Accueil > Ce n’est pas l’Europe qui perd, mais le dieu marché
Ce n’est pas l’Europe qui perd, mais le dieu marché
Publie le dimanche 5 juin 2005 par Open-Publishing
de Piero Sansonetti - traduit de l’italien par karl&rosa
Si vous avez regardé attentivement les télévisions italiennes et les journaux, vous n’aurez pas compris grand-chose de ce qui s’est passé dimanche en France. Les télévisions et les journaux vous ont expliqué que ce rejet de la Constitution européenne est la victoire de ceux qu’on appelle les eurosceptiques et que c’est un coup mortel porté à l’idée de l’Europe et à ce long chemin idéal commencé il y a 54 ans, dans la solitude de l’exil à l’île de Ponza, par deux grands intellectuels libéraux comme Altiero Spinelli et Ernesto Rossi. Ce n’est pas ainsi. Les commentaires des journaux et des télévisions ont été partiaux et désinformés. Et cela ne pouvait pas être autrement, puisque la totalité des journaux italiens qui sortent le lundi (à l’exclusion donc de Il Manifesto et de Liberazione) s’est rangée ouvertement pour le OUI à la Constitution. Et puisque dans les salons de la télé ont eu lieu des débats passionnés et contradictoires avec cinq invités qui étaient tous les cinq pour le OUI, un cas presque inédit de pluralisme.
Le NON à la Constitution n’est pas un NON à l’Europe. Et si le NON l’a emporté, il le doit foncièrement à la grande poussée qui est venue de gauche. Cela ne veut pas dire que les tendances antieuropéennes, nationalistes et parfois xénophobes de la droite n’ont pas pesé de manière importante sur le résultat. Cela veut simplement dire que ces forces, à elles seules, auraient perdu et la Constitution aurait été approuvée ; si elle n’a pas été approuvée, c’est parce que la gauche française n’a pas accepté le chantage de ceux qui disaient : "mieux vaut une très mauvaise Constitution que pas de Constitution du tout".
Pourquoi est-ce une très mauvaise Constitution ? Parce qu’elle contient certains articles - les plus importants - qui établissent en ligne de principe la nature capitaliste et libérale de l’Europe et sa soumission aux dures lois du marché et de la compétition financière et d’entreprise. Les constitutions, en général, fixent des principes généraux, des valeurs, certaines contraintes de solidarité, des limites à l’exercice du pouvoir, des garanties - ou des limites - pour la liberté individuelle et collective, des critères de fonctionnement de la démocratie et les plus avancées contiennent des indications pour réaliser des objectifs communautaires et collectifs. Les Constitutions ne fixent pas les règles de l’économie et ne garantissent pas les droits de l’entreprise. Cette Constitution se pose, au contraire, exactement l’objectif opposé (et représente pour cela un virage dans l’histoire des constitutions occidentales) : elle veut établir les règles du marché et veut soumettre à ces règles le fonctionnement de la collectivité. Peut-on accepter une telle Constitution de la part de la gauche ? Cela a-t-il un sens de dire : il vaut mieux celle-là que rien ? Non, parce que cette Constitution abolit les espaces et les idées de la gauche, interdit la critique au marché.
Après quoi, si vous la lisez bien, vous trouverez aussi nombre d’articles que vous allez partager, qui sont avancés et qui expriment de très bonnes aspirations. Mais ce sont des articles qui comptent peu (maintenant nous allons voir pourquoi). Il y a, au contraire, peu d’articles, mais très importants, qui sont ceux qui comptent. Par exemple l’article I-3 (première partie, premier titre) qui dit : "L’Union offre à ses citoyens... un marché intérieur où la concurrence est libre et n’est pas faussée. L’Union met tout en œuvre pour le développement soutenable de l’Europe, basé sur la croissance économique équilibrée, sur la stabilité des prix et sur une économie de marché fortement compétitive". Dans l’article suivant (I-13) on ajoute que parmi les libertés fondamentales garanties par l’Union il y a la libre circulation de ses propres citoyens (pas des immigrés) et surtout "des services, des marchandises et des capitaux".
Puis, nous lisons l’article I-13 (toujours première partie, premier titre), qui est l’article pilier et fixe les matières dans lesquelles la Constitution européenne a la compétence exclusive, c’est-à-dire prime sur les constitutions nationales : "douanes, concurrence, marché intérieur, politique monétaire, pêche, politique commerciale". Sur tout le reste, l’autorité de la constitution est négociable. Qu’est ce que cela veut dire ? Simplement que la Constitution sert à garantir le fonctionnement du système économique et se borne pour tout le reste à offrir des indications générales, qui peuvent même être bonnes mais qui n’ont pas le pouvoir de modifier la politique des Etats.
La victoire du NON en France est une défaite du dessein de transformation de notre continent en un grand marché. Et ce n’était pas cela l’idée de Spinelli et de Rossi. L’idée d’Europe démocratique avec de fortes valeurs sociales ne sort pas défaite du référendum mais elle est plus forte. Elle aurait disparu si le OUI l’avait emporté. La droite a perdu un match et les grandes bourgeoisies européennes qui comptaient beaucoup sur le OUI de la France, aussi. La France est dure à cuire, cela a toujours été ainsi, depuis 1789.
C’est une défaite historique, celle de dimanche, pour la gauche modérée de tout le continent : maintenant cette gauche doit reconsidérer l’unique certitude qu’elle avait, c’est-à-dire qu’une alliance avec la grande bourgeoisie libérale était possible. La gauche, après le coup de Paris, doit abandonner définitivement la voie du libéralisme tempéré et doit donc se repenser complètement. Vous souvenez-vous de la pensée unique ? Si elle n’était déjà morte, elle est morte hier et a été désormais enterrée.