Accueil > Comment marche la police de la pensée
Quand on a raison, on ne peut pas avoir tort. C’est apparemment en application de ce profond syllogisme que le régime et ses adeptes sont en train de perdre tout sens de la mesure. Amusante et caractéristique, l’intrusion de Jean-Luc Hees, nouveau PDG de Radio-France, qui, pour mieux faire résonner les trompettes de la liberté d’expression, s’invite en direct sur un plateau de France-Inter - et administre en personne la preuve du contraire. Triste et non moins typique, le cas de cet enseignant inculpé de "tapage injurieux" pour avoir crié « Sarkozy, je te vois ! » lors d’un contrôle d’identité. Qu’Eolas commente en ces termes : « Brandir un écrit qui critique implicitement mais clairement le président est une offense. Crier une critique de la politique sécuritaire voulue par le président est un tapage injurieux. Prochaine étape : une pensée désobligeante sera-t-elle une atteinte à l’autorité de l’État ? »
Pour compléter la liste de ces abus de pouvoir qui, de Julien Coupat à Jérôme Bourreau Guggenheim, n’en finit pas de s’allonger, voici un exemple tiré du conflit universitaire. Répliquant à un tract appelant à la mobilisation contre la « casse du service public », le président de l’université Paris 5 a envoyé un courrier collectif pour morigéner ses troupes. Mais il a laissé à dessein dans son e-mail la copie du signalement initial, adressé par un membre du cabinet de Valérie Pécresse à un professeur :
« Pourrais-tu faire passer ce tract envoyé à tous les étudiants de P5 selon nos sources par L***, psychologue social à Paris 5, à ton président de ma part. (...) C’est surprenant de vérité et d’élévation du débat. Il mérite au moins la légion d’honneur pour ce haut fait de bravoure dans un pays où le fascisme est au coin de la rue et où il n’y a pas eu pire texte depuis Vichy (Molinié). Mon cher H***, comment a t-on formé ces gens ? Par quel miracle sont-ils devenus enseignants ? »
Outré par des réactions qui osent remettre en cause les réformes salvatrices, le conseiller réfléchit à haute voix. « Comment a-t-on formé ces gens ? » Comment peut-on s’opposer au chemin glorieux de la "modernisation" de l’université ? Impensable. Incompréhensible. Et pour signifier sa désapprobation, il envoie un courrier de dénonciation nominatif destiné à faire pression, par la voie hiérarchique, sur l’auteur dudit tract. Par bonheur, l’enseignant n’a pas été licencié, comme à TF1, mais le cheminement du blâme comme sa motivation sont rigoureusement semblables.
La certitude du "TINA" (There Is No Alternative), que les ouvriers du néolibéralisme ont distillé avec le lait des réformes[1], est la raison qui explique ces dérapages étranges, aussi confondants de naïveté que dédaigneux des règles démocratiques. Tous ceux qu’ils n’ont pas réussi à convaincre, en revanche, ont le sentiment que c’est cette certitude qui conduit de l’intimidation à la censure, de la censure au délit d’opinion. Si le fascisme n’est pas au coin de la rue, la tyrannie du plus fort, elle, est au milieu du carrefour.
Notes
[1] Cf. Wendy Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néo-conservatisme (traduit de l’américain par Ch. Vivier), éd. Les Prairies ordinaires, 2007.
– Par André Gunthert, samedi 16 mai 2009
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