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Bagdad Beautiful : La manière forte

Publie le mardi 13 avril 2004 par Open-Publishing

de Thomas, représentant CCIPPP en Irak
depuis plusieurs mois

A entendre les commentaires à la télévision ou à la radio, il semblerait qu’une partie des chiites, sous la conduite du jeune et ambitieux leader Moktada Al Sadr, ait décidé de prendre le pouvoir tout de suite plutôt que d’attendre fin juin, quitte à diviser la communauté chiite et à plonger l’Irak dans le chaos et la guerre civile.

Pourtant, à bien regarder ce qui s’est passé durant les dix derniers jours, c’est une tout autre image qui prend forme.

Le 28 mars, l’autorité provisoire ordonne la fermeture du journal officiel du mouvement de Moktada Al Sadr, "Al Hawsa", pour incitation à la violence et propagation de fausses rumeurs à l’encontre du gouvernement provisoire. La fermeture a été ordonnée sans véritables négociations avec la direction du journal ni avertissements officiels.

Le soir même et les jours qui suivent, d’importantes manifestations pacifiques eurent lieu à Bagdad, à Kufa et dans d’autres localités chiites.

Du 28 mars au 3 avril, les partisans d’Al Sadr se sont contentés de manifestations importantes, tendues, allant parfois jusqu’à la confrontation physique mais sans armes, sans échanges de coups de feu de part et d’autre. L’armée du Medhi, la milice du mouvement d’Al Sadr s’en tenant à défiler sans armes. L’autorité provisoire et le Conseil de gouvernement ont donc eu près d’une semaine pour négocier et trouver une issue à ce conflit qui a mis dans la rue des dizaines de milliers de personnes.

Or, le 3 avril, l’autorité provisoire décide d’arrêter l’un des seconds d’Al Sadr, Al Yacoubi, à Kufa, en l’accusant du meutre d’un dignitaire religieux chiite tué un an plus tôt. Evidement, cette arrestation a jeté de l’huile sur le feu. Du point de vue des partisans d’Al Sadr, la fermeture du journal suivie quelques jours après de l’arrestation d’un des dirigeants de leur mouvement ressemble, à s’y méprendre, aux méthodes d’actions de l’ancien régime. Il n’est pas question pour eux de laisser passer cela, au risque sinon de perdre leur crédibilité et leur liberté d’actions.

Le jour même, Al Sadr demande la libération d’Al Yacoubi. Les Espagnols qui contôlent la ville de Kufa nient avoir arrêté Al Yacoubi et même le détenir. Bref, à ce moment, les partisans d’Al Sadr ne savent même pas où se trouve leur leader arrêté. Ils décident et annoncent l’organisation d’une grande manifestation le lendemain à Kufa, qui marchera en direction du camp espagnol pour obtenir la libération d’Al Yacoubi.

La situation est donc en train de se détériorer à grande vitesse mais rien n’est fait du côté américain pour tenter de désarmorcer un conflit qui peut basculer d’heure en heure en révolte armée.

La manifestation a lieu, elle tourne au drame et de nombreux coups de feu sont tirés de chaque côté. Difficile de savoir lesquels ont commencé les premiers, mais toujours est-il que plus d’une dizaine d’Irakiens sont tués. Des troupes américaines viennent épauler les soldats espagnols. Les différentes villes ou localités chiites s’embrasent et Kufa est complètement encerclée par les Américains.

A Bassorah, l’armée du Medhi appuyée par la milice du Suprem Counsil of Islamic Revolution in Irak, faction chiite représentée pourtant au sein du Conseil de gouvernement, prend le contrôle du palais gouvernemental et, après de brefs combats entame des négociations avec les soldats britanniques. A Nassyria, l’armée du Medhi prend d’assaut et contrôle le pont principal de la ville. Les forces italiennes laissent plus ou moins faire. Dans ces deux villes, peu ou pas de combats, peu de morts et quelques blessés. A Sadr-city, immense quartier chiite de Bagdad, la milice d’Al Sadr prend le contrôle d’un poste de police et l’armée américaine riposte avec des dizaines de tanks et d’hélicoptères. Les affrontements sont très violents et font une cinquantaine de morts côté irakien.

