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BOUQUINS
Après l’ORTF, l’info-pouvoir manipule l’opinion
Livre / mardi 18 mars par Simon Piel
cf bakchich
Voilà un livre qui ne va pas arranger l’image des politiques et des médias dans l’opinion publique. « L’info-pouvoir, manipulation de l’opinion sous la Ve République », de Jean-Pierre Bédéi, publié en février 2008 (Actes Sud), retrace avec précision les tumultueuses relations des journalistes et du pouvoir qui se sont, l’ouvrage le montre, souvent construites au détriment de l’information et du citoyen.
A la fois historien et journaliste, Jean-Pierre Bédéi a enfilé ses deux casquettes pour remonter aux origines de la Ve République et dresser, à travers des archives inédites et des interviews exclusives, une petite histoire de la manipulation de l’opinion. Et il porte la plume là où ça fait mal.
Depuis de Gaulle jusqu’à Sarkozy, l’auteur réaffirme, pour tous ceux qui en doutaient encore, que tous les gouvernements sans exception, qu’ils soit de gauche ou de droite, ont manipulé l’opinion à des fins personnelles. Parfois contre les journalistes, mais il faut bien l’admettre, bien souvent avec eux. « La dissimulation est le savoir des rois », disait Richelieu. Les présidents de la Ve République l’ont bien compris.
Guerre d’Algérie, Mai 68, maladies des présidents Pompidou et Mitterrand, Tchernobyl, tragédie d’Ouvéa… Autant d’occasion pour le pouvoir en place de vouloir contrôler l’information. Émissions censurées (sur l’ORTF, la « voix de la France » selon de Gaulle, même les émissions de divertissement de Pierre Bellemare ont subit des pressions politiques), mensonges d’État ( la maladie gravissime de Pompidou fut présentée jusqu’au dernier moment comme une grippe), suspension de la liberté de la presse (lors de la tragédie d’Ouvéa, les journalistes n’ont pas pu circuler librement en Nouvelle-Calédonie pendant deux semaines). Les exemples se comptent par centaines.
Les liens dangereux entre politique et monde médiatique
Et ce fut d’autant plus facile pour les hommes politiques qu’ils ont toujours mis beaucoup d’énergie à tisser des liens très forts avec le monde médiatique. Ainsi, lorsque Jean-Pierre Elkabbach est nommé à la tête de France Télévisions en 1993, il reçoit cette jolie note de l’attaché de presse de Matignon, exhumée par l’auteur des archives de Pierre Louette (alors au cabinet du Premier ministre Edouard Balladur) : « En politique, à aucun prix : Jean-Luc Mano, Rachid Arab [sic], Olivier Lerner. A l’intérieur, Arlette Chabot est très bien [chef du service politique], ne surtout pas la mettre dans un placard car elle retournerai [sic] à TF1. Éventuellement à engager : Philippe Reinhart, le PM lui a promis. Philippe Séguillon. En économie, le chef du service éco Véronique Auger est nulle ».
Un exemple édifiant, et très révélateur des pratiques qui ont cours encore aujourd’hui. Que dire de la nomination de Laurent Solly (ancien co-directeur de campagne de Nicolas Sarkozy) à la direction générale de TF1, annoncée qui plus est par l’Elysée, quand on connaît la proximité du président et de Martin Bouygues ? Et l’auteur de multiplier des exemples tout aussi saisissant sur les liaisons dangereuses qu’entretiennent les médias avec le pouvoir.
La manip des instituts de sondages
Un chapitre passionnant revient sur le rôle parfois trouble qu’ont pu jouer les instituts de sondages. Avoir à la fois comme clients des hommes politiques et des organes de presse, tout en fonctionnant avec les objectifs de profits d’une entreprise privée relève parfois du funambulisme déontologique. Michel Brulé, ancien directeur-fondateur de l’institut BVA explique à l’auteur : « Lorsque vous êtes titulaire de contrats avec les pouvoirs publics, tels l’Elysée, Matignon ou tel ou tel ministère qui ont acheté énormément de sondages depuis les années 1980, vous êtes dans une situation délicate si un média vous demande une enquête et que celle-ci est néfaste pour votre client. Lorsque les chiffres sont très critiques pour votre autre client de l’Élysée ou de tel ou tel ministère, on essaie de vous tordre le bras en vous signifiant qu’ils n’apprécieraient pas que tel ou tel chiffre soit publié ou soit continué à l’être. Ça m’est souvent arrivé ».
Plus loin, l’auteur, revient sur le rôle de la communication politique qui n’a cessé de croître pour atteindre son paroxysme avec le président actuel. Le Monde avait ainsi révélé que lors de la campagne, l’UMP avait engagé ETC, une entreprise privée, pour filmer les meetings de son candidat. L’objectif étant de réaliser les meilleures images, et de les proposer ensuite gratuitement aux grandes chaînes. Ce qu’elles ont fait sans rechigner. Finalement, à lire ce livre, l’info-pouvoir est toujours une réalité aujourd’hui. Les choses ont changé, mais bien plus sur la forme que sur le fond. « Un jour, qu’au conseil des ministres, quelqu’un parlait de la presse d’opposition…’Il n’y en a pas d’autres’, interrompit de Gaulle ». Une phrase qu’on retrouverait volontiers dans la bouche de Nicolas Sarkozy.
En décryptant les mécanismes de transmission de l’information dans ce qu’ils ont de plus pervers, Jean-Pierre Bédéi appelle les politiques à la prudence, les journalistes à la remise en question, et les citoyens à la vigilance. Voila un ouvrage essentiel pour comprendre le panurgisme qui frappe parfois les médias et le cynisme qui va souvent avec le pouvoir.
Malheureusement (ou pas), Nicolas Sarkozy avait lu ce livre avant même qu’il ne soit écrit.
« L’info-pouvoir, manipulation de l’opinion sous la Ve République », de Jean-Pierre Bédéi, publié en février 2008 (Actes Sud)