Il n’y a aucun journaliste à Gaza, uniquement des tueurs, des combattants ou des preneurs d’otages avec une carte de presse

20 août 2025 Roberto Ferrario

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M. Enthoven,
« Il n’y a aucun journaliste à Gaza, uniquement des tueurs, des combattants ou des preneurs d’otages avec une carte de presse. »
Cette phrase existe, elle circule, elle s’auto-applaudit à l’intérieur d’une bulle sonore qui confond conviction et vérification, mais elle ne résiste pas plus de trois secondes au frottement des faits, ni au bon sens, cet artisan modeste qui, parfois, sauve des vies et, souvent, sauve le langage.
Commençons par la magie noire des mots. Dire « il n’y a aucun journaliste » relève d’un tour de passe-passe. Faire disparaître la profession pour n’avoir plus à répondre de ce qu’on lui fait.
C’est pratique, commode. Si l’on nie l’existence du thermomètre, la fièvre devient un caprice du mercure.
Par ce trucage, des caméras deviennent des fusils, des micros se métamorphosent en couteaux, et la carte de presse, pauvre rectangle lamellé, se retrouve déclassée au rang d’alibi. Mais si tout n’est que tueur grimé en reporter, qui donc signe ces dépêches, cadre ces images, et meurt en les produisant ?
Pendant que l’argument jongle, les chiffres, eux, creusent les tombes.
2024 a été l’année la plus meurtrière jamais enregistrée pour les journalistes depuis que le CPJ tient le compte, et la majorité des morts sont des Palestiniens tués à Gaza. Nier qu’ils soient journalistes ne les ressuscite pas, ça ne fait qu’ajouter une insulte à la stèle.
Vous me rétorquerez "oui mais étrangers, pas étrangers, vrai média, faux média… "
Peu importe l’accent du clavier, la presse, ce n’est pas un passeport, c’est un travail. Des rédactions majeures , AP, AFP, BBC, Reuters, ont publié un appel commun pour que les journalistes puissent enfin entrer et sortir de Gaza en sécurité. On ne réclame pas des couloirs pour des fantômes. Et ces mêmes rédactions expliquent qu’elles y travaillent déjà, souvent via des équipes locales, pigistes, fixeurs, vidéastes, photographes, qui mangent peu, dorment moins et transmettent malgré tout.
S’ils n’existent pas, il faudra aussi effacer leurs images, leurs noms, leurs enfants. Ce serait logique, ce serait propre, même si la monstruosité ne semble pas vous faire bégayer.
Je vois bien le syllogisme de bazar.
"Les terroristes se déguisent en journalistes, il y a des gens à Gaza, donc ce sont des terroristes."
On appelle ça un tourniquet rhétorique. Vous n’avez pas besoin de preuve, c’est l’accusation qui prouve la culpabilité, comme ces bains publics où l’on sort plus sale qu’en entrant.
Dans ce cas, avouons que derrière le masque de l’intellectuel peut aussi se cacher un esprit bien appauvri. N’est-ce pas ?
Mais le droit comme la raison réclament l’inverse. On qualifie au cas par cas, on enquête, on critique, on vérifie. La critique, vous savez, ce sport de combat et non pas ce passe-temps mondain pour laisser croire qu’on brille d’intelligence.
On dit "tel reportage est biaisé", "telle vidéo est coupée", "telle source est contestable". On ne dit pas "tous reporters = tueurs" . Sauf à transformer la logique en clou et le réel en marteau.
Parlons chiffres encore, puisqu’ils sont des poètes quand on les écoute. Le CPJ recense, au 18 août 2025, au moins 192 journalistes et travailleurs des médias tués depuis le début de la guerre, principalement à Gaza. RSF parle de plus de 200 journalistes tués rien que dans la bande, et d’assassinats ciblés présumés.
On peut débattre des causes, on peut contester tel cas, on peut douter - ll faut douter -, mais on ne peut pas, honnêtement, tirer une nappe sur la table et prétendre qu’il n’y a jamais eu de vaisselle.