Le lendemain, l’ensemble des dignitaires chiites - d’Al Hakim à Sistani - condamne la répression américaine mais lance des appels au calme, peu d’affrontements auront lieu pendant la journée.

Cependant, les habitants d’Al Sadr ont maintenant une revanche personnelle à prendre sur les Américains et la nuit s’annonce longue.

Al Sadr annonce que sa milice est prête à rendre toutes les positions prises la veille si les Américains autorisent la réouverture du journal, relâchent Al Yacoubi et donnent des assurances sur le transfert du pouvoir.

La réponse américaine arrive le soir même. Bremer annonce qu’Al Sadr est lui aussi sous le coup d’un mandat d’arrêt pour les mêmes chefs d’accusation qu’Al Yacoubi. Al Sadr est alors toujours réfugié dans la mosquée principale de Kufa encerclée par les forces américaines. Les combats reprendront durant la nuit à Al Sadr-city et un peu partout en Irak durant toute la journée du 6.

Vraiment, ces mandats d’arrêt paraissent tombés au plus mauvais moment !! Mais lors de la conférence de presse de Bremer et du général Kimit, le 6 avril, on apprend que ces mandats d’arrêt étaient dans les mains des juges irakiens depuis plus de six mois. Du coup, de nombreux journalistes leur demandent pourquoi ces mandats d’arrêt ont été ordonnés justement maintenant ? "Lenteur administrative…" répond un général aux traits tirés et passablement sur la défensive. Difficile à croire. Quand bien même un juge irakien aurait eu, de son propre chef, l’idée de "génie" de signer ces mandats d’arrêt en pleine période de tension, rien ne forçait les troupes de la coalition à les rendre effectifs le jour même. Ce qui avait attendu près de six mois dans la poussière d’un bureau pouvait très bien attendre encore un mois ou deux.

En fait, avec l’attitude des troupes américaines - comparée à celle des autres forces de la coalition - sur la question des mandats d’arrêt et de l’arrestation d’Al Yacoubi, tout porte à croire que les Américains voulaient, et ont obtenu, cette confrontation.

La question est donc de savoir pourquoi ? : mais "pour la bonne raison que les Américains sont dans une impasse" !

Peu de temps après la fin de la guerre, ils ont formé un Conseil de gouvernement composé de personnalités politiques diverses, majoritairement pro-américaines et sans crédit, ou ne représentant que des factions politiques mineures (excepté pour le Parti communiste, le SCIRI et les deux partis représentant le Kurdistan irakien) censées représenter les différentes composantes de l’Irak.

Ce Conseil de gouvernement, extrêment divisé et qui ne doit sa survie politique qu’à la présence des Américains, n’a jamais été en mesure de leur contester quoi que ce soit, ni de s’opposer réellement à leurs desiderata ce qui, jusqu’à présent, convenait plutôt bien aux forces de la coalition. En outre, la situation économique et sociale du pays, les échecs de la reconstruction rejaillissent sur le Conseil de gouvernement et achèvent de le discréditer aux yeux de la population. Pour un grand nombre d’Irakiens, ce gouvernement créé par les Américians est au mieux un gouvernement d’incapables, au pire, un gouvernement de traîtres et de voleurs.

Plus le temps passe, plus le Conseil de gouvernement s’affaiblit et plus il se divise, comme on l’a vu au sujet de la constitution lorsque près de la moitié du Conseil a refusé de la signer pour finalement accepter, quelques jours plus tard, en mars dernier. A mesure que la date fatidique du transfert du pouvoir se rapproche, ce qui était un avantage pour les Américains devient de plus en plus une faiblesse. Et tout indique que le prochain gouvernement transitoire ressemblera au précédent, sans élections pour lui assurer une légitimité, ni grandes figures populaires car elles sont toutes dans l’opposition à l’occupation.

