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Comment peut-on renoncer à jouer ?

Publie le vendredi 8 août 2003 par Open-Publishing

in : http://permanent.nouvelobs.com/culture/20030806.OBS4488.html


INTERMITTENTS

Comment peut-on renoncer à jouer ?
par Patrice Chéreau

Né en 1944 à Lézigné (Maine-et-Loire), Patrice Chéreau est
réalisateur et metteur en scène de théâtre. Voici quelques repères : -
au théâtre "Dans la solitude des champs de coton" de Koltès ou,
dernièrement, "Phèdre" ; au cinéma "L’Homme blessé", "la Reine Margot"
(prix du jury à Cannes, 1994), "Ceux qui m’aiment prendront le
train", "Intimité" (ours d’or ˆ Berlin, 2001) et prochainement "Son
frère".

"Avant d’attendre un statut favorable, avant de dire : "On ne me
reconnaît pas", peut-être faut-il se demander ce qu’on veut dire à
travers ce métier et pourquoi on le fait", affirme Patrice Chéreau
dans un texte publié dans les pages "Débats" du Nouvel Observateur du
7 août.

L’arrêt des festivals.

D’abord, il doit pouvoir y avoir un peu de place pour une autre
parole que celle qui veut l’annulation de tout projet, de tout
spectacle : c’est pour cela que je sens le besoin de parler. Pour dire
que je ne suis pas d’accord. Je ne peux pas. On doit pouvoir dire que
ces annulations sont un acte désespéré et fou sans se faire insulter.
Certains des intermittents maintenant semblent regretter qu’Avignon
ne soit pas devenu le forum permanent qu’ils espéraient : mais à
partir du moment où il n’y a plus aucune troupe qui y joue, il n’y a
plus moyen de se faire entendre, les rues sont envahies par le
silence et la mort, comme partout où des festivals ont été annulés.
Je comprends la valeur symbolique de cette décision folle de se
saborder, mais je dis que cette grève-là, ce "bûcher" comme dit
Ariane, est la pire chose qui soit. Comment expliquer à un metteur en
scène lituanien qui est venu avec une troupe entière qu’il ne faut
surtout pas jouer ? Comment peut-on renoncer à jouer un spectacle sur
lequel on travaille depuis des mois ou des années ? Et surtout
pourquoi le faire ? Pourquoi se tuer, se sacrifier aussi radicalement ?
Pour se faire entendre ? Il n’y aura plus personne pour nous entendre. -

Un délégué de la CGT a dit :
"On a voulu la grève, on n’a jamais voulu l’annulation", mais c’est
ahurissant d’oser dire ça. Qui pouvait penser que la grève ne
conduisait pas à l’annulation ? Et comment accepter ces situations non
démocratiques quand 28 grévistes sur 100 votent pour la grève et que
ces 28 empêchent à eux seuls les spectacles d’avoir lieu ? Que des
intermittents bloquent la sortie d’un film en empêchant les copies de
quitter le laboratoire ? Naturellement, ce n’est pas tombé sur
"Terminator", mais sur un petit film argentin dont les copies n’ont
pas pu arriver en salles. On ne traite pas Ariane Mnouchkine de
"collabo", c’est un abus de langage faramineux. Est-ce qu’on sait
bien ce que c’est : "collabo" ? On n’empêche pas Pierre Boulez de
diriger. On n’envoie pas de tracts à la figure des spectateurs en les
traitant de vendus. On n’insulte pas le public, surtout si on
travaille dans le théâtre public.

Le désespoir.

Je sais bien qu’il y a un vrai désespoir dans tout cela, je l’ai vu,
un désespoir absolument sincère, même s’il est affolant et
irrationnel. Il y a une vraie situation de crise, et qui ne vient pas
évidemment de cette seule rediscussion du statut des intermittents.
Elle vient de loin. Il faudra l’analyser. Vraiment. Mais arrêter les
spectacles encore une fois n’est pas un préalable acceptable, ne crée
pas les conditions de cette discussion. Et surtout, ce débat, il
faudrait le découpler de la discussion des annexes 8 et 10. Est-il
juste de démarrer une discussion sur le rôle de la culture, sur la
place de la culture en France en partant d’une revendication
catégorielle ? Est-ce qu’on ne veut pas faire porter beaucoup trop de
choses à ce statut ? Il me semble que la discussion technique -
compliquée par ailleurs dans ses modes de calcul- ne peut pas tenir
lieu ni même ouvrir une discussion sur la culture et sa place en
France.

On me dit en outre que c’est une discussion comptable, entendez que
c’est effrayant de vivre dans un monde de chiffres où seule la
logique comptable importe : mais bien sûr que c’est une discussion
comptable ! On parle là d’une assurance-chômage, elle nous rappelle
qu’il ne faut pas être brouillés avec les chiffres ni surtout les
mépriser quand on fait ce métier. Principalement si on travaille dans
le secteur subventionné. Je pense par contre qu’il y a eu -et qu’il y
aura encore longtemps- une exploitation de ce désespoir, à Avignon en
tout cas, elle était choquante. Parce que j’ai vu des gens
désespérés, mais j’ai vu aussi un désespoir manipulé. On a soufflé
sur le feu.

