Accueil > Algérie-France : Une réconciliation contrariée (parties I et II)

Algérie-France : Une réconciliation contrariée (parties I et II)

Publie le mercredi 12 mai 2010 par Open-Publishing

Algérie-France : Une réconciliation contrariée (1ére partie)

Durant les 132 années de l’occupation française de notre pays, deux constantes majeures ont marqué ce pan d’histoire porteur de profonds traumatismes : l’usage continu de la violence coloniale et de la répression face à une résistance populaire permanente et variée. Elles donneront naissance à deux comportements opposés : l’un mû par un complexe de supériorité, conséquence du « mythe civilisateur et bienfaisant de la colonisation », l’autre forgé par le culte ancestral de la liberté, et la fierté d’appartenir à une aire culturelle et religieuse différente.

Le résultat est là : 48 ans après la reconquête de l’indépendance, les feux sont encore mal éteints. Ils sont attisés chaque fois que les relations entre Alger et Paris traversent une étape difficile, si bien que des mesures prises souverainement par l’une des parties suscitent souvent la méfiance de l’autre, et relancent le débat sur le passé colonial. Il n’est pas possible de retracer ici l’évolution de ces relations dans une contribution à surface limitée ; c’est la raison pour laquelle je me contenterai d’en rappeler les principales étapes, pour mieux comprendre leur état actuel et les perspectives qu’elles ouvrent à court et moyen termes. Mais d’ores et déjà, évacuons du débat cette prédiction qui frise l’indécence : « la génération de l’indépendance algérienne est encore au pouvoir. Après elle, ce sera, peut-être, plus simple ». Au contraire, s’il est une certitude dans l’histoire, c’est que ce sont ceux qui se font la guerre qui se font plus facilement la paix. C’est dire que les générations montantes seront moins enclines à des concessions mémorielles. Ceux qui en doutent doivent méditer cet élan de patriotisme qui s’est emparé spontanément de notre jeunesse, à la suite des incidents qui ont émaillé la qualification de l’équipe nationale de football à la coupe du monde 2010.
I - Des relations en dents de scie

Les relations algéro-françaises ont toujours été, depuis 1962, mêlées à la passion et aux sentiments. Nées d’une séparation douloureuse, elles sont bâties sur des centaines de milliers de morts et des millions de déplacés, de handicapés, d’orphelins et de veuves. Sur cette terre rebelle a survécu une société déstructurée, héritant d’une économie extravertie et d’une administration démantelée pour une population sans travail et analphabète à 85%... Les accords d’Evian, qui ont mis fin à la guerre, ont décidé d’une période de transition au-delà de laquelle « se préciseront les rapports durables de l’Algérie nouvelle et de la France ».

Des garanties sont prévues : reconduction de l’aide financière, maintien d’une présence militaire limitée, organisation de la cohabitation entre le peuple algérien et la minorité européenne. Contestés par l’état-major de l’ALN (Armée de libération nationale), torpillés par l’OAS (Organisation de l’armée secrète opposée à l’abandon de « l’Algérie française »), ces accords deviendront, de fait, caducs sans être dénoncés. Deux priorités s’imposaient au nouvel Etat : la définition des choix politiques et économiques et la mise en place d’un appareil d’Etat moderne. Le programme de Tripoli adopté par le CNRA (Conseil national de la révolution algérienne) a opté pour un choix de société différent : le socialisme et le système du parti unique. Reste la deuxième priorité, la plus difficile pour des hommes mal préparés aux affaires publiques.

1) Des relations privilégiées à la banalisation

De Gaulle supporte mal le nouveau régime sous prétexte qu’il ne respecte pas les accords d’Evian, et qu’il se complaît dans l’anticolonialisme : « Quand il deviendra convenable, disait-il, peut-être, alors, pourrions-nous avoir des relations normales avec lui. »(1) Dans la réalité, la difficulté est ailleurs : comment substituer des rapports de coopération inédits à des liens de domination périmés ? Ces rapports nécessiteront une décennie de malentendus pour être clarifiés. Ils connaîtront leur première crise majeure en février 1971, quand l’Algérie décida d’achever son indépendance économique par la nationalisation de ses hydrocarbures, peu de temps après avoir réajusté leur prix. Cette mesure souveraine couronnait la récupération des terres coloniales et la prise de contrôle, par l’Etat durant les années précédentes, des activités bancaires, industrielles, minières et des assurances.

