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Droit de Veto dans les cités
publié le 25 cotobre 2006
Deux figures de jeunes des banlieues émergent dans les médias : l’émeutier et le grand frère. On oublie trop souvent les jeunes engagés dans des associations locales qui tentent, malgré les nombreux blocages, de faire bouger les choses. Visite auprès des militants de Veto, dans le Val d’Oise.
Garges-lès-Gonesse, 17 octobre 2006. Une trentaine de personnes sont rassemblées sur la vaste place que surplombe l’Hôtel de ville, conquis au Parti communiste en 1995 par Nelly Olin (UMP), actuelle ministre de l’Écologie. De l’autre côté du boulevard bordé d’interminables barres d’immeubles, une voiture de police observe la scène. Des gerbes de fleurs sont déposées sur un monument dédié aux victimes de la Seconde Guerre mondiale, de la résistance et des camps. Aujourd’hui, ces fleurs sont destinées à la mémoire des centaines de manifestants algériens tués à Paris le 17 octobre 1961 par les forces de l’ordre dirigés par le préfet Maurice Papon. Une célébration organisée pour que, malgré la loi - abrogée - sur les bienfaits de la colonisation et la réactivation lors des émeutes du couvre-feu datant de la guerre d’Algérie, « chaque fils de France retrouve ses marques dans une République enfin apaisée », clame le mégaphone. Sur les bancs environnants, des retraités observent discrètement la scène pendant qu’à proximité, des gamins jouent au foot. « Cela ne vous étonne pas que personne de la mairie ne soit là ?, glisse un habitant. La mairie a manqué une occasion de se réconcilier avec les jeunes ».
Ces jeunes, à l’initiative de la petite commémoration, s’appellent Audrey, Eros, Erwan, Macha, Mekkia, Yassine ou Wajdi. Ils sont étudiants - en histoire, en droit ou à l’Inalco (langues et civilisations orientales) - ou travaillent. Certains sont musulmans, plus ou moins pratiquants, d’autres sont non-croyants. Leurs parcours, divers, tranchent avec l’image de déterminisme social communément appliqué aux banlieues populaires. Yassine, ancien salarié du Centre national d’études spatiales (Cnes) à Toulouse, s’est reconverti dans le privé. Eros est né à Brazzaville, avant que sa famille, persécutée au Congo, ne l’envoie en France. Militant chez les Verts, comme son compère Wajdi, éducateur à Garges, il est assistant parlementaire de la sénatrice Alima Boumediene-Thiery. Ce qui ne l’empêche pas d’être très critique face à « l’inertie politique » de la gauche en général sur la question de la diversité. Mekkia vient de la « seule famille arabe d’un village du 77 (Seine-et-Marne) ». « Mon père ne voulait pas qu’on s’intéresse à la politique. Cela ne m’a pas empêché de militer à Greenpeace et d’être proche des anarchistes de la CNT ». La jeune femme porte désormais le voile, comme Audrey, issue d’un couple mixte franco-algérien. « On ne veut pas de filles voilées sur les bancs de l’école, mais on les veut bien pour faire le ménage dans les classes. Cela m’a marqué. En portant le foulard, j’ai l’impression d’avoir renié ma nationalité et découvert les discriminations », témoigne-t-elle.
Féodalisme municipal
Tous sont membres de l’association Veto, créée en 2004. Son ambition : restaurer le débat politique à Garges, anéanti selon eux par le « clientélisme » des années PC, qui « a démobilisé les gens sur les débats démocratiques », suivi du « féodalisme » de l’ère Olin qui vise à transformer les habitants « en béni-oui-oui du pouvoir municipal ». Plus globalement, il s’agit pour eux de se réapproprier une parole largement monopolisée par une classe politique coupée de certaines réalités. Une initiative qui ne semble pas plaire aux pouvoirs locaux, malgré les grands discours nationaux sur la nécessité, face aux affres de l’abstention, d’ouvrir l’espace politique aux citoyens. La difficulté, voir l’impossibilité, pour les militants de Veto d’accéder à une salle municipale pour organiser des débats constitue la déclinaison locale de cette hypocrisie.