1968, la CGT.

Déjà en 68, Julian Beck (du Living Theatre) avait fait ce même sale
boulot que d’autres ont fait à Avignon cette fois-ci : la CGT pour une
grande part, et aussi certains de mes collègues qui jouent le jeu
effrayant du jusqu’au-boutisme et se refont à l’occasion une
virginité révolutionnaire :"Il ne faut pas sauver le Festival
d’Avignon." Et puis la grande majorité des autres qui suivent cette
grève sans vraiment la vouloir ni s’y opposer, mais qui acceptent
d’annuler leurs spectacles et qui suivent leurs acteurs -sans joie.
Mais pourquoi ? Pourquoi ? Je n’étais pas dingue de 68 non plus. Cette
année-là, j’ai occupé mon théâtre, c’est sans doute l’une des choses
les plus ridicules que j’aie faites dans ma vie. Mais ce qui n’a pas
changé depuis 68, c’est la démagogie de la CGT qui a sauté à bord
pour se servir de cette négociation, qui a renié l’accord qu’elle
était en train de négocier. Se refaire une santé sur le dos du
mouvement, du désespoir, peut-être pour régler des comptes avec la
CFDT : c’est visiblement éternel. Et comme, d’autre part, la CFDT ne
s’explique pas non plus beaucoup…

A-t-on sauvé les annexes 8 et 10 (1) ?

On voit dans la correction du statut des intermittents une victoire
du libéralisme. Est-ce qu’on ne peut pas plutôt y voir exactement le
contraire ? Tout le monde sait que le but avoué du Medef était de
supprimer ce statut, de remettre tous les intermittents dans le
régime général, d’en faire des intérimaires. Cela ne s’est pas passé,
et le statut a été préservé. Il est probablement moins favorable
maintenant, mais quand les syndicats vont en discuter, ils trouveront
encore des aménagements, ils y apporteront des corrections. Je l’ai
dit à Avignon, je ne suis pas choqué par les modifications. Il
fallait de toute façon le rediscuter, ce statut -tout le monde le
sait depuis dix ans. Bien sûr, il est aujourd’hui moins favorable,
mais je pense - tant pis si ça fait hurler tout le monde- que d’une
certaine façon, oui, il a été sauvé. Sauvé en tant que traitement
acceptable de la précarité de nos métiers. Allez parler de ce statut
à un acteur ou à un danseur étranger, en Italie ou en Angleterre, ils
tomberont des nues… Je ne crois pas qu’il existe rien d’équivalent
ailleurs en Europe.

Aillagon.

Aillagon sait de quoi il parle. Et je pense qu’il a bien travaillé.
Je pense qu’il a évidemment raison quand il dit que, si l’on devait
rouvrir maintenant la discussion, si l’on remettait tout à plat à
nouveau avec les syndicats et le Medef, le Medef quitterait très
probablement l’Unedic et dirait aussitôt : "Débrouillez-vous, je ne
paye plus rien." Le Medef n’a pas obtenu la victoire qu’il voulait -
supprimer le statut, les annexes 8 et 10. Est-ce que c’est défendre
le Medef que de dire cela ?

On lui reproche d’avoir agi juste avant les festivals. C’est sûrement
une maladresse de l’avoir fait à cette période où tous les artistes
se retrouvent, période aussi où ils font leurs heures. Mais l’aurait-
il fait à la veille de la rentrée ou avant les fêtes qu’on lui aurait
reproché de le faire au pire moment et de bousiller le réveillon. -
En revanche, je pense qu’il est du devoir impérieux du ministère
maintenant de se faire entendre bien fort, de bien faire comprendre à
tous les modifications du statut. Cela ne suffit pas de dire aux gens
qu’ils l’ont mal lu. Il y a un travail pédagogique à faire et qui n’a
pas été fait. Que l’Etat doit faire solennellement d’une façon ou une
autre, par la voix du ministre. Parce qu’un des problèmes est peut-
être que la plupart des jeunes comédiens ou techniciens d’aujourd’hui
sont nés à la profession avec ce statut, qu’ils n’en ont jamais connu
d’autre. Il faudra peut-être leur rappeler -mais comment ?, avec quels
mots, avec quelles actions concrètes ?- qu’être intermittent, ce n’est
pas un dû et que ce n’est pas une profession, non plus… Mais comment
arriver à dire cela ?

Abus.

Tout système qui crée une aide provoque des abus, mais n’appelons pas
cela des abus, ce sont des arrangements avec les heures, ce sont des
petites roublardises souvent nécessaires -tant pour les intermittents
que pour les employeurs d’ailleurs- elles font partie du système et
elles ont été utiles aussi parce que l’assurance-chômage finit par
faire office de subvention, ou d’aide aux spectacles. Mais justement,
c’est de ça qu’il faut discuter… Trouver le moyen de sortir de ce
système, revenir à des mécanismes de financement normaux, à des
salaires normaux en fonction du travail effectué, et à des salaires
déclarés. Mais est-ce que ça conviendra à tout le monde ? Ca serait
une nouvelle façon de penser…

Exception culturelle ?

