Accueil > Archimede, truelle et dignité
Le maçon Archimede Tripiedi, son beau costume, il ne le met pas que pour les
grandes occasions (allusion aux paroles d’une chanson qui évoque tragiquement
les luttes ouvrières, NdT). La leçon, il l’a apprise de Di Vittorio ainsi que
l’orgueil de sa fonction sociale.
Licencié après plus de quarante ans de labeur, un travail toujours vécu avec
une grande conscience. Il n’a pas émigré au Nord avec une valise en carton parce
qu’un travailleur ne doit jamais se faire plaindre.
de MANUELA CARTOSIO
Le beau costume, complet gris foncé, Archimede Tripiedi ne le met pas seulement
quand on l’invite au Cercle de la Presse pour parler du travail du maçon « hier
et aujourd’hui ». La soirée était organisée par la Caravane antimafia qui a décidé cette
année de mettre un coup de projecteur sur les chantiers et, en particulier, sur
la sous-traitance illégale.
En hommage à Don Ciotti (prêtre, fondateur du groupe Abele, attentif aux problèmes de drogue et de marginalité, NdT), Archimede avait déclamé une de ses poésies où la « dignité » s’élance pour dépasser la fatale antinomie entre « liberté » et « justice ». Parce que, traduit en prose, « pour avoir la dignité tu dois être libre et il doit y avoir justice sociale ». Archimede, tenue élégante même de bon matin à la Casa del Popolo de Desio où nous le rencontrons pour qu’il nous raconte son histoire plus en détails.
Veste et cravate
Les habits de maçon, il les a abandonnés depuis le 23 septembre. A trois mois de la retraite, la Coopérative de tailleurs et poseurs pour laquelle il travaillait a eu la bonne idée de le licencier. Mais Archimede a toujours tenu à « bien se présenter », « à ne pas se faire plaindre ». Nous, les magut (terme de Suisse romande, indique un travailleur italien saisonnier), nous sommes considérés comme sales et ignorants. Et c’est pourtant nous qui satisfaisons le deuxième besoin de l’homme. Le premier est de manger, le second est d’avoir un toit, un abri, une maison. Nous sommes donc importants, nous avons une culture ». Son concitoyen, Giuseppe Di Vittorio disait aux travailleurs journaliers de « se mettre la cravate pour aller sur la place le dimanche ». Pour démontrer qu’ils « n’étaient pas des esclaves ». Cette « leçon de dignité » parcourt comme un fil rouge la vie d’Archimede. Quand en 1962, à l’âge de 19 ans, il « monte » de Pulsano (province de Tarente) vers le Nord, il ne portait pas une valise de carton. « La mienne était neuve, en tissu écossais ». Il y avait dedans le petit « trousseau » acheté par sa mère Maria Stella. « J’ai vendu les chemises, encore dans leur pochette, 500 lires pièce pour attendre la première paie ». Envolées huit mille lires d’avance pour la chambre louée à Sesto San Giovanni, envolé le billet de 10 000 lires « prêté et plus jamais revu » à l’ami qui l’avait convaincu de partir et qui, après une journée, était retourné au pays, « il ne me restait plus rien pour manger ». Le premier travail, de manœuvre, il le trouve à General Montaggi qui est en train de construire un entrepôt pour Falk. Embauché régulièrement car à cette époque les entreprises faisaient la queue devant les pensions, on se disputait les ouvriers à coups de « dix lires de plus à l’heure ». Le chef d’équipe Brambilla, lui remettant le premier acompte, prononça une phrase qui encore aujourd’hui choque Archimede : « Toi, tu es un terrone (terme péjoratif utilisé dans le Nord de l’Italie pour désigner les natifs du Sud du pays, NdT) qui dévie la race ».
