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« Cinema Komunisto » : histoire fascinante du cinéma en Yougoslavie socialiste

par Solidarité-Internationale-PCF

Publie le mercredi 24 septembre 2014 par Solidarité-Internationale-PCF - Open-Publishing

« Cinema Komunisto » : une histoire fascinante du cinéma en Yougoslavie socialiste, pour comprendre la « Yougostalgie »

Compte-rendu AC pour http://solidarite-internationale-pcf.over-blog.net/ *

« Il était une fois l’histoire d’un cinéma et d’un pays qui ne sont plus », ainsi commence ce documentaire fascinant qui retrace l’histoire du cinéma dans un pays communiste pas comme les autres : la Yougoslavie. Une façon originale de comprendre la « Yougostalgie ».

Ce documentaire nostalgique presque malgré lui, jouant de l’ironie sans malveillance, remplit un rôle assumé :lutter contre l’effacement de la mémoire de l’ancienne Yougoslavie socialiste.

C’est ce qui explique l’immense succès qu’il rencontre dans les pays d’ex-Yougoslavie, s’ajoutant à sa qualité formelle et documentaire qui lui a valu 13 prix internationaux, le mérite en revenant à sa jeune réalisatrice Mila Turajlic.

En suivant l’épopée du cinéma yougoslave, c’est l’histoire de ce pays qui nous est contée. A travers un prisme peut-être déformant on en apprend beaucoup sur la réalité du socialisme à la Tito, ses réussites comme ses limites, l’énorme trace qu’il a laissée dans les ex-Républiques yougoslaves.

Le documentaire retrace deux facettes d’un cinéma yougoslave qui fut, avec celui français et dans une moindre mesure italien, le seul à résister à la vague des films américains.

Le « cinéma de partisan », célébrer la Résistance communiste

La première facette, c’est celle d’un cinéma militant et épique, servant la propagande du nouveau régime, célébrant la Yougoslavie unie, socialiste et résistante. Ce « cinéma des partisans », c’est 400 films qui se limitent pas à l’immédiat après-guerre mais continue jusqu’aux années 1980.

Transcription d’un optimisme quelque peu ingénu dans le monde nouveau né de la Résistance, foi sincère dans la construction du socialisme ou fascination pour la figure du chef communiste et père de la nation Tito, il y a un peu de tout cela dans ces films qui ont rencontré un énorme succès, incarnation de l’image que le peuple yougoslave voulait se donner de lui-même.

Les héros sont plus la jeunesse militante, le prolétariat triomphant, les femmes engagées que Tito lui-même, figure invisible dans ces films mais omniprésente, sorte de Dieu caché, de messie libérateur impossible à représenter physiquement.

L’ « aube nouvelle » promise, c’est cette fraternité retrouvée dans la Résistance au fascisme. Aux cris de « mort au fascisme », les partisans répondent « liberté pour le peuple », qui était le slogan des antifascistes yougoslaves, scandé le poing sur la tempe.

Ces films sont révélateurs d’une réalité, celle d’un pays qui s’est libéré essentiellement par ses propres forces, avec l’action décisive du Parti communiste, de son chef le Maréchal Tito, qui a su l’incarner la résistance à l’occupant, la nation multi-culturelle et prendre la direction aux monarchistes de Mihaljovic.

Les partisans de Tito – célébrés jusque dans le célèbre club sportif du « Partizan » – vont devenir une véritable armée populaire qui comptera jusqu’à 800 000 combattants, de toute origine ethnique, ce qui fera sa force par rapport aux nationalistes croates ou serbes.

Les partisans résisteront aux attaques des collaborateurs serbes de Nedic, aux fascistes croates oustachis du sinistre Pavelic, aux armées allemande, italienne et bulgare, parvenant à immobiliser entre 10 et 20 divisions allemandes pendant tout le conflit.

Certes la réalité est déformée, exagérée dans ses films qui gomment totalement les antagonismes entre nations, la complexité des alignements de la population perçue comme unanimement comme résistante – pourtant à côté de cette vaste résistance populaire communiste, il y eut aussi un groupe monarchistes (« Tchetniks ») à l’attitude plus ambiguë, des collaborateurs surtout en terre croate.

Ce cinéma en est venu à être la caricature de lui-même, pendant des films d’action hollywoodiens, où une balle tue dix soldats allemands, les charges se font en chantant, le « bien » triomphe du « mal ».

Mais face à la valorisation de l’individualisme, le nationalisme, la guerre côté américain, le cinéma yougoslave insistait sur la solidarité, la fraternité multi-culturelle, la paix à venir.

