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Délocalisations : L’anatomie d’un maître chanteur

Publie le jeudi 19 août 2004 par Open-Publishing
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Chez Sediver, à Saint-Yorre (Allier), la multinationale Vetroarredo, à la botte de fonds d’investissements et de banques d’affaires, invente une technique inédite, dans la vague actuelle de double chantage à l’emploi et aux aides publiques.

La bourse, la peau de l’ours, ou la vie, et encore, faudra voir si on peut ! Trop cynique pour être vrai ? Alors, attachez vos ceintures, vos yeux et vos oreilles : le 5 août, dans un courrier adressé individuellement aux 294 salariés de l’usine Sediver de Saint-Yorre et, par l’intermédiaire du journal local, aux pouvoirs publics, la " direction générale " du groupe Vetroarredo vient de cogner fort. Très, très fort quand, au-delà des formes alambiquées et quelque peu gênées aux entournures, on s’en tient à la substance : " Ou nous fermons l’usine purement et simplement, ou nous ne supprimons que ( !) les deux tiers des emplois, mais il faut alors que les ouvriers acceptent de voir baisser leurs salaires de 30 % et que l’État offre six millions d’euros sous la forme d’aides publiques. "

Après l’augmentation du temps de travail extorquée chez Bosch à Vénissieux contre la promesse floue d’un maintien de l’activité de production en France, voilà qu’une multinationale franchit un nouveau cap en inventant le " double chantage " exercé à la fois sur les salariés et sur l’État. En fait, Vetroarredo ne joue pas exactement sur le même tableau que Bosch et concentre tout sur le fric, à ses yeux, à portée de main. Bien sûr, dans son courrier, la direction du groupe invoque la litanie des prétextes habituels lors des délocalisations : " Il s’est malheureusement avéré impossible de retrouver une meilleure productivité : la taille de l’usine, les frais généraux que cela entraîne, (un manque de flexibilité dans l’organisation du travail, le niveau des salaires élevé comparé à celui des autres intervenants ou même à celui des industriels de la région empêchent une poursuite de l’activité sur le site. ")

De l’autre côté du miroir

Depuis que, le 31 janvier 2004, la direction de Vetroarredo a brutalement annoncé, dans les colonnes de la Montagne, la fermeture totale de l’usine de Saint-Yorre, initialement programmée en mai dernier, mais repoussée pour " délit d’entrave ", les salariés de Sediver, avec leur intersyndicale, se bagarrent en justice, dans la boîte et à l’extérieur, pour contrecarrer ce projet (lire notre reportage ci-après). La multinationale vient donc ces derniers jours d’affûter sa stratégie, comme font les bouchers avant d’attaquer une grosse pièce. Que se trame-t-il derrière cette manéuvre hénaurme ?

Derrière les arguties " industrielles ", ce sont en fait des critères de purs profits à brève échéance et de rentabilité immédiate qui guident aujourd’hui la direction de Vetroarredo dans un contexte d’accélération de la mondialisation financière. On pourrait faire démarrer l’explication, par exemple, en 1996, à Florence quand Vetroarredo n’est encore qu’une de ces grosses PME si typiques du capitalisme italien : spécialisée dans les briques de verre de très haute qualité, sa seule usine, à cette époque, emploie moins de 150 personnes. C’est à ce moment-là que, par le biais d’une première opération intitulée dans le jargon de la finance " leverage buy out" (LBO : " reprise avec effet de levier "), plusieurs fonds d’investissements appartenant aux grandes banques d’affaires italiennes prennent massivement pied dans le capital de l’entreprise. Ce qui permet - c’est le principe même de ces opérations dites de " capital investissement" - de financer, par le biais d’un endettement très important et gagé sur les profits futurs, le rachat, dans un premier temps, de plusieurs verreries : deux en Italie, une en République tchèque et une autre en Chine. Parmi celles-ci, figurent l’usine Dielve à Nusco, principal concurrent de Sediver Saint-Yorre sur le marché des isolateurs de lignes électriques. En 2001, le groupe Vetroarredo, qui compte désormais près de 600 salariés italiens, tchèques et chinois, effectue une seconde opération de type LBO : la holding financière qui le détient désormais est conduite à hauteur de 80 % par quatre fonds d’investissements (Interbanca, 3i Group, Prudentia et Athena Private Equity). C’est à cette époque que les chemins de Sediver et Vetroarredo se croisent : or ce dernier est devenu, en quelques années, une espèce de rouleau compresseur.