Ce qui a provoqué en leur temps des représailles sous forme de réductions unilatérales qui ont touché l’aide financière, les quantités de vin écoulées sur le marché français, le quota des travailleurs autorisés à émigrer. Seule la coopération technique et culturelle a été épargnée. Elle le restera même quand les relations politiques frôleront la rupture. Et au beau milieu de cette brouille, intervint la signature, avec la société américaine El Paso, d’un contrat portant sur la fourniture de gaz aux USA pendant 25 ans. C’était trop pour l’Elysée, alors dirigé par Georges Pompidou. Sa réaction ne se fera pas attendre : abolition du système des relations privilégiées, démarche à Washington pour différer la ratification de l’accord Sonatrach-El Paso et surseoir au financement, par la Banque mondiale, de la construction d’une usine de liquéfaction de gaz à Arzew, boycott du pétrole algérien dont les exportations ont été réduites des 2/3, au moment où notre pays avait le plus besoin de devises pour financer ses plans de développement. Boumediène parlera carrément de « guerre économique ».

A la mort de Pompidou à mi-mandat, ce contentieux était apuré au prix d’une banalisation des relations bilatérales. Son successeur, Valéry Giscard D’Estaing, partisan d’une politique mondialiste, maintiendra cette voie quand il effectuera la première visite officielle d’un chef d’Etat français en Algérie depuis l’indépendance, en avril 1975, moins d’un an après son élection. Celui-ci ne souhaitait pas se rendre dans ce pays, « car, écrit-il dans ses Mémoires, je ne m’étais pas résigné, au fond de moi, au départ de la France d’Algérie, même si j’en avais compris la fatalité et approuvé la décision politique. »(2) Il a dû céder sous l’insistance de ses collaborateurs, car « l’Algérie était un pion essentiel du dialogue Nord-Sud et exerçait une influence quasi-décisive sur les pays non alignés. »(sic) Cette première rencontre au sommet avait suscité tellement d’espoir que le président Boumediène, habituellement prudent dans ses conclusions, a jugé que « la page du passé est irréversiblement tournée ».

L’adverbe était de trop. La visite, faite à contrecœur, a été en deçà des attentes. L’hôte de l’Algérie repart avec une simple promesse de soutien à sa proposition de réunir une conférence Nord-Sud sur les questions énergétiques. Les attentats racistes cycliques reprennent contre notre émigration. L’isolement de l’Algérie révolutionnaire en Afrique est à l’ordre du jour dans l’axe franco-américain en quête de zones d’influence.

2) Rapprochement éphémère en politique étrangère

Des hommes politiques algériens vouent une grande admiration au général de Gaulle, en raison de son passé de sauveur de la France, et de la politique d’indépendance menée à l’égard des USA. Ce n’est nullement une raison pour occulter un fait historique : les massacres du 8 mai 1945, et les opérations militaires les plus meurtrières menées par l’armée coloniale après 1958 ont eu lieu sous des gouvernements présidés par le général de Gaulle. Cela dit, les positions de celui-ci (réprobation de la guerre au Vietnam, rejet de l’hégémonisme américain, condamnation d’Israël dans l’agression de juin 1967…) favoriseront un rapprochement en politique étrangère entre les deux pays, lequel sera consolidé plus tard par la reconnaissance du droit des Palestiniens à une patrie, l’ouverture d’un bureau de l’OLP à Paris et des réserves exprimées à l’égard des accords de paix égypto-israéliens condamnés par l’Algérie.

