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" Cuba est probablement la plus grande cible du terrorisme dans le monde "

Publie le vendredi 12 mars 2004 par Open-Publishing

Interview de Noam CHOMSKY

( Extraits Cuba, Vénézuéla et Brésil )

La situation politique en Amérique Latine est un des thèmes qui vous occupent le plus. Certains événements récents survenus dans la région semblent être le prolongement de la Guerre Froide, et les classes dirigeantes paraissent très préoccupées par un nouvel « axe du mal » entre le Venezuela, le Brésil et Cuba. Quel est votre diagnostic sur ces développements ?

Vous avez raison de signaler la continuité avec la période de la Guerre froide, mais pour une raison précise : ce qui s’est produit en Amérique Latine n’a pas eu grand chose à voir avec la Guerre Froide. Considérons par exemple le cas de Cuba, où l’on pourrait établir un lien avec les Russes. En fait, nous savons beaucoup sur cette affaire, parce que les Etats Unis sont une société très ouverte où nous avons plus accès aux documents internes que dans aucun autre pays. Si nous observons précisément la façon dont elle s’est développée, nous voyons que la confrontation n’avait rien à voir avec les Russes, mais bien avec quelque chose de complètement différent. Castro a pris le pouvoir en janvier 1959 et deux mois après, le Conseil de Sécurité National nord-américain avait déjà prévu de s’en débarrasser. En ce temps-là, il n’y avait ni communiste, ni russe au milieu. En octobre, des avions nord-américains basés en Floride ont commencé à attaquer Cuba. C’est le commencement d’une longue période d’attaques terroristes : Cuba est probablement la cible de plus d’attentats terroristes que tout le reste du monde. En mars 1960, une décision secrète projetait de renverser le gouvernement, elle visait un « changement de régime ». Kennedy entre au gouvernement. Une des premières préoccupations gouvernementales est d’examiner la situation en Amérique du Sud. Le problème que nous pose alors Cuba, c’ est la diffusion de l’idée castriste d’indépendance. D’autres peuples de l’hémisphère, concernés par la même situation, risquaient de suivre son exemple. Puis nous avons l’invasion de la baie des Cochons. Les Cubains l’ont repoussée et le gouvernement Kennedy en était furieux. Kennedy a ordonné à son équipe qu’elle déchaîne sur Cuba tout le terrorisme de la Terre à cause de son victorieux défi lancé aux Etats Unis et pas seulement pour avoir rejeté l’invasion. Dans les documents, on a dit littéralement : l’existence même du régime de Castro est un défi à la politique nord-américaine de la dernière moitié du siècle passé, en Amérique Latine, qui aurait dû être dominée par les Etats Unis et qui empruntait désormais sa propre route. Ils ont alors amorcé une longue série d’attaques terroristes contre Cuba, et ce n’était pas une blague. C’était très sérieux, de nombreux assassinats ont eu lieu, il y a eu des destructions massives, des naufrages de bateaux, des récoltes empoisonnées etc.

Et nous en arrivons à la crise des missiles. Les Russes ont installé des armes nucléaires en prévision d’une invasion, et lors des échanges qui ont lieu récemment dans le cadre du 40ème anniversaire de la crise, les fonctionnaires nord américains comme Mac Namara disent qu’en réalité nous n’avions pas prévu d’invasion. Mais Mac Namara dit aussi que s’il avait été russe ou cubain, il aurait supposé qu’il y aurait une invasion parce que tout convergeait vers cela. Des missiles ont donc été installés là-bas afin de dissuader tout projet d’invasion. Et cela a failli faire sauter la planète. Nous venons juste de comprendre combien nous étions près de la fin, au cours des rencontres qui ont eu lieu la semaine dernière à La Havane : un officier russe a sauvé l’hémisphère nord de la destruction totale en annulant l’ordre d’envoyer des missiles nucléaires alors que son sous-marin était attaqué par des destructeurs nord américains. Nous sommes en vie grâce à cela. Il s’en est fallu de peu. Que s’est-il passé après la crise des missiles ? Kennedy a continué et il a même amplifié les attaques terroristes contre Cuba. Dix jours avant son assassinat, il a donné de nouveaux ordres pour des opérations de terreur et de sabotage à Cuba, et cela continue encore de nos jours. En plus, il y a un embargo qui étrangle le pays. Les Russes ne s’en sont finalement mêlés que pour protéger Cuba des attaques, mais il ne s’agissait pas de la Guerre Froide et si vous observez d’autres cas, vous constaterez qu’il en va de même. En réalité, dans le cas du Nicaragua les Etats Unis ont envoyé les Sandinistes aux mains des russes consciemment et dans ce but précis : ils cherchaient un prétexte pour l’attaque qu’ils étaient en train de mener. Le Nicaragua avait besoin d’avions pour défendre son espace aérien de l’attaque des Etats Unis qui survolaient le Nicaragua et envoyaient des messages aux forces terroristes qui leur disaient où ils devaient aller, etc. Le Nicaragua voulait défendre son espace aérien et c’est pourquoi il a essayé d’obtenir des avions français : les Etats Unis ont fait pression sur la France pour qu’elle ne les envoie pas. Ils voulaient qu’ils leur soient prêtés par les Russes. Heureusement, ils étaient assez malins pour ne pas accepter les avions russes, mais de toute façon l’administration Reagan a continué à faire courir le bruit que le Nicaragua allait obtenir des avions russes pour attaquer les Etats Unis. Si vous analysez au cas par cas, vous verrez que c’est ainsi que cela fonctionne.