Fermeture avec préméditation

Le 17 octobre 2002, au terme de son opération de " capital investissement ", au fin fond du puits de l’endettement, Vetroarredo avale le groupe Sediver, pourtant deux fois plus gros que lui. Avec la prise de nouvelles unités à Saint-Yorre certes, mais aussi, voire surtout, en Chine et au Brésil, le chiffres d’affaires de Vetroarredo passe de 70 millions d’euros par an à plus de 200 millions, et son nombre de salariés s’élève à 2 000 dans le monde entier. À l’époque, Luciano Zottola, PDG de Vetroarredo, se frotte les mains sans fausse pudeur : " Grâce à cette acquisition, Vetroarredo pourra développer profondément ses activités dans les pays de l’Est asiatique et, en particulier, en Chine, où les perspectives de développement sont particulièrement favorables. Cette nouvelle dimension internationale, les perspectives de croissance et la taille économique atteinte en termes de valeur contribueront assurément à rendre définitivement crédible et à accélérer les projets de notre société qui sont de déboucher sur les marchés financiers. "

Plus qu’improbable dans un système qui ne ferait pas primer la logique financière sur toutes les autres, ce " rachat " est, en fait, conditionné à une restructuration drastique en vue de l’introduction en Bourse de Vetroarredo : les salariés de Saint-Yorre ne l’apprendront que plus tard, mais, suite aux procédures engagées pour empêcher la fermeture à Saint-Yorre, les experts de l’intersyndicale disposent désormais du plan de financement figurant en annexe du contrat de rachat. Ce plan stipule, de manière explicite, que, dès la prise de Sediver, l’extinction de son site de production dans l’Allier est programmée sur injonction des organismes financiers qui tiennent désormais les rênes de Vetroarredo.

Un dépeçage méthodique

Dans un argumentaire remis, il y a quelques mois, aux salariés de Sediver et à leurs représentants, la direction de Vetroarredo évoque la nécessité de " trouver des solutions pour respecter les ratios financiers ", d’" améliorer les résultats et la compétitivité " et de " démontrer que les mesures prises pour l’avenir seront efficaces ". Cette " démonstration " à l’intention des fonds d’investissement s’avère sanglante : le 18 novembre 2003, lors d’un conseil d’administration, les dirigeants du groupe votent la cession de la marque française Sediver, connue dans le monde entier pour les isolateurs de lignes électriques (le groupe détient tout de même 60 % de parts de marché), à la maison mère Vetroarredo. Dès lors, une fois que la marque se trouve complètement en sa possession, la multinationale peut organiser progressivement, à l’hiver dernier, une mise en sous-production de l’usine de Saint-Yorre par le biais de transfert d’activités en Chine et au Brésil. Et bientôt la conclusion s’impose : l’usine de Saint-Yorre n’est plus " compétitive ". Et voilà le travail, bravo les artistes !

Cité en exemple dans les milieux boursiers en Italie, le groupe Vetroarredo figure dans les petits manuels du parfait financier comme modèle d’opération de " capital investissement " réussie. Hasard ou coïncidence, le 20 novembre 2003, soit quelques jours après avoir transféré la marque Sediver dans le groupe, sous les ors de la Bourse de Milan, l’administrateur général de Vetroarredo, Enrico Basso, s’est même vu décerner le " prix de l’entrepreneur de l’année " en Italie dans la catégorie finance " pour son usage novateur et dynamique du levier financier pour appuyer son propre projet d’entreprise ". En France, en 2004, au train où vont les choses, le management du groupe Vetroarredo pourra toujours concourir au titre de maître chanteur de l’année.

Thomas Lemahieu

http://www.humanite.fr/journal/2004-08-18/2004-08-18-398932

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