Cependant, cette convergence ne survivra pas à l’implication politique et militaire de la France dans la guerre civile libanaise et dans le conflit du Sahara occidental au profit du Maroc et de la Mauritanie. En fait, ce conflit servait à Paris de prétexte pour « encercler cet enfant terrible du Maghreb », et neutraliser l’effet d’entraînement qu’il produit dans le Tiers-Monde, en libérant ses ressources naturelles du cartel étranger, et en donnant une impulsion à la coopération Sud-Sud, tout en apportant un soutien actif aux mouvements de libération dans le monde. Mais aussi, en faisant de la politique de non-alignement une force d’appui à la lutte pour la démocratisation des relations internationales et l’instauration d’un nouvel ordre économique entre le Nord et le Sud.

3) Retour aux relations privilégiées

Les rapports algéro-français seront sensiblement améliorés sous le premier septennat du président François Mitterrand, élu en 1981. Bien que socialiste, donc idéologiquement proche d’Alger, il traîne cependant derrière lui un passé peu reluisant en raison de la part active qu’il a prise, en sa qualité de ministre de l’intérieur puis de la justice, dans la répression de la lutte du peuple algérien pour sa libération. Sitôt installé dans ses nouvelles fonctions, il se rend en visite officielle à Alger, où il propose de tourner la page : « Le passé est le passé…Regardons maintenant et résolument l’avenir ». Il voulait, selon Hubert Védrine, son proche collaborateur, « faire de la relation franco-algérienne, un pendant de la relation avec la RFA. »(3) Il choisit l’Algérie en Afrique, pour en faire un exemple de la coopération Nord-Sud, et accepte, pour cela, de lui payer plus cher le prix de son gaz naturel importé. Il prend le soin, sur la question sahraouie, de s’en tenir au principe de l’autodétermination et défend au Moyen-Orient le principe d’un Etat palestinien. C’est dans cette atmosphère que le président Chadli se rendra à Paris, en novembre 1983, en visite officielle, la première en France d’un chef d’Etat algérien. Sa réponse à l’appel de son homologue est favorable : « Laisser le passé à l’histoire... et construire l’avenir ».

Cette relation privilégiée sera mise à dure épreuve sous le deuxième septennat : les manifestations populaires qui ont secoué principalement la capitale en octobre 1988 imposent une ouverture démocratique dans un monde en ébullition. Notre politique étrangère est sommée de s’adapter, sans délai, aux nouvelles règles de jeu internationales : renoncer au discours anti-impérialiste d’antan et adhérer au monde libéral après la réforme du système économique et politique. Pour certains milieux dans l’hexagone, les manifestations d’octobre n’ont pas entraîné la rupture souhaitée avec la génération de Novembre, parce que le régime ne s’est pas effondré comme ce fut le cas en Europe de l’Est, puis en URSS. J’épargnerai au lecteur le rappel des fluctuations de ces relations depuis que le président Mitterrand s’est félicité de l’avènement de la démocratie en Algérie, à sa qualification de l’annulation des premières élections législatives pluralistes d’« acte pour le moins anormal », jusqu’à l’idée qu’il avait lancée en février 1995, de l’organisation d’une conférence européenne sur l’Algérie, alors en plein naufrage.

Cette idée, restée sans suite, intervenant au lendemain du détournement de l’Airbus d’Air-France, rallumera la mèche. Le pouvoir la rejette d’emblée, comme il l’a fait pour la plateforme de Sant-Egidio. Certains titres de la presse nationale déterrent le dossier du passé colonial et exigent des excuses au peuple algérien. Sur l’autre rive, Paris, tout en soutenant la politique du « tout sécuritaire », parallèlement à une aide économique destinée au « peuple algérien »et non à « une fraction politique »(4), ordonne la suspension de la desserte des aéroports algériens et durcit les conditions d’accès sur son territoire. La violence dérive par une série d’attentats en plein cœur de Paris ; le président Liamine Zeroual annule sa rencontre, prévue à New-York, avec le président Jacques Chirac. Les relations entre les deux hommes resteront tendues jusqu’au départ de l’un d’eux en 1999. Depuis, ce sont les retrouvailles : échanges au plus haut niveau de visites d’Etat, organisation de l’Année de l’Algérie en France, assouplissement des mesures de délivrance des visas d’entrée, reprise des vols d’Air-France, intensification des échanges économiques qui ont presque triplé en douze ans, dépassant pour la première fois, en 2008, les dix milliards d’euros… Sur le plan politique, l’éclaircie sera, malheureusement, de courte durée.
II - Des plaies encore ouvertes

