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Au-delà du Noir, le Black

Publie le jeudi 19 janvier 2006 par Open-Publishing
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de Valerio Evangelisti, traduit de l’italien par karl&rosa

Il y a désormais en Italie une inflation du terme "noir". Il a pris, en pratique, la place du "giallo" Mondadori et on s’en sert pour se référer à n’importe quel genre de narration policière ou dont le centre est un crime. Ainsi, pour donner un exemple, on persiste à définir "noir" les romans d’Andrea Camilleri qui, s’ils avaient besoin d’un label, devraient être considérés des polars, même si hors norme ; même les mistery très traditionnels de Renato Olivieri et les romans exotiques ou d’inspiration historico politique de Pino Cacucci deviennent rétroactivement "noir".

Bien sûr, la définition de noir n’est pas facile. Voila celle qu’il arrive d’entendre le plus souvent : la solution d’un cas criminel, qui dans le contexte d’un polar résout le cas, ne dénoue pas dans un roman noir la problématique qui avait mené au crime, destinée à se prolonger - et à inquiéter -au-delà même de l’achèvement de l’histoire spécifique racontée.

Grosso modo c’est exact, mais un peu vague aussi. On pourrait par exemple l’appliquer à la série polar Calamity Town d’Ellery Queen, ou à tant de romans de Simenon. C’est un fait que le noir n’offre pas de solutions consolantes, voila un point essentiel. Mais on doit y ajouter une caractéristique tout aussi saillante : l’absence de grilles narratives et la résistance à étiqueter.

Il est assez éloquent que S.S. Van Dine, un conservateur farouche, pour ne pas dire protofasciste, ait fixé à la veille des années Trente son propre décalogue du polar, au moment même où le marxiste Dashiell Hammett le violait presque complètement. L’un stabilisait le polar, l’autre fondait le noir (dans sa version dite hard boiled) ; et la différence du deuxième, par rapport au premier, était que les détectives hammettiens se trouvaient eux-mêmes immergés dans le monde criminel qu’ils combattaient et en faisaient parfois partie (comme l’inoubliable joueur alcoolique Ned Beaumont, le protagoniste de La clé de verre).

De plus, entrait souvent en jeu dans leur aventure la société toute entière, vue avec les yeux pessimistes d’un radical. Une chose qu’on ne trouve ni dans Van Dyne, ni dans Agatha Christie, ni dans les milliers d’imitateurs plus ou moins habiles de Conan Doyle. Une liberté narrative que nous trouvons dans des suiveurs idéaux de Hammett, qui se différencient pourtant du modèle en en dilatant les limites : soit en renonçant complètement à la figure de l’investigateur et en cédant le rôle de protagoniste à des marginaux ou à des criminels (Jim Thompson, David Goodis, Donald E. Westlake avec le pseudonyme de Richard Stark, James Hadley Chase, Jean Patrick Manchette etc.) soit en s’arrêtant sur des pathologies individuelles ou de matrice sociale (Cornell Woolrich, James Ellroy, Derek Raymond), soit encore en mettant directement en cause le système politique et les nombreuses inégalités qu’il couvre (encore Manchette, Didier Daenincks et une bonne partie du néo-polar français).

C’est un fait qu’en prenant en main un noir nous sommes sûrs d’y rencontrer des délits et des activités criminelles ; par contre, nous ne sommes pas sûrs que le développement sera celui d’un roman policier plus dur que d’habitude. Il peut s’agir de n’importe quoi : du récit d’un hold-up et d’une fuite, des conséquences dramatiques d’une vie désespérée, d’une histoire d’espionnage hors des canons habituels. La règle est de n’avoir aucune règle, sauf une peut-être : l’adoption d’un langage essentiel avec une forte intonation si réaliste qu’il débouche parfois sur l’hyperréalisme. Mais cela non plus doit être considéré comme un dogme.

En Italie, ce qu’on vient de dire n’a pas encore été complètement acquis. En effet, bien que le roman noir circule depuis des décennies (avec les séries historiques de Mondadori, de Longanesi ou de Garzanti, avec la collection Maschera Nera dirigée par Oreste Del Buono, avec les histoires très dures de Giorgio Scerbanenco etc.) on a vraiment commencé à parler de noir quand un groupe de nos auteurs, souvent très doués, a commencé à définir ainsi ses travaux. Et pourtant, si la qualité des crimes est devenue plus atroce que la norme, la fonction consolatrice du récit polar a été pleinement reprise. La figure du flic problématique oui, mais sans tache et sûr de savoir de quel côté est la justice, continue à dominer les histoires.

Et si la société est appelée à se défendre, on ne fait pas le procès à ses mécanismes intimes mais à ses perversions épidermiques. Malgré les efforts généreux de certains éditeurs (Meridiano Zero avec Raymond, Guanda avec Hammett, Einaudi avec Manchette, Fanucci avec Goodis et Thompson) la notion de noir, en Italie, est loin de s’être implantée pour de bon. Heureusement, au milieu de tant de confusion, y compris éditoriale, il y en a qui ont les idées claires. Il s’agit de Jacopo De Michelis, le créateur de la collection Marsilio Black, hébergée par l’éditeur vénitien mais dotée d’une large autonomie. De Michelis a fait un choix courageux : placer sa Black aux limites extrêmes du noir, là où il n’y a pas de retour en direction du polar conventionnel. Dans ce but, dirait-on, il a fouillé les quatre coins du monde, en rassemblant une série de titres échappés à l’attention d’éditeurs moins scrupuleux.