Une part entière de la création artistique a toujours fonctionné
depuis l’Antiquité grâce aux aides ou à l’argent public versé à
perte. C’est cela, bien sûr, qu’il faut sanctuariser. L’argent donné
à la culture a tendance à diminuer, contrairement aux affirmations du
président de la République -ce ne sera pas la première promesse que
Chirac n’aura pas tenue. Je suis évidemment pour qu’il y ait plus
d’argent, pour qu’il y ait surtout des mécanismes permettant qu’un
plus grand nombre de troupes de théâtre ou de danse soient mieux
aidées par l’Etat. Bien sûr qu’il n’existe pas de volonté absolument
claire là-dessus, depuis des années. Il semble que ce soit un domaine
qui depuis longtemps n’intéresse plus les politiques. Chirac,
Raffarin, je les vois complètement largués sur le sujet. Ils ont
compris que ça chauffait, ça, c’est autre chose.

La considération ?

On me dit : "On ne me considère pas, on ne considère pas les
artistes." C’est un argument qui m’a fait sourire puis m’a rendu très
triste. "Il n’y a pas de considération pour la culture". Mais n’en
attendons pas ! Réclamons-la mais ne l’attendons pas. Comme Bartabas,
je n’ai jamais attendu de considération de quiconque. Je n’attends
rien du ministère. Il y a eu de bons ministres, il y en a eu de moins
bons. J’attends de l’Etat qu’il fasse son travail. La considération,
on ne l’obtient que si l’on fait des choses, et si l’on sait dire des
choses ˆ travers ce que l’on fait. Avant d’attendre un statut
favorable, avant de dire : "On ne me reconnaît pas", peut-être faut-il
se demander ce qu’on veut dire à travers ce métier et pourquoi on le
fait. Si vous avez besoin de considération -ou d’un statut- avant de
vous mettre à travailler, vous êtes perdu. Et encore une fois, on
parlait juste de l’assurance-chômage et de la solidarité
interprofessionnelle. Oui, c’est vrai, je dénie un peu à ce statut
des intermittents la capacité de pouvoir déboucher correctement sur
une autre réflexion que sur lui-même.

Etre assez fort.

Les intermittents ont redécouvert douloureusement qu’ils étaient
précaires. C’est la fonction même de ce métier. A un moment donné,
une pétition a circulé pour demander plus ou moins clairement que les
contrats d’intermittents (télévision, cinéma) soient transformés en
contrats à durée indéterminée. Je me suis dit : "Jamais je ne signerai
ça" C’est là où le discours des gens qui veulent la grève ou le
durcissement du conflit n’est pas clair. Est-ce qu’il n’y a pas,
toujours, cette réclamation très diffuse d’une sécurité de l’emploi,
(et aussi maintenant d’une reconnaissance), alors que le statut
justement leur garantit une relative protection dans un métier où il
n’y a par essence aucune sécurité ?… Et qu’on y est confronté -
durement- à sa propre volonté, si elle est forte ou non, au fait que
personne ne nous garantira la possibilité d’exercer un métier
artistique, qu’il ne faut attendre la permission de personne. Peut-
être faudrait-il profiter du conflit pour se le rappeler. Si les
artistes sont assez forts, ils diront des choses dans leurs
spectacles. Point final. C’est alors que chaque spectacle de théâtre,
chaque concert, chaque manifestation de danse deviendra vraiment un
forum permanent. Et si nous ne sommes pas assez forts, si nous
n’avons pas de choses assez importantes à dire, qui justifient de
nous adresser à un public, qui justifient que nous prenions la parole
en public, eh bien nous serons balayés. C’est désagréable de dire ce
genre de choses. Mais cela doit justement nous amener à nous battre
d’autant plus pour un financement réel de la culture, de l’art. Mais
j’en tire cette conclusion : à un moment donné, il faut que les
évènements de cet été remettent tout le monde face à son désir de
vouloir faire des choses. Et à la capacité ou à la force de les
faire. Il faut crier, mais du haut, si j’ose dire, des spectacles que
l’on fait. Je ne crois à rien d’autre. J’ai vu des gens à Avignon
dire : "On va mourir, on me fait mourir." Il n’est pas question de
mourir une seule seconde ! Personne ne va mourir. L’envie de faire ce
métier peut-elle s’éteindre simplement parce que le statut des
intermittents est moins favorable aujourd’hui ? On ne peut pas ne
tenir qu’à ca. Est-ce réactionnaire que de le dire ?

Propos recueillis par François Armanet et Anne Crignon

(1) Les deux annexes à la convention d’assurance-chômage du 2 janvier
1997 précisaient les règles spécifiques d’indemnisation des
intermittents du spectacle.