La déclaration d’Alger, publiée à l’occasion de la visite du président de la République française en mars 2003, faisait de « l’élaboration et la finalisation d’un traité », un objectif qui « consacrera la volonté des deux pays de mettre en place un partenariat d’exception dans le respect de leur histoire et de leur identité ». Mais c’était sous-estimer la capacité de nuisance des « colo-nostalgiques », et la résistance de l’opinion publique. 1) La déclaration d’Alger : une ambition contrariée Une chose est sûre : au moment de la publication de ce texte, le projet de loi relevant les « aspects positifs de la colonisation », à l’origine d’un nouveau refroidissement, était en discussion dans les coulisses du Palais-Bourbon à l’initiative de la majorité présidentielle. Il sera déposé dans le jour qui suit la fin de la visite du président Chirac à Alger.

Notre mission diplomatique le savait-elle pour attirer l’attention de sa hiérarchie ? En tout état de cause, il est impensable que l’hôte, homme politique aguerri, ignore la sensibilité algérienne d’écorché vif à propos de la question coloniale. Celle-ci sera noyée, dans la déclaration, dans des formules générales révélatrices d’un désaccord : « La France et l’Algérie assumant pleinement le legs du passé » ; poursuite du travail de mémoire entre les deux pays « dans un esprit de respect mutuel… de leur histoire et de leur identité » ; « sans oublier le passé ». Rien d’étonnant, dès lors, du ton virulent de la réaction d’Alger à la promulgation, le 23 février 2005, de cette loi dont l’alinéa 2 de l’article 4 stipule que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ».

Celle-ci a eu au moins le mérite de servir de test au degré de vivacité de la mémoire dans les deux pays où les 3/4 de leur population respective, n’ont pas connu la fin de la colonisation, et qui sont en même temps, dirigés, l’un et l’autre, par deux hommes ayant fait la guerre d’Algérie en ennemis.

(A suivre)

M. S. : Secrétaire général du PLJ : Parti de la Liberté et de la Justice (non encore agréé) mosaidbel @ live.fr

- Notes de renvoi :

1) Cité par Philippe de Gaulle in : de Gaulle, mon père, Editions Plon, t2, Paris 2004, p.420

2) Le pouvoir et la vie, t 2, Editions Plon, Cie12, Paris 1991, p.15

3) Les mondes de François Mitterrand à l’Elysée 1981-95, Ed. Fayard, Paris 1996

4) « On n’aide pas une fraction politique, on aide un peuple qui, sans cette aide, sombrerait dans le chaos ». Interview du Président Jacques Chirac publiée dans La Politique étrangère de la France, recueil édité par le quai d’Orsay, septembre-octobre 1995, p.37.

Algérie-France : Une réconciliation contrariée (2ème partie)

2) Un problème franco-français

L’érosion du temps n’a rien entamé des mémoires : ici, quasi-unanimité nationale à la criminalisation du colonialisme ; là-bas, deux Français sur trois défendent l’épopée coloniale (5). Tandis que deux courants politiques majeurs s’affrontent, l’un, partisan de l’anti-repentance (droite, extrême-droite et armée), et l’autre, appelant à « la reconnaissance de la réalité des crimes qui ont été commis par la colonisation de 1830 à 1962 », excluant, ainsi, l’emploi du terme repentance. Le Premier secrétaire du Parti socialiste ira jusqu’à se démarquer publiquement de la position des socialistes durant la guerre d’Algérie, pour en tirer la conclusion suivante : « Nous avons encore des excuses à présenter au peuple algérien. Et nous devons faire en sorte que ce qui a été fait ne se reproduise plus. »(6) Entre ces deux grands courants s’insère une troisième tendance qui propose que l’Etat, tout en évitant de faire acte de repentance, se manifeste par des gestes forts pour apaiser les tensions mémorielles, tels que la reconnaissance des « crimes coloniaux comme crimes contre l’humanité ». D’autres préfèrent ne pas impliquer la puissance publique, et laisser cette mission aux historiens.

