Accueil > CONSTITUTION EUROPEENNE : les nouvelles racines à rechercher

CONSTITUTION EUROPEENNE : les nouvelles racines à rechercher

Publie le mercredi 3 novembre 2004 par Open-Publishing
1 commentaire


Futur Ce ne sera pas le passé - laïque ou chrétien - qui nous donnera la
culture commune


de ENZO MAZZI

La Constitution européenne naît "En s’inspirant de l’hérédité culturelle, religieuse
et humaniste". Il n’y a pas de référence explicite, comme on le sait, à des racines
particulières, même considérées dans leur valeur universelle, telles que les "racines chrétiennes". La sensibilité des sommets de l’autorité ecclésiastique et d’une partie du monde politique catholique en est restée blessée. Et c’est une blessure qui demeure ouverte. De nouveau attisée à chaque occasion où ce même monde catholique se sent discriminé, comme dans l’histoire de Rocco Buttiglione.

Malheureusement le débat a jusqu’ici suivi une voie de garage, basée exclusivement sur un affrontement polémique incapable d’amener à des débouchés positifs. Cela pouvait être au contraire l’occasion de vraiment réfléchir sur les racines profondes, non seulement de l’Europe ou de certaines de ses régions mais de l’Occident dans son ensemble. Il en est encore temps. Le thème des "racines chrétiennes" pourrait constituer non seulement un moment fort d’approfondissement de la signification de la foi chrétienne dans un monde sécularisé, dans une société laïque mais pourrait aussi contribuer - surtout - à cette réflexion globale sur la société civile, le "nouveau monde possible", auquel tendent les nouveaux mouvements.

Cependant pour ce faire, il n’est pas utile, et il est même funeste, de se limiter seulement à la confrontation entre les pouvoirs religieux et les pouvoirs civils, entre les cultures gagnantes qu’elles soient chrétiennes ou laïques, entre des institutions reconnues. Il faut découvrir aussi les racines cachées, coupées, piétinées, invisiblement ramifiées sous terre et qui ont germé, époque après époque, sans interruption, dans les déserts de la terre, dans les lieux de la marginalisation, dans les territoires de la malédiction, hors des murs, là où sont sacrifiées les victimes des pouvoirs dominants.

Pour me faire comprendre, je donne un exemple. Dans une conférence en siège institutionnel, Gustavo Zagrebelsky [président de la Cour constitutionnelle italienne, ndt] a déclaré, à l’occasion du quarantième anniversaire de l’oeuvre "Leggi d’Italia"[ Lois italiennes dans le texte en vigueur,ndt] :"Le texte fondateur de notre civilisation juridique - Antigone - est une réflexion sur la loi comme deinòs [terme grec qui signifie à la fois terrible, funeste, merveilleux, sacré, ndt]. Ce n’est qu’en l’entendant ainsi que l’on comprend la signification du chant du choeur sur l’homme et ses conquêtes, situé au début de l’action tragique et destiné à jeter sur la loi elle-même une lumière effrayante d’ambiguïté". Où s’enracine donc la culture juridique de l’occident et de l’Europe ? En Créonte ou en Antigone ? Dans le roi, Créonte justement, qui représente la force innovatrice d’une société-état projetée pour devenir une puissance hégémonique dans le monde grec, fondée sur des lois publiques victorieusement proclamées à la lumière du soleil et garanties par l’élément masculin de la société ? Ou bien dans la jeune fille Antigone qui personnifie le droit profond et stable des liens sociaux dont est dépositaire l’élément féminin de la société ? Dans tous les deux dirait-on.

C’est la même chose par exemple pour l’humanisme. Quel humanisme inspire l’Europe d’aujourd’hui ? Celui d’Erasme, de Bruno, de Campanella ou l’humanisme des pouvoirs dominants qui s’est affirmé sur le bûcher des hérétiques et des sorcières et donc diminué ? Jacques Maritain [1882-1973, ndt], le philosophe français qui a inspiré et inspire encore aujourd’hui le catholicisme social voit une continuité entre l’humanisme de la Renaissance et la crise de la société de son époque qui au fond est aussi la crise du monde actuel. La thèse du philosophe français est épousée pleinement par le cardinal Joseph Ratzinger, préfet de la congrégation de la doctrine de la foi, et par le cardinal Antonio María Ruoco Varela, archevêque de Madrid. Le rapport officiel d’introduction au second Synode des évêques européens, en octobre 1999, fait précisément par Varela, parle explicitement "de l’humanisme immanentiste" comme responsable de cette "conception moderne" qui a amené l’homme à se croire "le centre absolu de la réalité" d’où ont découlé tous les totalitarismes modernes.