Le Brésil, sort quant à lui à peine d’élections qui confirment la progression de la gauche sur le continent. Quelles stratégies développe le pouvoir pour contrôler cette progression ?

De nos jours, le Brésil est une source de préoccupations, comme il l’était également sous l’administration Kennedy, en partie pour les mêmes raisons : Goulart évoluait vers une position d’indépendance, c’était un homme du peuple, modéré. L’administration Kennedy n’appréciait pas les réformes qu’il conduisait. Ils ont préparé - et il n’y avait pas de Russes au milieu - un coup d’Etat qui s’est matérialisé peu après l’assassinat de Kennedy. Il a établi une dictature militaire brutale que les libéraux de Kennedy ont applaudie et ont littéralement décrite comme la plus grande victoire pour la liberté de la moitié du 20ème siècle - et ce alors qu’on pratiquait la torture et tout ce qui va avec (.). Tout cela avait un rapport avec le fait que le Brésil - qui est beaucoup plus important que Cuba - avançait vers l’indépendance, ce qui n’est ni souhaitable ni tolérable. Il en va de même en ce moment au Venezuela. Chávez est une figure très impopulaire aux Etats -Unis : homme du peuple, réformateur. Il a fait quelque chose de si terrible l’autre jour qu’on en a parlé au journal, ici. Il a rebaptisé « le jour de Colomb » par « le jour de la résistance indigène » .c’est un sacrilège ! Il s’agit de la libération de l’hémisphère et non du génocide de cent mille personnes. Ils pensent donc à nouveau à la façon de se débarrasser de Chávez, mais différemment des fois précédentes.

Dans le cas du Brésil, nous avons à présent Lula, le candidat du « Partido dos Trabalhores », qui est de loin le parti social-démocrate le plus grand et le plus important au monde. Les Etats-Unis tentent de toutes leurs forces d’empêcher son accès au pouvoir. Pour le moment, ils ne peuvent pas arrêter sa victoire électorale, mais ils ont quand même imposé des conditions - pas seulement les Etats-Unis, mais aussi toute la communauté internationale financière et l’élite des affaires brésiliennes - qui sont les mêmes que celles que tout nouveau président doit respecter, c’est à dire la poursuite des politiques néolibérales. C’est pourquoi ils ont investi dans le pays, en attaquant la monnaie... C’est la technique habituelle pour détruire un pays et elle fait partie de la globalisation néolibérale : la libéralisation financière fournit aux investisseurs et aux propriétaires terriens un immense pouvoir sur les pays. C’est également une des raisons pour lesquelles la croissance économique - tout comme la productivité et une gran de partie des indices macroéconomiques - s’est considérablement infléchie durant les vingt cinq dernières années, à l’échelle mondiale.

Mais ces politiques néolibérales rongent aussi la démocratie, et il y a plus : elles retirent le pouvoir de décision des pays et le livrent aux investisseurs internationaux, aux propriétaires, etc. On parle même quelques fois de « parlements virtuels » qui déterminent la politique gouvernementale à travers le contrôle du capital flottant , de la monnaie.Un exemple : le Brésil, suite aux politiques néolibérales de Cardoso, est très endetté. Ils ont demandé un prêt au FMI qui le leur a concédé, un grand prêt, mais avec une condition : que le prêt reste congelé jusqu’à la fin des élections et le nouveau président devra suivre les règles du FMI, ce qui signifie essentiellement la poursuite de la même politique ( .). L’unique échappatoire est plus ou moins révolutionnaire : que l’Amérique du Sud prenne les rênes de ses propres affaires et qu’elle suive son propre chemin. Un pays seul, comme Cuba ou le Venezuela, ne peut pas le faire, mais une partie substantielle du continent le pourrait, si le Brésil se sent prêt. Il s’agirait aussi d’une guerre des classes au Brésil.

Croyez-vous que ce soit possible à court terme ?

Je crois que cela va arriver tôt ou tard, mais je ne sais pas si la situation est propice en ce moment même. Cela ne peut arriver s’il n’y a pas un grand appui venant du nord, non pas des gouvernements, mais des gens. Si ces mouvements s’agrandissent et s’étendent par la justice globale, ils pourraient fournir une base d’appui populaire. Les gens ont une certaine capacité de manouvre ; historiquement, il y a eu des améliorations substantielles. Par exemple, maintenant aucun président nord- américain ne pourrait faire ce qu’a fait Kennedy : les attaques au Vietnam, organiser un coup d’Etat au Brésil, la guerre terroriste contre Cuba. .Les présidents sont maintenant beaucoup plus contraints par le public général, qui impose à présent ses limites au pouvoir. Les mouvements de justice globale pourraient connaître des développements salutaires, orientés vers les besoins des gens et non vers les bénéfices des multinationales. Le Brésil, le Venezuela et d’autres pays sont des éléments cruciaux : les pays qui souffrent le plus sont ceux qui sont complètement contrôlés par les Etats Unis. Le contrôle est plus grand dans la Caraïbe et en Amérique Centrale, et le résultat est un désastre complet : le pays le plus pauvre de l’hémisphère est Haïti, le second est le Nicaragua, le Guatemala est le troisième. Depuis 1990, date à laquelle les Etats Unis ont récupéré complètement leur pouvoir sur ces pays, ils sont en chute libre. Ces pays sont trop petits pour faire quelque chose, ils ont besoin de solidarité et d’aide.

Traduction Delphine Savally et R. Malavialle

CUBA SOLIDARITY PROJECT http://perso.club-internet.fr/vdedaj/cuba/ "Lorsque les Etats-Unis sont venus chercher Cuba, nous n’avons rien dit, nous n’étions pas Cubains."