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Afrique du Sud : les délaissés

Publie le mardi 27 avril 2004 par Open-Publishing

Une nation ? Peut-être. Deux mondes sûrement, que tout sépare. Dix ans après la fin de l’apartheid, la république "arc-en-ciel" reste un pays écartelé, moins par la couleur de la peau que par la misère.

Erotomanie compulsive ? Au Riverside Tavern, les clients sont perplexes. "Hé-hé, ricane le vieux Skalas, bière au poing, le "King" aime la chair fraîche, c’est sûr." Attablés au dehors de ce café-concert jazzy de la grande township d’Alexandra - un million de Noirs entassés dans des baraques plus ou moins décentes entre deux quartiers chics et chers de la haute bourgeoisie de Johannesburg -, les consommateurs, des hommes uniquement, pour la plupart au chômage, rient sous cape. Le "King", c’est Goodwill Zwelithini, monarque richissime et sans pouvoirs de la première tribu du cru, les Zoulous. A 57 ans, barbe et cheveux gris, Sa Majesté se marie encore. Pour la sixième fois.

La promise s’appelle Zola Mafu. Elle a de grands yeux de biche et des origines au Swaziland, misérable petit royaume indépendant enclavé entre l’Afrique du Sud et le Mozambique. La cour zouloue de KwaKhangela avait annoncé en mars que l’heureuse élue avait 20 ans. Sa sœur a remis les pendules à l’heure. "Zola vient juste de passer son bac. Elle n’a que 17 ans." Scandale. La loi swazie interdit le mariage avant 18 ans. Et, pandémie de sida oblige, le roi du cru a même fait interdire en 2001 la jupe courte et le pantalon pour les célibataires de moins de 30 ans.

Stupide, mais qu’importe ! "Nos "afristocrates", comme dit Skalas, hilare, feront comme d’habitude, exactement ce qu’ils veulent." Bref, la vierge du Swaziland prendra place dans la couche royale aussitôt que le "grand Zoulou" aura versé aux parents la lobola réglementaire, la dot coutumière. Le mois précédent, devant cinq mille invités, dont Nelson Mandela lui-même, le roi a marié Nomkozi, sa propre fille aînée. En échange, trois pur-sang et cent quatorze vaches lui ont été remis par le fiancé. Nomkozi est une princesse de sang. Fille d’agriculteurs modestes, Zola n’est qu’une roturière. La lobola, estime le boss du Riverside, "ne devrait pas dépasser quelques dizaines de têtes de bétail".

Ainsi va la vie des têtes couronnées dans la nouvelle société "arc-en-ciel" de Nelson Mandela. D’un côté, des traditions fortes que l’apartheid n’a pas réussi à tuer et qui perdurent dans les campagnes et les townships. Les mariages arrangés, les "hommes-médecine", les légendes, les jeteurs de sort, les arcs et les flèches, les cases de boue séchée, le manque d’eau, la misère crasse et la houe des paysans, qui suent sang et eau pour écorcher la terre ocre qui devra les nourrir. De l’autre côté, les gratte-ciel du Cap, Durban ou Johannesburg. L’air conditionné, les restaurants chics, les clubs privés, leurs terrains de golf ou de polo, les cafés Internet, les boîtes à la mode, les costumes cravates des hommes d’affaires, qui glissent en limousine sur de larges avenues bordées d’eucalyptus et de jacarandas multicolores.

Une nation ? Peut-être. Deux mondes, sûrement. "Le yin et le yang de ce pays", proclame un journal. Ou celui des délaissés et celui des nouveaux élus, comme on voudra. En tout cas deux mondes, physiquement proches parfois, et sociologiquement éloignés de plusieurs siècles en même temps. Deux mondes que se partagent près de 45 millions de personnes dont moins de 10 % de Blancs, les anciens maîtres. La République "arc-en-ciel" est une société complexe, violente et potentiellement explosive, avec huit grandes tribus noires - Zoulous, Xhosas, Tswanas, etc. -, deux blanches - les Anglais et les Afrikaners -, deux "colorées" - les Métis et les Indiens - et onze langues officielles. Sans compter celles des millions de clandestins d’Afrique qui se sont échoués ici depuis dix ans, croyant y trouver l’Eldorado.