Pour soutenir "aucun journaliste", il faudrait accuser d’imposture le CPJ, RSF, leurs méthodologies, leurs listes nominatives, leurs enquêtes croisées. Ça fait beaucoup de conspirateurs pour cacher un métier dont la fonction, précisément, est d’empêcher les conspirations de prospérer dans l’ombre.
Mais admettons l’hypothèse, jouons-la jusqu’au bout.
Si "aucun journaliste" n’existe à Gaza, alors chaque image qui en sort est soit un mensonge, soit une œuvre de propagande. Curieuse propagande, néanmoins, qui documente sa propre faim, ses propres ruines, ses morts à l’hôpital, et qui s’obstine à filmer là où la propagande classique préfère peindre des parades.
Curieuse propagande encore, qui se fait décimer par ceux-là mêmes que la légende dit qu’elle sert.
Et plus étrange encore : des agences réclamant, en chœur, d’ouvrir des accès pour envoyer… qui ? Des tueurs avec trépieds ? Des preneurs d’otages avec perches son ? Il faudra un supplément d’absurde pour avaler ça sans rire ou ...sans vomir.
On me dira que la guerre brouille tout. C’est vrai. La guerre, c’est l’art de mettre de la fumée entre les faits et les mots. On m’objectera qu’il y a des militants déguisés en journalistes. C’est possible. L’imposture fréquente partout où la lumière attire les papillons. Mais l’existence de faux billets n’a jamais supprimé la monnaie. Elle oblige la banque à vérifier l’eau-forte.
De même, l’existence de mauvais journalistes, partisans, menteurs ou vendus n’abolit pas le journalisme. Elle oblige le métier à se corriger. Et pour corriger, il faut des pairs, des rédactions, des chartes, des ombudsmans, des agences qui signent et assument. Tout cela, à Gaza, existe, souvent exsangue, mais existe bel et bien et demande seulement le droit au passage et le minimum vital pour ne pas tomber de fatigue ou de balle en pleine prise de son.
Je comprends l’intention psychologique de la formule. Elle protège. Si l’autre n’est pas journaliste, je n’ai pas à répondre de sa mort, ni de sa faim, ni de sa détresse. Il devient un ennemi. C’est émotionnellement rentable. Mais politiquement, moralement, linguistiquement, c’est une faillite.
On commence par nier la profession, on finit par nier la personne, et entre les deux on aura recyclé la carte de presse en cible. On a vu cette pente ailleurs, souvent, et elle n’a jamais mené à la vérité, encore moins à la paix.
Et puisqu’on aime les paradoxes, en voilà un. Plus on nie l’existence des journalistes à Gaza, plus on rend évident leur utilité.
S’ils n’étaient rien, pourquoi les empêcher d’entrer, de sortir, d’exercer ? Pourquoi publier des communiqués solennels pour leur sécurité ? Pourquoi les menacer, les traquer, les réduire au silence ? On ne muselle pas le vide, on n’intimide pas le néant. On n’assassine pas une profession qui n’existe pas, sauf dans les phrases qui s’écrivent toutes seules et s’effacent dès qu’un fait passe la tête.
On prend un marteau fait de sources, on plante un clou d’éthique au centre d’une planche de réalité, et on suspend dessus cette sentence : « Il y a des journalistes à Gaza. Certains sont partiaux, d’autres exemplaires, beaucoup sont fatigués, affamés, traqués , trop sont morts. » Et si l’on veut parler de biais, parlons des vôtres : biais de confirmation, de tribu, de fatigue compassionnelle. Parlons de votre appétit de raccourcis, de votre ivresse de certitudes, de votre paresse de vérifier les faitsvpour protéger une idéologie qui vous enferme.
On peut haïr le messager, on peut briser sa caméra, on peut cracher sur sa carte de presse, on peut même, hélas, l’enterrer. Mais on ne peut pas abolir la réalité qu’il montre.
À la fin, il reste toujours un détail qui survit au déni, une image, un son, un nom propre gravé sur une plaque froide. Et cette plaque ne dit pas "tueur", elle dit "journaliste".
Parce que c’est écrit par les vivants pour les morts et que, quoi qu’on en pense, c’est encore le travail des journalistes de l’écrire.

Ter Aleur

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