, au vu de la raréfaction de l¹emploi permanent
et des pronostics plus qu¹aléatoires sur une reprise de la croissance, les
cotisations salariales réglées sur la durée d¹emploi peuvent-elles continuer
à elles seules à assurer une continuité de revenu à tous ceux qui ne sont
plus salariés que de façon intermittente ? Doit-on se résoudre à accepter
que tant de travailleurs précaires et de chômeurs soient privés de toute
indemnité alors que d¹autres modes de prélèvement et de redistribution
peuvent être instaurés ? Est-il soutenable qu¹un régime " paritaire qui
exclut les premiers concernés des décisions les concernant soit maintenu en
l¹état ?

Il est urgent que la réflexion politico-culturelle engagée, sur ce point
essentiel se prolonge. Il est temps de changer de culture politique pour
continuer de prendre distance d¹avec les valeurs de l¹argent, pour se
débarrasser de la vénération des gagnants et du chacun pour soi qui a
obscurci nos consciences au fil des 20 dernières années. À sa façon, c¹est
ce à quoi invite le mouvement des intermittents, bien au-delà de ses propres
revendications.

Mouvement

1. Voir à ce propos Grammaire de la multitude, de Paolo Virno, Éditions de
L¹Éclat, 2002
2. Gallilée, 2003