L’initiative parlementaire, qui s’inscrit à contre-courant de la réconciliation recherchée, s’expliquerait par cette course effrénée pour séduire l’électorat à deux ans de l’élection présidentielle : la droite en réhabilitant le colonialisme à l’échelle nationale, et l’extrême-droite en érigeant, à l’échelle locale, des stèles à la mémoire des criminels de l’OAS, à l’exemple de ses quatre membres condamnés et fusillés le 6 juillet 1962. Parmi eux figure le chef du commando Delta qui a assassiné des centaines de civils, dont des intellectuels comme l’écrivain Mouloud Feraoun, des dizaines de femmes de ménage se rendant à leur travail et plus de deux cents dockers au port d’Alger. L’un des co-auteurs du projet de loi controversé est le député Philippe Douste-Blazy, alors n°2 de l’UMP. Celui-ci sera nommé ministre de la Santé puis promu ministre des Affaires étrangères et, à ce titre, chargé, pour la partie française, de la préparation du traité d’amitié ; un choix qui soulèvera bien des questions sur les intentions véritables du chef de l’Etat français : a-t-il cru en ces spéculations qui allaient alors bon train en 2003, excluant un deuxième mandat pour le président Bouteflika ? Et, partant, a-t-il jugé, en tacticien, le moment propice pour mettre son successeur devant le fait accompli ? Une manière de forcer la main à l’histoire.
III) La repentance : un dialogue de sourds

La non-reconnaissance des crimes coloniaux et la non-présentation d’excuses qui en découle renvoient la conclusion du traité d’amitié mentionné dans la déclaration d’Alger aux calendes grecques, tant les approches sont inconciliables.

Des tentatives de dépassement inégales

Sous la présidence de Jacques Chirac, seul ou en cohabitation, plusieurs mesures ont été annoncées en complément d’une démarche antérieure depuis l’amnistie réciproque décidée par les accords d’Evian, jusqu’à la réintégration, dans leur carrière, par Mitterrand, des derniers généraux putschistes de l’OAS. Des journées commémoratives, des fondations, des lieux de mémoire se multiplient pour satisfaire les revendications des soldats du contingent, des associations de harkis, des pieds-noirs et des « nostalgériques » (nostalgiques de l’Algérie française). Du côté algérien, la page a été délibérément tournée dès la fin des combats. Un effort surhumain très rare dans les relations internationales. Elle l’a été, malgré la séquestration, outre-mer, d’une partie de notre mémoire, les dégâts qui continuent d’être produits par les expériences nucléaires du Sahara, et les millions de mines, de tous genres, parsemées par l’armée coloniale, faisant encore, à ce jour, des victimes.

« Pour dégager l’Algérie du colonialisme français, déclarait le président Boumediène, il fallait la guerre ; le peuple algérien l’a faite et les Français sont partis. Par conséquent, le but est atteint, et le peuple algérien n’en demande pas plus. »(7) Des actes forts de la présente décennie confirment cette volonté d’établir une coopération tournée vers l’avenir : multiplication des rencontres au niveau des chefs d’Etat (quatre en six mois ; octobre 2002 - mars 2003), participation au sommet de la francophonie à Beyrouth, organisation de l’Année de l’Algérie en France en 2003, présence du chef de l’Etat à la célébration du 60e anniversaire du débarquement de Provence et dynamisation de la coopération économique bilatérale.