Pour un jeune qui débarque, la valise écossaise à la main, à la Gare centrale, la surprise la plus grande, ce sont « les moineaux qui marchent tranquillement dans les rues ». Mais ce n’est pas un gamin ignorant du monde. A son actif, il a trois « fugues » d’autant de « collèges » où la famille pauvre et nombreuse - 10 enfants - « s’imaginait que les prêtres me convaincraient à étudier ». Avant la fin de l’école primaire, il s’échappe, dans l’ordre, de Centocelle, Bassano di Sutri et Matelica. Des kilomètres à pied et les carabiniers finissent toujours par le rattraper. Une sœur qui habite à Rome fait une dernière tentative pour le « tenir aux livres », l’inscrit à un institut de commerce. En vain. « Je faisais l’école buissonnière, parcourant Rome en long et en large ». Via Taranto, il « découvre » une section du Pci. « J’avais peur, les sœurs disaient que Staline était un diable avec la pipe. J’ai pris mon courage à deux mains, je me suis approché et j’ai vu qu’on dansait, qu’on s’amusait et qu’on ne mangeait pas les enfants ».
Apprenti à la journée
Dans la rue, dans les bars, à la section, Archimede étudie à sa façon : « J’écoute, j’absorbe, j’apprends ». C’est la méthode dont il se sert encore aujourd’hui, « les personnes sont mes livres ». Rentré à Pulsano, il fait l’apprenti maçon « à la journée ». Le matin, sur la place, les « maîtres » lançaient l’ « appel », « il n’y avait pas besoin de caporal ». On était payé le samedi, toujours sur la place, « 500 lires par jour, alors que les journaliers en touchaient 400 ». Au début le travail n’est que la « peine » de transporter sur l’épaule les parpaings -« 50 centimètres x 30 x 25, lourds de 50 kilos, encore plus quand ils sont mouillés » - et de gâcher le ciment « comme on le faisait il y a 2000 ans ». Le « plaisir » arrive ensuite, quand « volant le travail aux maîtres, je réussis à faire une fois un four, un puits ». La « jalousie du métier » résiste, intacte, « de génération en génération » sur les chantiers d’aujourd’hui. Le service militaire, « là aussi, je me suis rebellé contre les « à mon commandement - repos » interrompt la première expérience de travail au Nord, je n’y apprends rien si ce n’est d’écrire à ma fiancée ainsi qu’à celles des autres ». ’68 à Pulsano est « un lointain écho ». Cette année-là, Archimede se marie et « monte » de nouveau au Nord, « un mois au noir dans un chantier de Moncalieri avec les hurlements du chef dans les oreilles ». Il se replie sur Desio où il fait le maçon pour l’entreprise Terreni jusqu’en 1974. « C’étaient des années de grand bouillonnement » et dans le vaste choix proposé à gauche du Pci, Archimede opte pour Servire il popolo « de cette charogne de Brandirali qui s’est mis ensuite avec Formigoni ». Là, tout était communiste : les mariages, les baptêmes, les divorces et les auto taxations, « je versais à l’organisation une belle part de mon salaire, ceci dit je ne m’en repens pas ». A Desio il y a Autobianchi et Archimede se laisse tenter par « l’emploi sûr ». Il fait le mécano pendant quelques années et part « debout sur ses deux jambes » avant la fermeture de l’usine. Il retourne faire le maçon, de troisième niveau désormais, parce qu’ « en usine tu n’es qu’un numéro, tu fais toujours la même vie, sur un chantier, tu construis une chose, tu la sens à toi. Quand je passe devant le tribunal de Desio, je sais que là-dedans il y a aussi mon travail ».
La parenthèse métallurgique, somme toute, a ses côtés positifs : les 150 heures, l’expérience de délégué Fiom, une grève de la faim solitaire - « cela ne se faisait pas à l’époque » - contre la nuisance. Archimede ne regrette qu’une chose de l’usine : « Si cinquante faisaient grève, tout se bloquait ». Sur le chantier, par contre, faire grève n’est qu’un mot. « On est réparti par sous-traitance, souvent tu ne connais même pas le nom de celui qui travaille à côté de toi, tu as le nez sur le cou du chef qui te file la paie au noir ». Le bâtiment est le secteur au taux le plus élevé de syndicalisation et pourtant, c’est celui où le syndicat compte le moins. Les maçons savent que le syndicat est « l’unique protection » mais ils la gardent en réserve « pour quand ils décident de faire payer le patron ». Le chantier est un « port franc », des gens qui vont et qui viennent « c’est impossible pour le syndicat de gouverner tout ça ».