Il a forgé ses stars, comme Bata Zivojnovic – adulé jusqu’en Chine ! – celui qui « aurait tué plus d’Allemands que Patton lui-même » (sic). Il a produit des navets, mais aussi des chefs d’œuvre, telle la Bataille de Neretva (1969) qui a remporté l’Oscar ou la bataille de Sutejska (1973).

« Hollywood-sur-le Danube » : Orson Welles, Alain Delon et Tito

La seconde facette, c’est un cinéma populaire, plus commercial, en partenariat avec les productions américaines, italiennes ou françaises.

La Yougoslavie n’était pas un pays communiste comme les autres, pour le meilleur et pour le pire. Elle reposait sur un soutien populaire incontestable, avait construit un socialisme original (« auto-gestionnaire ») mais reposant sur une unité fragile, elle-même minée par cette dynamique décentralisée, auto-gestionnaire, de plus en plus dépendante envers le monde capitaliste.

En 1948, Tito rompt avec Staline et le mouvement communiste international, pour des raisons paradoxales : Tito à la fois adoptait une position agressive envers l’ouest sur la question de Trieste, soutenait la résistance grecque, tout en suivant un modèle économique mixte, un ensemble de positions réprouvées par Staline qui cherchait la paix en Europe mais aussi l’adoption d’un socialisme à la soviétique ainsi qu’un alignement sur les positions étrangères de Moscou.

La conséquence de ce schisme – qui sera résorbé largement dans les années 1950 – c’est non seulement l’adoption par la Yougoslavie d’une position non-alignée, tiers-mondiste aux côtés des « socialisants » l’Indonésien Soekarno, l’Egyptien Nasser, l’Indien Nehru ou des communistes de la Chine de Mao et Cuba de Fidel et du Che.

Mais c’est aussi l’ouverture au « bloc occidental », diplomatique et économique. Les investissements affluent vers la Yougoslavie du « camarade Tito », qui engage des réformes qui entament l’introduction d’une dose de capitalisme aux conséquences périlleuses (endettement, concurrence exacerbée dans le pays, contrainte extérieure imposant des réformes libérales).

Sur le plan culturel, cinématographique, la Yougoslavie accepte de diffuser des films américains, qui connaissent un succès sans supplanter le cinéma national. Surtout, à partir des années 1960, la Yougoslavie devient le lieu de tournage de gigantesques co-productions.

Les plus grands réalisateurs, les plus célèbres acteurs passent alors par Belgrade : Orson Welles, Alfred Hitchcock, Sergei Bondarchuk, Giuseppe de Santis côté réalisation, Yul Brunner, Alain Delon, Sofia Loren, Richard Burton, Elisabeth Taylor, Kirk Douglas, Anthony Hopkins ou Anthony Quinn côté acteurs.

AVALA produira un certain nombre de grandes productions commerciales aux décors somptueux, aux costumes éblouissants, pour les groupes étrangers en échange de devises sonnantes et trébuchantes.

Mais dans un deuxième temps, ce sont les stars hollywoodiennes qui viendront participer aux grands films de partisans Yougoslaves.

Ainsi on retrouve Orson Welles comme conseiller à la réalisation de la « Bataille de Sutjeska », Richard Burton pour incarner Tito, et Mikis Theodorakis à la musique. Dans le film oscarisé « la bataille de Neretva », Yul Brunner en leader partisan s’oppose à Orson Welles leader monarchiste, avec une affiche signée Pablo Picasso !

Cette pléiade de stars se révèle fascinée par le personnage Tito au point pour Orson Welles de le qualifier « de plus grand homme d’État vivant », en raison de son passé de résistant, son action pour transformer son pays de façon progressiste.

Pourquoi les Serbes, Bosniaques, Slovènes sont-ils « Yougonostalgiques » ? Ce que nous apprend le film

Certes, ce portrait du cinéma yougoslave ne manquera pas de laisser sur sa faim nombre d’amoureux de ce cinéma.

D’abord, parce qu’il met totalement de côté un cinéma loin de ces extrêmes – cinéma commercial para-hollywoodiens vs cinéma partisan para-soviétique – gommant la richesse, la diversité de ce cinéma, qui trouva un écho à la « Nouvelle vague » française dans la « Vague noire » yougoslave, plus subversive, libre dans ses formes, attachées aux contradictions de la psychologie humaine.

Ensuite, parce qu’en choisissant l’angle de l’interview des réalisateurs, projectionnistes, acteurs, on oublie un peu le public de l’époque, sa réception de ce cinéma yougoslave : a-t-il été aimé par son peuple ? A-t-il contribué à élever les consciences, à forger de nouveaux sentiments, a-t-il reproduit de vieux schémas mentaux, a-t-il réussi à soulever les contradictions d’une société sans la miner ?

