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DES YEUX ECARQUILLES

Publie le vendredi 22 avril 2005 par Open-Publishing

de Enrico Campofreda traduit de l’italien par Karl&rosa

Etes-vous des Lombards, des Romains depuis sept générations, des habitants inamovibles de la Val Brembana ?

Vous êtes rarissimes. Les Italiens sont des émigrants, comme d’ailleurs presque toutes les populations du monde bien avant la globalisation.

Italo Moscati, en recueillant des images de répertoire et quelques morceaux de films, façonne un documentaire qui résume les traits saillants de l’émigration de nos ancêtres. Le travail sera diffusé sur les écrans de la Rai l’automne prochain.

Les flux migratoires commencent vingt ans après l’Unité d’une Italie qui découvre sa grande pauvreté et pas seulement dans le Sud. On s’expatrie de plusieurs régions et le mythe est l’Amérique, cœur battant du capitalisme moderne, la nation qui ouvre les bras dans un accueil qui est généreux avec tout le monde seulement au début.

Ceux qui sont passés par Ellis Island en savent quelque chose des quarantaines, des humiliations, des ghettos et du racisme. Et dés qu’ils mettaient le nez sur les places et sur les docks où les milliers de pauvres types arrivés pour travailler s’entassaient comme pour se protéger, ils trouvaient les boss, les chefs qui faisaient la loi en décidant du sort de chacun et en profitant de la fatigue d’autrui. Les cantines, le nettoyage et les chantiers de construction étaient les emplois des "macaroni" qui arrivaient avec tant d’espoir et d’envie de faire. Malgré la liberté déclarée et exaltée par la monumentale statue dressée à l’entrée de New York, préjugé et racisme étaient toujours à portée de main. Deux émigrés anarchistes en firent l’expérience dans leur chair : le cordonnier Nicola Sacco et le poissonnier Bartolomeo Vanzetti, accusés d’un meurtre qu’ils n’avaient jamais commis. Ils servirent de boucs émissaires et finirent sur la chaise électrique, une condamnation dictée uniquement par leur appartenance idéologique et géographique.

L’Amérique, rêve de rachat, fut aussi pour les émigrants un ghetto racial, on vivait entre Italiens, Irlandais, Polonais et les immanquables "niggers", on subissait les lugubres rafles homicides du Ku Klux Klan, l’organisation raciste qui jouissait de la protection des autorités fédérales. On mourrait dans les usines incendiées parce qu’on travaillait en étant enfermés à clef.

On créa même quelques spécificités professionnelles. Le sport le plus dur, la boxe, offrit un rachat et des gains aux "gueules rouées de coups" des Carnera, Graziano, La Motta, tandis que l’autre moitié du ciel national mettait sur le marché ce qu’elle avait de plus cher : les nichons. Nous ne parlons pas de prostitution mais des seins féminins de nourrices prêtes à donner leur lait. Et pour un Giannini, qui après le séisme de l’année 1920 eut l’idée de prêter de l’argent avec des intérêts très bas pour financer les initiatives des particuliers plutôt que celles des entreprises - en récoltant un succès phénoménal qui le mènera du banc sur le port à la création de la monumentale Bank of America - il y avait toujours des centaines de milliers d’"Ulysse" tout à fait normaux qui, tout en améliorant leurs conditions, et même en s’enrichissant, restaient des travailleurs.

L’oncle d’Amérique disparut et à la moitié des années Trente, à cause aussi des choix idéologiques du régime fasciste, l’émigration nationale fut acheminée vers les colonies africaines : la fameuse "place au soleil" propagée par le Duce. Ce fut une émigration qui produisit, en général, de la frustration, quand, à la suite des évènements défavorables de la guerre, les Italiens durent abandonner les visées de l’Empire fasciste et être rapatriés. Après les dures années de la reconstruction d’après guerre s’ouvrit, pour la Péninsule aussi, la perspective du boom économique, mais derrière les symbole de cette nouvelle ère - les deux roues de la Vespa et les quatre de la Seicento - les voyages et les déplacements des plèbes salariées continuaient. Ils arrivaient à Turin, à Milan, à Gênes avec leurs valises de carton, les yeux cernés, ils venaient de villages perdus du Mezzogiorno, ils allaient travailler aux chaînes de montage de l’Italie industrielle, se trouvaient devant des pancartes comme "On ne loue pas aux terroni (cul-terreux, terme définissant, les gens du Sud de l’Italie, NdT)". Une condition qui faisait plus mal que celle qu’avaient connu leurs pères, parce que ce racisme de retour ils le vivaient chez eux.

La mémoire n’est pas une qualité du peuple italien si, à peine quatre décennies plus tard, les bateaux chargés d’Albanais qui se déversaient sur les côtes adriatiques, les passages de Nord-africains et d’asiatiques dans le Canal de Sicile, l’arrivée de milliers d’immigrés de l’Est européen ont causé des levées de boucliers non seulement du parti raciste nommé Ligue Nord mais aussi de tant de bien-pensants nichés un peu partout. Outre la nécessité absolue de main d’œuvre que manifestent les marchés, les nouvelles migrations se trouvent à devoir compter avec des conditions grossières d’exploitation du sous-prolétariat ; les mêmes d’au-delà de l’Océan, répétées un siècle plus tard, comme le témoignage du visage cynique et violent du capitalisme d’antan ou globalisé.

Et pourtant, on peut saisir quelque chose de bon même dans un phénomène si dur et douloureux. Les émigrants, hommes et femmes, peuvent tirer de leur expérience un inoubliable enseignement de vie et des énergies pour s’améliorer eux-mêmes et améliorer la société.

Réalisation : Italo Moscati. Montage : Pablo Argentino Sorino. Musiques choisies pas : Italo Moscati. Production : Comitato Nazionale Italia nel Mondo. Origine : Italie, 2004. Durée : 43 minutes

Italia Press

http://bellaciao.org/it/article.php3?id_article=8402