Accueil > Ambiance de plomb sur les rotatives
Depuis que « Direct Matin Plus », le gratuit du groupe Bolloré, a cessé d’être imprimé par « le Monde », les actions commandos du syndicat du Livre se multiplient. Un conflit qui menace l’équilibre industriel et social des imprimeries.
de FRÉDÉRIQUE ROUSSEL
Ça ressemble à un mauvais polar. Avec des opérations coup-de-poing et des descentes nocturnes. Dans la nuit du 2 février, un commando de 40 personnes s’introduit dans une imprimerie à Coulommiers (Seine-et-Marne), s’empare des lances à incendie présentes sur place et asperge d’eau 150 000 journaux. Le 9 février, porte de Saint-Cloud, un colporteur se voit contraint de remettre des milliers d’exemplaires. Ils seront éparpillés dans le bois de Boulogne. A chaque fois, le titre visé est le gratuit Direct Matin Plus, propriété du groupe Bolloré.
Les hostilités ont éclaté quand le journal a cessé d’être imprimé par le Monde à Ivry-sur-Seine, pour être fabriqué chez Brodard Graphique à Coulommiers. Son passage dans une imprimerie de labeur (consacré à l’impression des magazines et de la publicité) a déclenché l’ire du Syndicat des imprimeries parisiennes (SIP). Au cœur du conflit, l’équilibre industriel et social des imprimeries de la presse parisienne. Pour le syndicat, les quotidiens gratuits doivent rouler sur ces presses pour conserver la charge de travail. En jouant au franc-tireur, Bolloré bouscule une fragile construction. Sa décision risque de menacer tous les quotidiens nationaux.
Branle-bas de combat dans le landerneau. Il faut rétablir des règles du jeu. La dernière réunion en date a rassemblé jeudi les éditeurs de presse gratuite, ceux de presse payante et le SIP. Objectif : définir la répartition des titres dans les imprimeries de la presse parisienne. Le nœud gordien réside dans le camp des gratuits. Ce n’est pas le cas de Metro qui roule déjà chez Paris Offset Print (POP, à La Courneuve). Mais c’est celui de 20 Minutes, fabriqué dans le labeur depuis des années, qui a réitéré son engagement de rejoindre les presses parisiennes. Quid des intentions de Direct Matin Plus ? Donnera-t-il l’assurance de revenir à condition que l’imprimerie du Monde se modernise ? Une des solutions proposées est que les deux gratuits soient imprimés à moitié au Monde et à moitié au Figaro. Les différentes parties ont convenu de se retrouver demain. En attendant, toutes les actions ont été suspendues.
Où en est l’imprimerie du « Monde » ?
La filiale Le Monde Imprimerie traite aujourd’hui le Monde, les Echos (LVMH), le Journal du dimanche (Lagardère) et lequotidien britannique The Guardian. Jusqu’au 17 janvier, elle s’occupait aussi de Direct Matin Plus (Bolloré Média). Elle compte trois rotatives, dont deux à bout de souffle. Une modernisation, évaluée entre 20 et 25 millions d’euros, est indispensable pour acquérir une machine et moderniser la salle d’expédition. Une tour de séchage sera opérationnelle en mai pour une meilleure qualité. L’accord « Imprime », négocié après les Etats généraux de la presse et financé à hauteur de 75 millions par l’Etat, encadre la modernisation des imprimeries parisiennes et prévoit le départ de 350 personnes. Après le Figaro et POP, reste le Monde, qui veut se désengager en partie de sa filiale.
Début 2009, le groupe Le Monde a considéré n’avoir plus vocation à être imprimeur. Depuis cet été, il discute avec un investisseur espagnol pour une prise de contrôle majoritaire. Les négociations exclusives pourraient aboutir, au mieux, fin mars. Mais la mariée risque de paraître moins belle maintenant que Bolloré est parti…
Pourquoi le groupe Bolloré est-il parti ?
Bolloré a dénoncé son contrat, de 3,7 millions par an, dès juillet 2009. Le différend porte sur la qualité. Dans une interview au Figaro du 12 janvier, le président de Bolloré Média, Jean-Christophe Thiery, a ainsi expliqué : « Nous ne sommes pas satisfaits de la qualité d’impression de notre quotidien Direct Matin Plus. C’est une raison exclusivement technique qui nous motive. » Bolloré a donc décidé d’aller chez Brodard Graphique. Il conserve toutefois un contrat éditorial avec le Monde et Courrier international de 2,4 millions d’euros.