Toutefois, ce film est d’une valeur rare car il nous apprend quelque chose sur ce que fut la Yougoslavie :

1 – la construction d’une nation sur des bases progressistes, socialistes, antifascistes : oui, la Yougoslavie nouvelle de Tito est née d’un « récit national », a perduré sur une « propagande », comme tout régime.

Cette « propagande », ce « récit » : c’étaient ceux de la fraternité entre Bosniaques, Croates, Serbes, Slovènes, le dévouement à la paix, l’amitié avec les peuples du Tiers-monde, la fierté nationale sur la base de l’antifascisme, la construction du socialisme comme espoir d’un monde meilleur.

Au nom de cette unité mythifiée, les antagonismes sociaux, nationaux ont été gommés. L’histoire de la Seconde guerre mondiale, masquant les terribles exactions, les massacres, l’anti-sémitisme des collaborateurs. Croates contre Serbes, mais aussi Serbes contre Serbes, la guerre de libération nationale fut aussi une horrible guerre civile qui fit près de 2 millions de morts.

Ce fut la force de la Yougoslavie de Tito de proposer une idéologie – par définition nécessairement déformatrice, mobilisatrice et unificatrice – qu’on retrouve dans ce cinéma qui choisit l’unité, la réconciliation, le multi-culturalisme sur la division, la vengeance, la haine ethnique.

2 – la popularité d’un régime, d’un système socialiste qui a donné une dignité à un peuple : malgré les limites du documentaire, on perçoit que ces films – en particulier ceux épiques sur les partisans, les plus idéologiques – ont été immensément populaires.

Les réalisateurs de l’époque rappelaient qu’ils faisaient la tournée des usines, que les ouvriers étaient toujours prêt à contribuer financièrement au succès du prochain film. Les acteurs étaient les héros accessibles des travailleurs yougoslaves, dans l’usine, la rue, ou dans les grands festivals, comme celui des Arènes de Pula, en Croatie.

La popularité de ce cinéma était aussi celle de Tito, leader aimé, pleuré à sa mort et longtemps après, jamais présent (hormis une fois) dans les films, leader énigmatique et glorieux de la Résistance, bête noire des occupants (comme le sera Ho-Chi-Minh plus tard). Le public adorait voir à l’écran cette image de Tito, héros national, dirigeant du peuple, partisan communiste.

Tito lui-même était un grand amateur de cinéma. Il aurait dans son cinéma personnel regardé plus de 8 000 films, il donnait son avis sur chaque film, comme conseiller historique, assistant technique, spectateur critique.

Une popularité qui rejaillit à l’international. Outre les acteurs d’Hollywood, de la Cinecittà, ce sont aussi tous les dirigeants du monde qui accueillent en grande pompe Tito : des Etats-unis à la Chine, de l’URSS à la France, du Mexique à l’Indonésie, de l’Algérie à la Syrie.

3 – La nostalgie envers un système socialiste qui n’est plus : c’est ce qui prédomine dans le film, en dépit de ses contradictions internes. C’est Good bye Tito, pourrait-on dire de façon peu opportune.

Les protagonistes du film – acteurs, réalisateurs, producteurs, accessoiristes, techniciens – évoquent d’une part un âge d’or du cinéma yougoslave disposant de moyens abondants, profitant de la priorité donnée à la culture dans l’État socialiste en particulier au cinéma, suivant les préceptes de Lénine.

Plus largement, le socialisme se révèle être au quotidien un paradis perdu.

Ce qu’ont perdu les Yougoslaves, comme le rappellent plusieurs protagonistes, « ce sont des droits inestimables perdus à jamais sous le capitalisme », une société où « on vivait heureux, libres de s’aimer, sans peur du lendemain ».

Le témoignage le plus étonnant est celui de cet homme de cinéma qui avait quitté la Yougoslavie en 1952 pour fuir le communisme, revient en 1975 et est stupéfait du niveau de civilisation : « les gens vivaient si bien sous le communisme, il y avait des sorties pour les enfants, les soins étaient gratuits, comme les transports, le logement, l’éducation. Tout était gratuit, c’était incroyable ».

4 – Des contradictions réelles évoquées avec bienveillance : le portrait révélé de Tito est parfois à la limite de l’hagiographie involontaire sur ce personnage séducteur qui maîtrise sa propre image, piégé et piégeant son pays dans ce mythe construit autour d’une nation identifiée à lui.

Le dictateur Tito est à la fois bienveillant et intrusif, il veut contrôler « son » cinéma. Loin de la fiction du totalitarisme, on est quand même dans une conception autoritaire, personnelle de la culture, soumise aux revirements tactiques, aux excentricités, aux grands-écarts du chef.