J’estime qu’il y a une part de vérité dans tout cela. Mais une part seulement, car un seul aspect de l’humanisme a pu se développer. La complexité de l’humanisme lui-même a été amputée par les bûchers. Quelles auraient été les issues de l’humanisme complexe, enrichi de la créativité des hérétiques et du naturalisme populaire des mages et des sorcières si ceux-ci n’avaient pas été brûlés ? Cette question , le philosophe catholique de L’humanisme intégral ne peut pas se la poser car il est du côté des raisons des bûchers : il doit défendre l’humanisme orthodoxe contre les hérésies. Ce qui vaut pour les racines antiques de la civilisation juridique ou de la culture démocratique vaut également pour les racines religieuses et en particulier pour le christianisme. Les serfs de la glèbe, les paysans qui, au nom de l’évangile, se rebellaient contre la domination des seigneurs laïques ou clercs et se faisaient massacrer, font-ils part des racines chrétiennes ? S’ils en font part, il faut les nommer.

Pour sortir du général, je veux citer la grande leçon du cardinal Giacomo Lercaro qui, avec le pape Jean [XXIII, ndt], a marqué la foi et l’existence de plus d’une génération de croyants. Lercaro alla à Bologne en tant que porteur de vérité contre l’erreur, en missionnaire qui pousse à la conversion et au salut une ville qu’il estimait déchristianisée et se trouva consciemment entraîné dans un processus commun et partagé de conversion qui l’amena à se mettre en harmonie avec les meilleures forces de la ville. Il le paya cher. Il fut poussé à démissionner dans la fatidique année 1967-68. Je le cite volontiers parce que sa réponse est une réponse forte aux polémiques suscitées par l’actuel évêque de Bologne. Dans une conférence tenue le 12 septembre 1968, peu après sa démission de l’évêché de Bologne, il dit :"Sous toutes les latitudes de la planète, il y a un nombre de plus en plus grand de chrétiens qui se sentent engagés pour des modifications radicales. Pour modifier donc radicalement une organisation sociale où il devient de moins en moins exceptionnel ou pathologique et de plus en plus normal et physiologique que les pouvoirs publics ou les groupes et les branches qui les détiennent agissent selon des méthodes habituellement arbitraires et avec des buts étranges ou contraires à la conscience générale.

N’ont-ils pas (les chrétiens, ndr) l’engagement inéluctable de dissocier leur position d’une idée et d’une pratique qui, maturée dans l’alvéole culturelle fondamentalement occidentale, s’est aussi historiquement réfléchie à l’époque dans des expressions de la vie ecclésiastique elle-même, dans et hors le catholicisme et s’impose aujourd’hui macroscopiquement au monde ?... L’occasion qui nous est donnée aujourd’hui de redécouvrir cette dimension décisive du message chrétien pourrait suffire". Lercaro rappelle avec insistance et de manière significative la tournure donnée par les catholiques à la polémique sur les racines chrétiennes de l’Europe ou de quelques institutions périphériques. Non seulement il ne s’agit pas pour lui de revendiquer les racines chrétiennes mais il est carrément nécessaire de "désolidariser" le christianisme de la symbiose avec la culture (dominante) occidentale.

L’occasion à laquelle se réfère Lercaro était la mise à jour du Concile face à l’émergence du mouvement pour la paix dans les années de la guerre froide et de l’opposition à la guerre au Vietnam. Cette occasion continue à exister et s’enrichit de nouveaux éléments : la naissance de l’Europe, que nous voudrions "des peuples" et pas seulement des institutions monétaires, militaires ou juridiques, la consolidation des autonomies locales que nous voudrions ouvertes au monde et solidaires et pas retranchée dans des intérêts égoïstes, l’affirmation de la culture des droits globaux et de la participation du "bas" dans la société et dans l’église elle-même, la diffusion de la nouvelle culture de paix et de rejet de la culture de la guerre. C’est de cela que devrait traiter, à mon avis, le débat sur les "racines" plutôt que de nominalismes qui rendent le débat souvent incompréhensible à beaucoup.

Traduit de l’italien par Karl et Rosa de Bellaciao

http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/31-Ottobre-2004/art66.html

Messages