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Ce soir à 23 heures 20 sur Arte : "Hiver nomade".
par René HAMM
Publie le mercredi 3 décembre 2014 par René HAMM - Open-PublishingLe Lausannois Manuel von Stürler narre la transhumance de deux bergers français, Carole Noblanc (28 ans) et Pascal Éguisier (54 ans). À la tête d’un troupeau de huit cents moutons, « propriété » de Jean-Paul Peguiron, éleveur à Cuarny et patron du duo, ils parcourent en quatre mois (entre mi-novembre 2010 et mi-mars 2011) environ six cents kilomètres dans les cantons de Vaud et de Fribourg. Leurs compagnons : trois ânes (Pâquerette, Turca, Figaro, qui, blessé à une patte, sera suppléé par Paulo), et quatre chiens (Titus, Tutsi, Kiwi, Léon).
« Disneylandisation » du territoire
Le périple, qui a pour but d’engraisser avec de l’herbe fraîche les ruminants destinés à la consommation humaine, les mène sur une boucle à partir d’Yverdon-les-Bains jusque vers les parages du lac Léman, non loin de Lausanne, avec le terme à Rovray, à une quinzaine de kilomètres du point de départ.
Ce mode extensif, en plein air et en mouvement, offre une alimentation équilibrée au cheptel et ne nuit pas à la biodiversité des territoires traversés, qui subissent certes des transformations au fil des expéditions. Le métier complexe de pâtre, très exigeant, requérant un « doigté de chef d’orchestre », tend à disparaître. Manuel von Stürler, son frère Marc, preneur de son, et Camille Cottagnoud, le maître des images (absolument superbes), en restituent la « réalité haletante ». La Quimpéroise, jadis diététicienne à Brest, est une des rares femmes à l’exercer. Elle s’insurge de la « disneylandisation » (1) du territoire et ne supporte pas le vrombissement des moteurs émanant de l’autoroute. Le Corrézien d’Objat (à vingt-deux kilomètres au nord-ouest de Brive), lequel arbore la tenue traditionnelle des Bergamasques (la cape de laine et le grand chapeau), a une solide expérience de trente-trois ans derrière lui. Nous n’apprenons rien de précis sur le type de relations que les « collègues » ont entretenues précédemment. Leur complicité, condition sine qua non de la réussite du voyage, semble couler de source, même si nous assistons, non sans une certaine gêne, à l’engueulade qu’administre l’ancien à son équipière. Celle-ci a, pour quelques secondes d’inattention, provoqué la débandade du troupeau. Constamment sur le qui-vive, les partenaires ne montrent jamais une agitation fébrile. Ils gardent leur sang froid, lorsque, à proximité de Molondin, deux paysans, Daniel et Jean-Jacques Besson, interdisent le passage sur leurs parcelles, prétextant la crainte de la douve, un parasite qui infecte les canaux biliaires des ovins. Nous partageons des moments de répit : le bivouac au coin du feu, sous la tente de fortune, le souper annuel à Villars-le-Comte, chez Bluette et Michel Rey, mère et fils, le réveillon de Noël, à la belle étoile, avec des huîtres, des toasts au foie gras et de la bûche, ou une fondue dégustée au clair de lune avec Véronique et Anthony Sière, un couple de potes installé à Fruence, à côté de Châtel-Saint-Denis.
Infinie tristesse
Une des vertus cardinales d’un documentariste : capter également les séquences de pause, de silence. La musique d’Olivia Pedroli, nullement envahissante, insuffle juste un brin de « respiration », « marque la temporalité ». L’inexorable, l’inéluctable deviennent palpables, lorsque les futures « victimes », Irmate, Marilyn, Tabasco, Jauche et leurs congénères, fixent la caméra. Le spectacle du marquage, de la capture, de l’enfermement dans la bétaillère du boss, m’a fendu le cœur. Si pour Pascal ces opérations relèvent de la routine et de la comptabilité (« Bon, cinquante-deux en moins ! »), l’on sent bien que Carole ne se fera jamais complètement à la séparation définitive. Les adieux sont d’une infinie tristesse. Contraste avec la fierté de récolter les compliments du chef répercutant au téléphone la satisfaction du client : « de vrais professionnels ! ». Pour surmonter la logique inhérente à son job et recouvrer la paix intérieure, la jeune femme lit, avant de tomber dans les bras de Morphée, « Le Cantique de l’apocalypse joyeuse » du Finnois Arto Paasilinna (2), livre qui l’a « éclairée », lui instillant le désir de se dégager d’une tierce autorité, de ne se conformer qu’à ses propres choix. Après cinq années d’épopée par monts, vaux, prés et bois, elle a ouvert, le 26 décembre 2012, « La Crêpecidre » au Cergnement (1280 mètres), au-dessus de Gryon, sur la route de Solalex via La Barboleusaz, dans le Chablais vaudois.
Cette migration, que Christophe Kantcheff qualifie de « western à l’européenne » (3), nous interpelle sur les défigurations des paysages campagnards soumis au surbétonnage, la ruralité en voie d’extinction, nos rapports avec nos ami(-e)s à quatre pattes et l’évolution de la société contemporaine, y compris la mondialisation, au détour d’une annonce « d’action » (4), à la Coop de Payerne : de l’agneau en provenance de Nouvelle-Zélande…
Pouvons-nous simplement nous accommoder de l’idée qu’au moins les gigots, navarins, souris, préparés avec les animaux à poil laineux déambulant sur l’écran, ne donneront, en principe, lieu à aucune « tromperie sur la marchandise » ou d’arnaque sur la qualité de la viande ?...
Manuel von Stürler a reçu de nombreuses récompenses, comme le Prix du meilleur documentaire suisse, le 27 avril 2012, au Festival « Visions du réel » à Nyon, et surtout, le 1er décembre 2012, celui du meilleur documentaire européen de l’année à La Valette, la capitale de Malte. Comme le précédent film, le chef-d’œuvre d’une heure vingt-cinq minutes a déclenché des applaudissements frénétiques de la très nombreuse assistance, lors des deux projections, les 26 et 30 janvier 2013, dans le Landhaus et la Reithalle, à l’occasion des 48èmes Journées cinématographiques de Soleure.
Contacts : JMH Distributions SA, 4 rue de la Cassarde, CH 2000 Neuchâtel. Tél. : 0041 32 729 00 20.
KMBO Distribution, 61 rue de Lancry 75010 Paris. Tél. : 01 43 54 47 24.
(1) Cette aventure a ouvert les yeux du réalisateur sur la « los angélisation » du Plateau suisse. Le passage, durant l’hiver 2008, du « peloton » sous ses fenêtres à Vucherens avait suscité son envie de consacrer un film à la transhumance.
(2) Chez Denoël – juin 2008 – 336 pages – 20,30 euros.
(3) Dans Politis du 7 février 2013.
(4) C’est ainsi que dans les supermarchés helvétiques on désigne les promotions du moment !
René HAMM
Bischoffsheim (Bas- Rhin)
Le 3 décembre 2014