Ce cinéma yougoslave, parfois brillant, est aussi partagé entre une tendance à l’ « opportunisme » du cinéma de qualité médiocre, à l’occidentale, et le « manichéisme » de type stalinien, qui perdurera peut-être relativement plus longtemps qu’en URSS.

La difficulté de la critique artistique, nécessaire, vite assimilée à une dissidence politique coupable est évoquée. Ceux qui en sont victimes, perdant leur emploi, leur position, soulignent la contradiction vécue dans leur chair, sans nier qu’ils conservent une nostalgie de cette époque dorée.

C’est surtout la fragilité de la construction unitaire qui transparaît, à mesure que le discours cinématographique sur la Résistance devient plus abstrait, les extravagances de Tito écornent son image de dirigeant populaire, tandis que les tensions s’accumulent sur fond d’inégalités territoriales forgées dans une histoire déchirante, renforcées par l’économie mixte, décentralisée yougoslave.

Cet élément se ressent à certains moments du film, mais il n’est qu’évoqué de façon allusive. Or, les contradictions de ce cinéma parfois schizophrénique auraient pu permettre de l’évoquer de façon plus critique.

5 – La Yougoslavie après 1992, du paradis (reconstruit) au cauchemar (réel) : enfin pour finir, il apparaît dans ce film un regard particulier sur la « Yougostolagie », emprunt de pathétique, de bienveillance, d’ingénuité mais aussi d’ironie.

Le combat de la réalisatrice semble aussi de lutter contre l’effacement de la mémoire qui fera de ce pays « soit un objet de damnation, soit de glorification, oubliant ce que fut réellement la Yougoslavie », comme le dit un des protagonistes.

Concrètement, c’est en évoquant l’après 1992 que la réalisatrice montre le mieux l’ampleur du désastre, qui contribue pour beaucoup à faire de la Yougoslavie de Tito, malgré toutes ses limites, un âge d’or.

Le film se finit en 1991, sur le festival du cinéma de Pula perturbé par les premiers conflits inter-ethniques et la tentative désespérée du directeur de dire « Non » à la haine raciale, « Oui » à la paix. En vain, le cinéma communiste yougoslave, ses mots d’ordre pleins de bons sentiments sont morts.

De cette tragédie que fut la guerre civile ethnique, la dissolution de la Yougoslavie, la chute du communisme – avec de lourdes responsabilités occidentales, Allemagne en tête dans la reconnaissance des indépendances – 200 000 Yougoslaves perdirent la vie.

Les milices nostalgiques des fascistes croates firent leur réapparition, celles islamistes en Bosnie naquirent avec des fonds du Golfe, la haine raciale prit le dessus sur la solidarité nationale : tout ce que le socialisme avait fait, le nationalisme soutenu par les pays occidentaux le défaisait.

En 1999, le film ramène le projectionniste de Tito dans l’ancien palais présidentiel du père de la nation. Dévasté par les bombardements de l’OTAN, ce qui arrache des larmes de désespoir au vieil homme. Plusieurs milliers de Serbes sont morts pendant ce bombardement, l’économie a été réduite à néant.

En 2009, et c’est le point de départ de ce film, dans un pays en ruines, le gouvernement tente de privatiser et brader la vénérable société de cinéma AVALA, laissant les vieilles gloires du cinéma yougoslave désarmées, alors que la menace de faillite pèse sur la société et que les terrains historiques sont sur le point d’être vendus.

C’est l’image de la Yougoslavie d’aujourd’hui, un pays qui n’existe plus divisé en nations formées dans la haine, jouets des puissances étrangères et qui n’ont connu depuis 1992, avec la fin du communisme, que la guerre, la misère, la dépendance étrangère.

Les récentes émeutes de Tuzla en Bosnie et le « printemps bosnien », peu relayé dans nos médias, les mouvements sociaux massifs en Slovénie, comme le vaste courant populaire anti-impérialiste en Serbie sont le reflet de cette insatisfaction générale face au capitalisme importé à coup de bombes.

Un sondage réalisé par le quotidien « Danas » en 2010 révélait que 81 % des Serbes voient la période de Tito comme la meilleure qu’ils aient vécu, contre seulement 10 % pour le régime actuel.

Le succès du documentaire « Cinema komunisto », reflétant cet âge d’or de la Yougoslavie communiste s’explique aussi par cette vague de « titostalgie », de « yougostalgie », d’un peuple mesurant ce qu’il a perdu avec la chute du communisme. Allez-le voir, achetez le DVD, cela vaut la peine !

* Une projection exceptionnelle était réalisée le 18 septembre dernier au cinéma La Clef, en présence du distributeur et historien Jacques Choukroun, des « Films des deux rives »

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