De plus, Bolloré envisage de lancer un quotidien payant haut de gamme, sur le modèle de l’italien Il Foglio. Tiré à 300 000 exemplaires, ce journal, constitué essentiellement d’analyses, serait réalisé par les journalistes de Direct Matin Plus et nourri par des contributions d’intellectuels et d’éditorialistes. « Et nous serions prêts à en confier l’impression à une imprimerie de presse, comme celle du Monde, dès lors que les investissements pour sa modernisation auront été faits », précise aussi Jean-Christophe Thiery dans le Figaro.
« Les Echos » vont-ils partir ?
Depuis 2003, les Echos ont un contrat avec l’imprimerie du Monde, qui court jusqu’en 2013. Ce contrat avait été signé par David Guiraud, directeur général aux Echos, aujourd’hui au même poste mais dans le groupe Le Monde. Avec l’arrivée du quotidien économique, le Monde avait investi dans une rotative neuve. Mais depuis un an et demi, le groupe LVMH veut renégocier les tarifs en considérant qu’ils ne répercutent pas les gains de productivité liés à des départs. « C’est assez tendance d’exiger des baisses de tarifs dans les imprimeries, explique un observateur. La crise de 2009 a été un tel traumatisme pour les entreprises de presse qu’elles ont toutes tenté de renégocier le poste le plus coûteux, les contrats d’impression. »Le Journal du dimanche a ainsi demandé à reconsidérer son contrat, et finalement trouvé un accord avec le Monde. Les Echos ont entrepris une procédure devant le tribunal de commerce. Audience et résultat des courses dans les semaines à venir.
Quel est le rôle de la CGT ?
La CGT n’est pas du tout contente du départ de Bolloré. Direct Matin Plus, tiré à 400 000 exemplaires, représentait entre 15 et 20 emplois à l’imprimerie du Monde.« L’argument officiel de Bolloré, c’est la qualité. Nous pensons que c’est une façade », déclare-t-on côté syndical. On y voit une explication bien plus stratégique : Bolloré voudrait affaiblir le Monde au moment où il s’apprête à lancer un quotidien payant. D’après le SIP, qui a écrit aux parlementaires et sorti deux tracts conséquents intitulés « Direct Malin », c’est même une menace sur l’indépendance de l’information et sur tout le paysage médiatique. Et de rappeler un discours de Nicolas Sarkozy qui défendait la constitution de grands groupes médias. Un débat inédit a été organisé au Monde entre rotativistes et journalistes. « C’était une première très symbolique que de faire se rencontrer les deux entités », souligne un journaliste.
Depuis que Direct Matin Plus sort dans une imprimerie de labeur, après une interruption de quinze jours, une vingtaine d’actions ont été menées ponctuellement pour le bloquer et pousser Bolloré « à arrêter les hostilités ». Il s’agit d’intercepter des camions ou de récupérer des exemplaires sur les présentoirs, gêner Bolloré sur le long terme par une guérilla incessante… La CGT promet qu’elle ne lâchera pas, tout en négociant « pour faire revenir Bolloré à la raison ».
De son côté, le SGLCE - autre syndicat de la Filpac-CGT en bisbille interne - a bloqué 20 Minutes le 17 janvier et menace les quotidiens payants. Une réunion avec le SGLCE est programmée jeudi. « Il faut replacer les gratuits dans les imprimeries de presse parisienne pour équilibrer les charges de travail », argumente-t-on au syndicat, où on ne cache pas qu’on ira jusqu’à faire pression sur les éditeurs de presse nationale.
Quelle sera l’issue de ce Yalta de la presse parisienne ? Bolloré acceptera-t-il les règles paritaires de la profession ? On songe à la bataille du Livre contre Emilien Amaury, patron du Parisien libéré qui, en 1975, avait décidé de s’en passer. Mais en 2010, le contexte a changé. La presse, fragilisée par une crise sans précédent, frémit. Les jours à venir seront sans doute cruciaux. Un dénouement raisonnable, ou du mauvais polar.
http://www.liberation.fr/medias/0101621915-ambiance-de-plomb-sur-les-rotatives