Pour chorégraphier tout cela, une seule recette, jadis écartée par le défunt apartheid : une Constitution exemplaire, une presse libre, l’égalité des citoyens devant la loi, le droit de vote universel, la démocratie. La semaine passée, pour la troisième fois depuis le début de sa renaissance, la première puissance économique et militaire du continent noir s’est adonnée à l’exercice. Dans l’ordre, la paix civile et la liberté. Plus de vingt partis politiques, des bureaux de vote partout, des files d’attente interminables sous le chaud soleil d’automne et, jusque dans les misérables bidonvilles qui ont poussé comme des champignons autour des townships, les anciennes banlieues noires de l’apartheid, une ferveur oubliée chez les vieilles démocraties. Résultat ? Plus de 70 % de participation, peu d’incidents, une belle et vibrante cérémonie qui s’est terminée, comme chacun s’y attendait, sitôt après la mort du "développement séparé", c’est-à-dire par une nouvelle et écrasante victoire du vieux Congrès national africain (ANC). Loyauté et reconnaissance. Quel que soit son bilan, globalement positif mais avec d’énormes insuffisances côté social, santé publique et sécurité, "le parti de la libération", qui affiche quatre-vingt-dix ans de lutte au compteur contre le colonialisme, puis l’apartheid, le parti de Mandela ne pouvait pas perdre. Pas encore.

La démocratie sud-africaine fonctionne. Elle fonctionne, mais Gito Baloï est mort. Gito était une vedette, un jazzman qui charmait les foules de ses concerts. Le 6 avril, vers 2 heures du matin, le musicien noir, en rentrant chez lui, a commis une erreur fatale : il s’est arrêté à un feu rouge. Deux hommes se sont approchés, lui ont tiré une balle dans la tête et se sont enfuis avec son auto. "Crime horriblement banal dans la nouvelle Afrique du Sud", a titré une gazette. Entre les vols de voitures "à l’arraché", les cambriolages sanglants et les règlements de comptes entre gangs, on a compté, en 2003, 126 905 attaques à main armée. Moitié plus exactement que dix années plus tôt. Officiellement "stabilisée", la criminalité sud-africaine reste, derrière la Colombie, la plus forte du monde : près de 20 000 homicides par an et plus de 50 000 viols déclarés. "Dans la plupart des pays, se désole Ted Leggett, chercheur à l’Institut des études de sécurité de Pretoria, la principale cause de mort non naturelle est l’accident d’auto. Ici, c’est le meurtre."

Avec le sida qui menace 5,3 millions de séropositifs avérés - le plus haut taux d’infection du monde - et tue déjà six cents Sud-Africains par jour, avec la misère qui englue toujours près de la moitié des populations, l’insécurité est l’une des trois grandes plaies de la nouvelle Afrique du Sud. Celle-ci est au cœur de toutes les préoccupations. L’idée de rétablir la peine de mort, abolie par la nouvelle Constitution, monte dans les sondages. Dans les quartiers chics et jusque dans les banlieues de pavillons à tuiles rouges occupés par la classe moyenne, les clôtures ont grandi jusqu’à deux ou trois mètres. Elles sont électrifiées, hérissées de barbelés, placardées d’avertissements martiaux genre : "Attention ! Riposte armée." Face à une police insuffisante en nombre, mal formée et trop souvent corrompue, les sociétés de sécurité privée font fortune.

Un après-midi comme les autres à Hillbrow, au cours de ce "Jo’Burg" démesuré qu’on appelle aujourd’hui "Jozy", comme si cela pouvait aider à y adoucir la vie. Il y a vingt ans, Hillbrow était un peu le Quartier latin de la grande cité. Cinémas, restaurants, boutiques branchées et boîtes à musique. Classé "blanc", le quartier ne tolérait les Noirs qu’en tenues d’employés de sécurité ou de "parking boys". Aujourd’hui, mis à part quelques vieillards trop pauvres pour déménager, il n’y a plus de Blancs. Ils ont fui vers les banlieues nord. La Bourse, les banques, les grands hôtels, les emplois aussi. Abandonné à sa décrépitude, Hillbrow est devenu le sanctuaire des paumés, des miséreux, des escrocs, dealers, bandits et voleurs de tous acabits.

"Attention, prévient Jerry Marobyane, le costaud "guide protecteur" africain qu’on nous a fermement conseillé d’embaucher pour déambuler ici en sécurité, attention, on aborde le quartier nigérian." De tous les clandestins d’Afrique - Zimbabwéens, Angolais, Mozambicains, Congolais, Ethiopiens, etc. - qui sont venus chercher fortune au "pays de l’or", les Nigérians, globalement accusés par la xénophobie ambiante d’avoir apporté le sida, la prostitution et le meurtre sur contrat, sont les plus détestés.