Des discours prisonniers du passé

Le temps était donc au beau fixe entre 2000 et 2005, mais le passé commun douloureux était aussi là en arrière-plan, guettant la moindre occasion pour remonter à la surface : si le président Bouteflika suggère, devant l’Assemblée nationale française, aux ex-puissances coloniales, un acte de repentance en observant que « la lourde dette morale des anciennes métropoles envers leurs administrés de jadis s’avère ineffaçable, et pourquoi ne pas l’avouer, imprescriptible », son homologue a éludé cette question tout au long de sa visite d’Etat en mars 2003. Répondant dans les mêmes formes devant le Parlement national, il a évité toute condamnation du colonialisme, contrairement à ce qu’il fera, deux ans plus tard, à Madagascar, où, parlant des dizaines de milliers de manifestants nationalistes tués dans cette île, en 1947, il jugera « inacceptables les répressions engendrées par le système colonial. »(8) Peut-être a-t-il voulu, ici, calmer les esprits après la polémique créée par la loi controversée du 23 février, qu’un journal de gauche qualifie de « la plus odieuse jamais votée en France depuis Vichy ».

Il n’empêche que le président Marc Ravalomanana lui répondit : « Tout ça, c’est du passé, moi, je regarde l’avenir[…..] Je suis né en 1949, pas en 1947. On ne peut pas oublier ce qui s’est passé, mais moi je pense d’abord aux générations futures. »(sic) A Alger, l’hôte conclut simplement : « Ce passé complexe, encore douloureux, nous ne devons ni l’oublier ni le renier. » De quelle manière ? « En sachant le regarder en face. » Toute la problématique est là.

Son successeur, le président Nicolas Sarkozy, propose de « tourner la page … maintenant », car « le futur est plus important ». Il adopte un ton nouveau à Constantine, le 5 décembre 2007, peut-être en raison de son âge, puisqu’il est né un an après le déclenchement de la guerre : « Le système colonial a infligé au peuple algérien plus de cent ans d’injustices. » Il désigne ce système d’« entreprise d’asservissement et d’exploitation ». Il ne pouvait aller plus loin pour des raisons de calculs internes à son propre camp. C’est pourquoi il se prononce « pour une reconnaissance des faits, (entendu des deux côtés), pas pour le repentir qui est une notion religieuse »(9, voire « à la limite des confins du ridicule ».

Aussi, préfère-t-il au traité d’amitié qui achoppe sur cette question, une convention de partenariat multisectoriel. Mais comme tout est lié en politique, son projet de l’Union pour la Méditerranée en pâtira. Il ne suscite pas d’enthousiasme, d’abord parce qu’il est conçu sur des blocages non résolus, ensuite parce que son auteur manifeste des sympathies pro-israéliennes démesurées, et persiste dans le soutien de la thèse de Rabat dans le conflit du Sahara-Occidental, au point d’adhérer publiquement à son « plan d’autonomie », conçu en dehors de toute légalité internationale.(10) Si bien que les relations politiques sont, à l’heure actuelle, au plus bas, exacerbées par des gestes peu courtois, dont le dernier en date est l’inscription de notre pays sur la liste des pays à risque dans le transport aérien. On est loin du « dialogue politique renforcé » souhaité en mars 2003, et rien n’indique que le prochain sommet de l’UPM fera avancer les choses.
IV) Que faire pour l’avenir ?

Deux aspects majeurs déterminent l’avenir de la relation algéro-française : le contenu humain et le poids du passé. Ils donnent leur spécificité à cette relation. Depuis l’émigration européenne Nord-Sud, au XIXe siècle, pour créer une colonie de peuplement en Algérie, et le phénomène inverse Sud-Nord imposé, un siècle plus, tard aux Algériens réduits à vivre dans la misère et le dénuement, les rapports humains se sont enchevêtrés entre les deux pays, au point de se transformer en liens quasi charnels : près d’un million d’Algériens vivent régulièrement en France dont la moitié ont la double nationalité ; des millions de Français ont leurs racines ici où il y a plus de francophones qu’à l’indépendance, alors que seulement 6% de jeunes Allemands apprennent la langue française. Dans notre commerce extérieur, la France occupe toujours le poste de premier fournisseur, et l’Algérie est son premier partenaire économique en Afrique et son troisième fournisseur en gaz…

L’autre aspect déterminant tient à la manière dont s’est opéré le divorce entre les deux pays : une rupture violente qui a généré chez l’Algérien ce sentiment de méfiance qui le maintient en état d’alerte permanent, tant que les plaies ne se sont pas refermées. Aussi, cherche-t-il à être sûr que son partenaire n’est plus dans le même état d’esprit qu’en 1830. Reste la hiérarchisation des priorités que dicte l’impératif de développement national. Celles-ci ne doivent pas être tributaires des schémas de pensée trop rigides, pour ne pas se figer dans le présent au moment où tout bouge autour de nous. Ce qui n’est pas possible aujourd’hui sera laissé pour demain.