En face, à mesure que s’accroîssent la colère et le ressentiment de la population à l’égard de l’occupation, l’opposition politique se fait de plus en plus entendre y compris du côté chiite. Ainsi, les manifestations appelées par l’ayatollah Sistani pour demander des élections ont regroupé près de deux millions de personnes. Des dizaines de milliers de chiites sont aussi descendus pour protester contre la nouvelle constitution. De plus, le discours de certains leaders chiites se radicalise de plus en plus, à l’exemple de Moktada Al Sadr ou de l’ayatollah Al Bagdadi. Enfin, malgré les divisions, de nombreux groupes se rassemblent à travers des fronts politiques pour être en mesure de contester le prochain gouvernement transitoire et la nouvelle constitution.

Pourtant, il est hors de question pour les Américains d’organiser des élections libres qui verraient sans aucun doute la victoire, ou du clergé chiite, ou d’un bloc politique multiethnique et multiconfessionel beaucoup moins amical ou, tout du moins, ayant la légitimité pour leur résister. Ils se trouvent ainsi contraints de passer le pouvoir à un gouvernement transitoire divisé et sans légitimité, qui se retrouvera en première ligne pour faire appliquer la nouvelle constitution, autoriser la présence des bases américaines, privatiser, ouvrir l’économie…

Or, à la première crise, ce gouvernement fantoche explosera et les Américains ne seront pas là pour le défendre, à moins de sortir de leurs bases et de réoccuper les villes. Et ce serait un désastre pour Bush si cela arrivait peu avant les élections présidentielles américaines de novembre 2004. A cause de ces élections, Bush ne peut revenir sur son engagement pour un transfert le 30 juin 2004, mais en même temps, il n’a toujours pas trouvé de solution pour former un gouvernement transitoire "ami", suffisement solide pour tenir jusqu’en décembre 2004.

Les Américians ont donc, comme souvent, choisi la manière forte pour résoudre leurs problèmes, sans doute, une fois de plus, leurrés par quelques "amis irakiens" sur les capacités de résistance et de mobilisation des groupes combattant à Fallujah et de l’armée du Medhi en Irak.

Profitant du surplus de soldats occasioné par les rotations de troupes actuellement à l’oeuvre, le gouvernement US a décidé de faire deux exemples. D’un côté, écraser la ville de Fallujah, foyer symbolique de résistance militaire et terroriste sunnite contre l’occupation, et, de l’autre, détruire la faction politique chiite radicalement anti-américaine de Moktada Al Sadr.

Le pari est sanglant mais très simple : c’est une nouvelle démonstration de force comme Bush les aime. Soit il réussit en quelques jours, et côté irakien on aura compris que les Américains n’autorisent qu’un seul chemin, celui de la collaboration, et dans ce cas, Bush peut espérer être tranquille et se reposer sur le nouveau gouvernement transitoire pour pouvoir s’occuper des élections américaines ! Soit le conflit s’envenime et se prolonge, et le gouvernement US a une bonne excuse pour repousser la transition de près de 6 mois pour faire passer la pilule aux électeurs américains !

Les combats initiés par les Américains depuis une semaine ont fait au moins 1 000 morts dont près de la moitié à Fallujah, et des milliers de blessés. Les réfugiés tentant de fuir Fallujah devenu un véritable cimetière forment une colonne de plusieurs kilomètres sur l’autoroute. Les troupes US n’ont pas hésité à bombarder au F16 et à l’artillerie lourde les quartiers d’Al Sadr-city, d’Adamyhya à Bagdad et les villes de Fallujah et de Kufa.

L’ensemble de l’Irak est maintenant le théâtre de combats violents entre troupes américaines et combattants irakiens, à Bagdad, Fallujah, Rhamadhi, Mossul, Kut, Kufa, Najaf, Nassyryah, Bakuba, Bassorah…

La démonstration de force tourne au carnage.