"Tss tss tsst." Au coin de Kotzee et Claim Streets, juste devant l’hôtel Moulin-Rouge où, dit-on, les pédophiles trouvent sans peine leur ration quotidienne de chair fraîche, un jeune type en baskets cherche le contact. On passe. "Une fille, un garçon, un pistolet-mitrailleur, une dose de poudre, ces types fournissent tout ce que tu veux", confie nerveusement Jerry. On avance. Plus loin, c’est le Bronx au pire moment. Entre deux gratte-ciel abandonnés, vitres brisées et accès condamnés par des grilles soudées et des rouleaux de barbelés, deux hommes en sueur se débattent sur le trottoir avec trois grosses têtes de bœuf sanguinolentes."Ils achètent ça aux abattoirs, explique Jerry, ils retirent les lambeaux de viande qui restent et en font des soupes vendues à l’assiette aux passants." Comme dit Thandiwé Ndlovu, une mère célibataire de quatre enfants qui a fui sa province du Natal et une case familiale sans eau pour venir s’échouer ici, à un coin de rue, vendre des cigarettes et des bonbons, "c’est risqué d’habiter ici, mais il faut bien vivre".

Au coin de Quartz et Kotzee, six gamins camés à la colle, l’œil torve et le jean crasseux, sont affalés sur d’immondes matelas posés à même le trottoir. A côté, comme à presque tous les coins de rues, il y a deux filles noires avec un tabouret et un carton sur lequel on peut lire : "Coiffeuse. 50 rands -6,25 euros- la natte." Dans un salon, le même travail sur la tête des belles coûte trois fois plus. Les jeunes tendent la sébile, jurent qu’ils n’ont rien, que les"makwerekwere", les étrangers noirs dans le sabir local, "prennent tout, le business, les apparts et les filles". Une chose est sûre, la "terre de lait et de miel" que les clandestins sont paraît-il venus chercher ici dégage une sale odeur. Hillbrow baigne dans l’urine et les ordures qui s’amoncellent derrière les immeubles et jusque dans les cages d’ascenseur des grands buildings squattérisés.

Par comparaison, Soweto et Alexandra, les deux grandes townships locales où la majorité noire était naguère condamnée à s’entasser, apparaissent comme des havres. "C’est sûr, il y a du progrès", note Sana Nkwana, jeune travailleuse sociale dans les townships. L’ANC se flatte d’avoir construit en dix ans un million et demi de logements et raccordé au moins cinq millions d’autres à l’eau courante et l’électricité. A Soweto, la grande cité noire où s’entassent près de trois millions d’âmes à 15 kilomètres de Jozy, le changement se remarque. Beaucoup de résidents sont devenus propriétaires à crédit de leurs lopins. Ils en prennent soin. Mamaya Nossandi, lavandière chez les riches, vit toujours, elle, dans une cabane de 8 mètres carrés à toit de tôle avec ses trois enfants. "L’hiver on gèle et l’été on crève, dit-elle. Mais maintenant on a le courant et un point d’eau pour 50 familles pas trop loin. Ça va un peu mieux, je vote toujours ANC car il n’y a qu’eux pour s’occuper un peu de nous." Comme des millions d’autres déshérités, Mamaya reçoit maintenant des allocations familiales qui lui permettent de survivre : 150 rands (19 euros) par enfant jusqu’à 9 ans.

Mais Soweto n’est pas que misère. Dans le quartier dit de "Beverley Hills", on s’arrête devant la superbe résidence de Winnie Mandela, l’ex-épouse déchue du vieux Nelson. Plusieurs ailes, deux étages, deux berlines allemandes dernier cri dans le garage et trois gardes dehors. Les villas du coin n’ont rien à envier à celles des banlieues nord jadis réservées aux Blancs. On essaiera vainement de revoir l’ancienne "mère de la nation", qui échappa naguère à la prison pour divers meurtres et qui est aujourd’hui sous le coup d’une condamnation en appel pour corruption. Rien à faire. "Winnie n’a pas le droit de voir la presse sans l’accord de l’ANC", lâchera un garde. Vrai ou faux, une chose est sûre, confie Sana : "La dame est encore très populaire parmi les pauvres de Soweto." Elle est l’une des rares de la nouvelle nomenklatura à être restée dans la township. Les autres, officiels de haut rang et hommes d’affaires, les nouveaux riches de l’"arc-en-ciel", ont abandonné les allées surpeuplées de Soweto pour les avenues chics des anciennes banlieues blanches. C’est là qu’il faut aller les rencontrer.

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