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Argentine : quand les chômeurs créent leur propre école
Publie le vendredi 28 mai 2004 par Open-Publishing« C’est toujours nous qui faisons le premier pas »
par Raúl Zibechi
27 mai 2004
Le lundi 3 mai s’est ouverte la petite école du MTD [1] -La Matanza, dans le quartier de La
Juanita, district de Laferrére, l’une des zones les plus pauvres du Grand Buenos Aires.
C’est la première école qu’un groupe de piqueteros [2] ouvre en Argentine. Construite par les
habitants du quartier, elle vit grâce aux ressources tirées des divers moyens de productions qu’ils
ont mis sur pied : une boulangerie, des ateliers de sérigraphie et de couture. Pour le mouvement
piquetero, c’est un pas de géant à deux égards, car cette initiative est réalisée par le seul groupe
qui n’a jamais accepté de subventions de l’Etat pour ses membres au chômage et elle se produit au
moment d’un grave reflux des luttes de ce secteur. C’est un premier pas que d’autres suivront
peut-être dans la même direction, si d’autres groupes osent affronter l’un des défis les plus
importants qu’un mouvement puisse aborder : se charger lui-même de l’éducation. Il n’est pas sûr que l’on
puisse généraliser le type d’expérience qu’ils ont entreprise à La Juanita. Rien ne le garantit.
Cependant, comme le démLe 7 septembre 1979, en pleine dictature militaire brésilienne, 110 familles
tout au !
plus pénétrèrent dans Macali, une zone publique qu’une entreprise de bois du Río Grande do Sul
s’était appropriée. Ces familles étaient ce qui restait d’un plus grand contingent de paysans sans
terre qui, dans les années 60, avait pénétré dans la réserve indigène de Nonoai, et d’où il avait
été expulsé en 1978 par les Indiens eux-mêmes. Après plusieurs tentatives vouées à l’échec, après
plusieurs assemblées, la centaine de familles qui continuait de camper près de la réserve, appuyée
par la Commission pastorale de la terre, et très peu assurée de son avenir, décida l’occupation.
La nuit du 6 septembre, ils arrivèrent en camions à Macali, ils y pénétrèrent à l’aube,
installèrent une croix et le drapeau du Brésil et construisirent leurs premières habitations. Ces ranchitos
précaires que l’on voit sur les photos, faits de bois et couverts de fourrage sec, contrastent
vivement avec les campements organisés qu’auront les sans terre des années plus tard.
La police militaire essaya de les déloger mais les femmes et les enfants formèrent des barrières
autour des baraques pour l’en empêcher. Finalement, le gouvernement de l’Etat leur donna la terre.
Ce fut la première occupation victorieuse de cette nouvelle période, elle illustra la reprise des
luttes pour la terre et contribua à la formation du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre
(MST). Dans les mois suivants se produisirent plusieurs occupations qui purent compter sur la
solidarité de la population, mais le mouvement comme tel ne se constitua qu’en 1984. Ces 110 familles
ne savaient pas qu’elles écrivaient le début d’une des plus singulières histoires de la lutte en
Amérique latine.
En septembre 1981, sous la dictature argentine commandée par le général Viola, une centaine de
familles occupa deux hectares à San Francisco Solano, dans l’arrondissement de Quilmes, une zone que
Novak, l’évêque de l’époque, définit comme « une ville assiégée par la faim ». Les occupants
délimitèrent quatorze pâtés de maisons et y construisirent leurs habitations en ménageant des espaces
pour les rues et les équipements communautaires, et ils baptisèrent en assemblée le nouveau
quartier du nom de La Paz. En agissant de la sorte, ils rompaient avec la tradition des bidonvilles [3],
où l’installation individuelle produit une trame chaotique et reproduit l’exclusion. De ce fait,
ils révélaient la préexistence d’une organisation : en effet, les occupants appartenaient au
mouvement naissant des communautés ecclésiales de base, dont plus de 60 s’étaient formées dans la zone.
À partir du 4 novembre, mille familles occupèrent 102 hectares dans la même zone, formant les
quartiers de Santa Rosa, Santa Lucía et El Tala, et dès le 27 novembre environ 3.500 autres familles
occupèrent 109 hectares, formant les quartiers de San Martín et Monte de los Curas, et agissant
toujours selon le même modèle. L’organisation collective était impulsée par le prêtre Raúl Berardo,
qui, s’étant trouvé peu de temps auparavant au sud du Brésil, connaissait les premiers pas qu’y
faisait le mouvement sans terre. Il tint absolument à ce que les premiers occupants délimitent les
lots (20 pas sur 11) où une seule famille s’installerait, une forme qui porterait plus tard le nom
de « colonies », sous la consigne de « ne pas faire de bidonville ».