Aux années 80, Archimede travaille chez Gandolfi, 400 ouvriers « c’est nous qui faisions tout, sans sous-traitance, il y avait seulement quelques calabrais payés à la tâche ». Des immeubles, des villas, des échafaudages, des restructurations à grande échelle. Les chantiers ne parlent encore que les dialectes du Sud, de Bergame et de Brescia. Les extracommunautaires n’arrivent qu’au début des années 90, après le passage d’Archimede à la Coopérative tailleurs et poseurs qui fait des routes, des revêtements, des places, des jardins et de « l’art pauvre », poser les dalles en queue de paon ou des cailloux de couleurs différentes selon des motifs ornementaux. La coopérative existe depuis cent ans et, de fait, fonctionne comme n’importe quelle entreprise privée, « le directeur administratif conte plus que le président ». Archimede se remet en piste comme délégué de la Fillea, obtient « les visites médicales, les combinaisons réfléchissant la lumière, le quatrième niveau pour ceux qui font de l’art pauvre, le paiement de l’heure de transport du dépôt au chantier ». Pour ce dernier objectif, « nous sommes allés jusqu’à la Cour de Cassation qui nous a donné raison ».
La chaîne des sous-traitances
Même un délégué qui n’est pas endormi a peu de choses à faire contre la chaîne des sous-traitances. Et la condition des extra-communautaires est « bien pire » que celle des immigrés méridionaux. « Nous, nous pouvons tout planter là et retourner à la maison, eux non. Ceux qui sont en règle, avec un permis de séjour, subissent le chantage au renouvellement. Pour les autres c’est encore pire qu’aller la nuit ». Le Roumain Ion Cazacu, ils l’ont brûlé vif, « nous sommes dans l’ère de la barbarie ». La sous-traitance au noir, le travail au noir, les accidents de travail sur les chantiers ont toujours existé. La différence, c’est que maintenant ces choses se répandent sur les grands chantiers. « Parce qu’il y a le libéralisme, la dérégulation et nous, en plus, on a le gouvernement Berlusconi. Les patrons veulent se refaire ». A propos des accidents du travail, Archimede ne veut pas entendre parler de « négligence » des travailleurs. C’est l’entreprise qui dicte les rythmes et les coûts. « Si l’ouvrier porte les gants il donne moins de coups de truelle à l’heure que sans. Mais ce n’est pas à lui de décider ». Quant aux nuisances professionnelles, Archimede est un bon exemple. « Je suis pratiquement sourd et je porte un by-pass ». Des capacités de travail réduites, selon le rapport de la Clinique du travail qui a demandé à la coopérative de lui assigner des consignes plus légères. La coopérative a répondu en le licenciant, « comme une vache qui ne donne plus de lait ». Archimede a contesté le licenciement et attend les évènements.
Un fils syndicaliste
Comme « le cordonnier est toujours le plus mal chaussé », notre maçon habite dans un vieux Hlm qu’il loue. Il a laissé tomber depuis longtemps le projet de se construire une maison à Pulsano. « Désormais, ma vie est ici ». Il a trois enfants, deux garçons et une fille et deux ou trois petits-enfants. Il aurait donné la moitié de sa vie pour que ses enfants puissent étudier. Il n’a pas voulu « et avec mes antécédents, je n’ai pas pu élever la voix ». Un fils l’a consolé : il est syndicaliste de la Fillea. Sa femme, très belle sur la photo du mariage sur la commode et encore belle « déteste » qu’il écrive des poésies. On devine que le coût de la dignité d’Archimede qui se vante de n’avoir jamais fait d’heures supplémentaires, c’est elle qui l’a supporté. Elle lui reproche de « penser toujours aux autres ». Et lui réplique que « en pensant aux autres, je pense à moi-même ».
Traduit de l’italien par Karl et Rosa - Bellaciao
sourse : http://bellaciao.org/it/article.php3?id_article=5989