C’est par une approche, bâtie sur ces deux facteurs (passé douloureux et densité humaine) et adaptée à une nouvelle armature intellectuelle rompant avec la culture coloniale et une certaine habitude de se réfugier dans le passé pour fuir les difficultés du présent, qu’il sera répondu au mieux aux attentes de nos peuples. A défaut, on restera au stade de l’amitié cérémoniale. D’où ce devoir qui nous interpelle de faire de ces relations d’Etat, d’abord des relations normales, avant de les élever au niveau de leur singularité. Pour cela, il importe de :
 s’inspirer de la réconciliation franco-allemande en intensifiant les échanges humains à tous les niveaux : jeunesse, universitaires, chercheurs, élus, société civile, administration locale… ;
 donner la primauté à l’économique sur le politique : créer une solidarité de fait autour d’intérêts concrets et éviter de recourir systématiquement, à chaque crise, à l’arme économique ;
 restituer à l’Algérie sa mémoire : on ne saurait concevoir une amitié durable entre deux partenaires égaux, dont l’un confisque la mémoire de l’autre. Certes, une partie des copies des archives datant de l’ère coloniale a été restituée en 2008, mais elle est dérisoire, parfois au contenu banal, par rapport aux dizaines de tonnes transférées en France en 1962 ;
 admettre l’incontournabilité de l’Algérie dans tout projet régional ou méditerranéen. Au moment où l’Europe se referme de plus en plus sur elle-même, il est une évidence à rappeler : l’Algérie, ce n’est pas seulement une opportunité commerciale ou un gisement d’hydrocarbures. C’est davantage une puissance politique qui a le droit d’avoir de grandes ambitions. Ignorer cette donne relèverait d’une méconnaissance du poids des facteurs géostratégiques dans la vie des Etats.

Ce sont-là quelques propositions qu’inspire l’état continu de « ni amitié ni inimitié » entre l’Algérie et la France. Cinquante ans après leur séparation, l’histoire de la longue nuit coloniale demeure un sujet passionnel et donc, difficilement historicisable. Sa mise à jour est d’autant d’actualité que la mondialisation a, de plus en plus, tendance à raboter les différences pour fondre les identités. Mais une telle œuvre ne saurait s’accommoder d’une mentalité qui s’acharne encore à trouver, à l’ère des droits de l’homme, des aspects positifs à une entreprise criminelle, synonyme, dans la terminologie moderne, de crime contre l’humanité. Ensemble avec les démocrates français porteurs des idéaux de 1789, le passé commun ne sera plus un sujet de discorde, mais une truelle pour bâtir l’avenir commun. La repentance exigée ici, décriée là-bas, ne sera, alors, que la consécration d’une situation de fait vécue de part et d’autre de la Méditerranée.

M. S. : Secrétaire général du PLJ : Parti de la Liberté et de la Justice (non encore agréé) mosaidbel@ live.fr

- Notes de renvoi :

5) Selon le sondage CSA-Le Figaro réalisé le 30 novembre 2005, 64% des Français se sont déclarés favorables. Parmi les sympathisants de la gauche et de l’extrême gauche, 57% le sont également.

6) Devoirs de vérité, dialogue de François Hollande avec Edwy Plenyl. Editions Stock. Paris 2006, p.229.

7) Discours du 19 juin 1966 .

8) Quotidien français Libération du 22 juillet 2005.

9) Quotidien El Watan du 10 juillet 2007.

10) Discours du 23 octobre 2007.

Par Mohamed Saïd

http://www.elwatan.com/Algerie-France-Une-reconciliation,158863