Quand les bulldozers arrivèrent pour détruire les précaires habitations, Berardo se plaça devant,
les femmes et les enfants s’alignèrent derrière lui ; plus en arrière se trouvaient les hommes et
les habitations. Ce jour-là, à la mi-novembre 1981, la répression céda, mais un cordon de police
fut mis en place dès le 1er décembre. Il resta six mois, pour se retirer au début de la guerre des
Malouines. Durant cette période, quatorze enfants moururent de diarrhée faute d’assistance
médicale. En quelques années, la colonie, comme forme d’occupation de terres collective et planifiée pour
y construire des habitations et créer une autre ville à l’intérieur de la grande ville, s’étendit
aux quatre coins du Buenos Aires pauvre, et franchit les frontières pour arriver en Uruguay, au
Paraguay et dans d’autres pays du continent.
L’école du MTD de La Matanza est la première que les piqueteros mettent en marche. Les sans terre
possèdent maintenant mille cinq cents écoles environ sur les 22 millions d’hectares que
comprennent leurs installations, où 150 mille enfants étudient avec quelques quatre mille maîtresses,
beaucoup d’entre elles formées par le mouvement lui-même. Mais ils ont commencé par une seule école.
Les six premières colonies de Solano se sont transformées au cours des années en une sorte de
modèle d’occupation et d’organisation, même pour les occupants de terres qui créèrent en 1986 les
premières colonies à Laferrére (La Matanza), où est située l’école du MTD. Aujourd’hui, des milliers
d’hectares sont occupés par des pauvres sans toit et sans travail, et dans nombre de ces espaces
est né, a grandi et se développe le mouvement piquetero, dirigé maintenant par les enfants et les
petits-enfants des pionniers : ils luttent pour une vie digne, produisent leurs aliments et prennent
soin de leur santé de manière collective. Et maintenant, peu à peu, ils enseignent aussi à leurs
enfants.
Dans les deux premiers cas, les occupations, le premier pas que firent des mouvements si
différents, se produisirent sous deux féroces dictatures militaires, en des temps où le mouvement social
connaissait un fort repli, et elles contribuèrent à relancer le mouvement populaire sur de nouvelles
bases. L’initiative de La Matanza se produit à un moment où le mouvement social argentin connaît
lui-aussi un repli important, bien que contrairement aux cas précédents, le pays soit gouverné par
des personnes qui tiennent un discours - et ont parfois aussi une pratique - progressistes.
Ceux qui occupèrent l’hacienda Macali et ceux qui créèrent les premières colonies à Solano ne
savaient pas que des milliers et des milliers de milliers les suivraient. Aujourd’hui, les pionniers
en matière scolaire sont les membres du MTD de La Matanza. Ils ne savent pas, nous ne savons pas,
si le mouvement se destine à prendre en main la question de l’éducation. En tout cas, l’initiative
en vaut la peine. Elle fait partie de la croissance intérieure du mouvement, quand les meilleures
énergies sont canalisées vers l’expérimentation, donc sans aucune certitude quant aux résultats,
plutôt que vers la répétition de ce que l’on connaît déjà et dont on a mille fois fait l’expérience
alors même que l’on savait que c’était un chemin stérile.
Le mouvement social ne grandit pas par accumulation, comme le fait le capital. À ce qu’il semble,
quelques expériences puissantes comme celles de Macali et de Solano, parmi quantité d’autres,
résonnent à un certain moment sans que nous sachions très bien pourquoi. D’autres énergies, dans des
lieux parfois éloignés, mais poussées par une nécessité identique de vie, prennent des initiatives
qui s’inspirent des expériences antérieures. Elles savent qu’elles franchissent un pas, mais elles
n’auront jamais la certitude que d’autres suivront. C’est toujours nous qui faisons le premier
pas.
NOTES :
[1] MTD = Mouvement des travailleurs sans emploi. (N.d.T.)
[2] Mouvement des chômeurs argentins. (N.d.T.)
[3] Tandis que les bidonvilles (favelas ou cantegriles) sont le résultat d’une installation
individuelle et non planifiée, où il n’existe par conséquent ni rues ni espaces collectifs, les colonies
résultent d’un groupe préexistant qui planifie l’occupation, choisit la zone la plus appropriée et
l’aménage en fonction des décisions collectives.
Source : Argenpress.info.
Traduction : Hapifil, pour RISAL