La grande découverte est l’australien Andrew Masterson, un personnage singulier (il a tout l’air du loubard qui revient d’un millier de rixes) auteur de romans encore plus singuliers. Dans les deux titres sortis chez Marsilio Black, Gli ultimi giorni [Les derniers jours, ndt] et Il secondo avvento [Le deuxième avènement, ndt], l’investigateur de service s’appelle Joe Panther. Mais c’est aussi un dealer et, comme si cela ne suffisait pas, il croit être, ou même il est, Jésus Christ (fils du légionnaire Pantera, selon Celso et certains apocryphes). Un Christ assombri et enragé, qui traîne sur terre depuis des siècles en se plaignant de l’ingratitude des hommes et de la société qu’ils ont créée. Un schizophrène, pourrait-on penser ; si ce n’est que certains raisonnements théologiques amènent à craindre qu’il soit précisément ce qu’il dit être.

Un autre auteur tout ce qu’il y a de plus original est François Muratet, auteur du brillant Stoppez les machines. Ici on met en scène le conflit social qui agite une petite entreprise automobile, jusqu’à se transformer en guerre ouverte entre une multitude composée par des ouvriers indisciplinés, des espions du patron, des avocats corrompus, des syndicalistes vendus et des syndicalistes de base. Où l’élément "noir" réside justement dans la vie de l’usine, une vie telle qu’elle pose plus d’un doute à n’importe quel fauteur du néolibéralisme.

D’autres écrivains proposés par Marsilio Black sont la néo-zélandaise Stella Duffy, dont les romans (Calendar Girl, La settima onda [La septième vague, ndt]) dépassent le cliché habituel du polar à cause des idées radicales de l’auteur, socialiste et militante lesbienne ; l’anglaise Denise Danks, auteur d’un thriller situé dans le monde des hackers (Phreaks) qui est peut-être le meilleur en absolu de ce filon ; et l’américain Tim McLoughlin, qui alterne, avec Via da Brooklyn [Loin de Brooklyn,ndt], des moments noirs à des tableaux de vie familiale d’une remarquable intensité.

Mais la dernière découverte de Marsilio Black, comparable pour son impact à celle de Masterson, est l’allemand Georg Klein, l’auteur de Libidissi : une ville moyen orientale imaginaire où, comme dans le Tanger des films de jadis, prolifèrent toutes les corruptions, y compris celle des espions qui en ont fait leur nid. C’est justement un espion qui se trouve être le témoin d’un changement alarmant de régime qui est en passe d’investir la métropole : un agent secret au corps ravagé par des mixtures enivrantes et par les médicaments dont il s’empiffre ; sans toutefois pouvoir soustraire l’avant de la scène à Libidissi même et au purin moral et humain qui l’inonde.

Voila les titres proposés par Marsilio Black. La caractéristique commune, on l’aura déjà compris, est qu’une fois le livre pris en main, on ne sait pas dans quel giron infernal on devra se promener. Une connotation fondamentale du noir entendu correctement ; mais aussi une connotation du genre tragédie, dont le noir, quand il est maître de ses moyens, n’est que la variante contemporaine.

Fiche - Le genre noir en huit titres fondamentaux

Dashiell Hammett, Piombo e sangue, Guanda 2002 - Un roman qui est devenu un archétype et a inspiré Kurosawa et Leone.

David Goodis, Sparate sul pianista, Fanucci 2003 - La parole passe aux vaincus de la vie.

Jean-Patrick Manchette, Posizione di tiro, Einaudi 2004 - Le noir atteint la perfection stylistique presque absolue.

James Ellroy, Dalia Nera, Mondadori 2004 - Protagoniste est la métropole avec sa corruption.

Derek Raymond, Il mio nome era Dora Suarez, Meridiano Zero 2000 - L’angoisse poussée aux limites du tolérable.

Jean-Claude Izzo, Vivere stanca (Vivre fatigue), E/O 2001 - Vies qui se croisent dans une Marseille métissée, résumé du monde.

Enfin, un classique qui n’a pas été réédité depuis des décennies de James Hadley Chase, Niente orchidee per Miss Blandish (Pas d’orchidées pour Miss Blandish). Une réécriture très noire de "Sanctuaire" de Faulkner. Il fit école, à l’époque..

(de L’Unità du 7 août 2004)

http://bellaciao.org/it/article.php3?id_article=12122

Messages

  • Le roman noir me semble un peu etriqué dans cette définition notamment pour ce qui concerne son lien avec l’enquete (qu’elle soit policière ou du fait d’un privé ou d’un quelconque quidam...).
    Lire notamment les derniers romans de Dantec (je sais il est réac à mort mais bon, ça vaut l’entorse) Villa Vortex et Cosmos Inc, classés en SF allez savoir pourquoi. Dans Villa vortex, la sphere et les "héros ?" sont issu de la police mais l’intérêt principal réside non pas dans la résolution d’enquêtes policières mais plutot dans le cheminement intellectuel du policier.
    Par contre, je crois me rappeler que dans le roman "La fiancée de Zoro" publée dans la fameuse collection française "série noire" (auteure italienne dont, et j’espère qu’elle m’excusera, je ne me rappelle pas le nom) c’est carrément l’univers social de l’héroïne qui pésente le contexte "noir" de l’oeuvre.
    Enfin, il me semble que Manchette définissait bien le style. (Voir sa citation dans la préface de l’édition BD de "le petit bleu de la côte ouest" dessin de Tardi, excellent)
    Ne pourrait on pas également classer "Le cri du peuple" de Vautrain de roman noir.
    Communards de tout pays ce livre est une bible !!
    Maxime