« À Garges, il faut être en bons termes avec la mairie pour disposer d’une salle, alors que c’est censé être un service public accessible à toutes les associations », regrette Wajdi. Leur première action publique - la projection du film « Un racisme à peine voilé », le documentaire de Jérôme Host réalisé en 2004 lors du débat autour de la loi sur le voile - s’est heurtée aux préjugés. Après maintes négociations, la projection a finalement eu lieu dans la commune voisine de Sarcelles, fief de Dominique Strauss-Kahn, avec la participation de la FSU, favorable à la loi. « Notre rôle est de créer des débats et de prouver que les jeunes de banlieue peuvent très bien discuter de ses sujets, qu’ils ne sont pas des sauvages », insiste Wajdi.
Après la commémoration, toute la bande se retrouve chez Wajdi et Mekkia pour la rupture du jeûne du ramadan. Dans le hall de l’immeuble, quatre jeunes squattent, indifférents aux allers et venus. Un délit désormais puni de 300 euros d’amendes. Après les émeutes, Veto a tenté de renouer le dialogue avec leurs cadets, principaux acteurs des émeutes de 2005. Sans succès pour l’instant. « C’est un public qu’on ne touche pas. Même les services jeunesses ou les rappeurs n’y arrivent plus. Ce sont des jeunes qui sont placés dans des formations par défaut. Ceux qui décrochent leur BEP vont tenter de trouver un boulot. Mais la plupart d’entre eux, en situation d’échec, ne font rien, même s’ils ne sont pas spécialement délinquants », déplore Wajdi, l’éducateur. Chacun comprend les raisons qui ont conduit aux émeutes, sans forcément justifier la forme qu’a pris la révolte. « J’observe les nouvelles générations qui arrivent. Certains n’ont plus de profs ni même de lycée.
Par contre, des postes de flics sont créés. Cela, ils le voient et en souffrent. Ce n’est pas parce qu’ils ne mettent pas de mots sur leur révolte qu’ils ne sont pas lucides », commente Audrey. « Dans les centre-villes, on prévoit des activités culturelles et artistiques pour la jeunesse. Dans les villes de banlieue, on construit des commissariats ou on créée une police municipale. Voilà les services que l’Etat fournit dans les banlieues. Même quand les jeunes jouent au foot, c’est avec les CRS ! Pour eux, la relation avec les institutions publiques se fait uniquement sous l’angle sécuritaire », renchérit Yassine. « Je ne partage pas, pour autant, un certain discours d’extrême gauche qui idéalise les émeutiers et demande l’amnistie générale. Quelqu’un qui brûle la voiture de son voisin a peut-être les meilleures raisons du monde pour le faire mais son acte doit être puni par la loi », précise Wajdi. « Quand des agriculteurs détériorent des services publics, quand des salariés menacent de balancer des produits chimiques dans une rivière ou quand un berger tue un ours dans les Pyrénées, on conçoit que l’expression sociale puisse passer par une forme de violence. Pas dans les banlieues », s’insurge Eros. « En fait, ces ados sont trop français. Ils réagissent comme d’autres parties de la population », sourit Erwan.
Rien, rien, rien n’a changé...
Les jeunes militants sont plutôt pessimistes. Pour eux, « absolument rien » n’a changé depuis les chaudes nuits de novembre dernier. Les 600 millions d’euros alloués par Villepin aux banlieues ? Les aides et subventions qui n’entraient pas déjà dans le plan Borloo de cohésion sociale ont servi, selon eux, à alimenter les « réseaux classiques », ces « associations qui font le boulot que l’Etat n’accomplit plus et qui sont devenues totalement dépendantes des subventions ». Une forme de « Prozac social » selon Eros. La perspective d’un éventuel retour au pouvoir de la gauche ne provoque pas plus d’allégresse. « La gauche est prise en étau entre la droite, qui demande davantage de répression, et sa propre base, qui souhaite faire de la prévention. Ce débat entre répression et prévention tourne infiniment en boucle. La question est : comment faire pour qu’il n’y ait plus d’outsiders, de gens qui se sentent en dehors de la société et qui, de ce fait, la rejetteront ? », insiste Yassine, nostalgique des valeurs qu’incarnait la République. « Pour moi, l’école de Jules Ferry était destinée aux bouseux qui venaient du fin fond du Vercors, à ceux qui, sans cela, n’auraient jamais eu l’occasion d’ouvrir un livre. Aujourd’hui, on entend un discours qui exalte des valeurs républicaines qui n’existent plus, tout en disant aux jeunes de banlieue que ce n’est pas la peine d’étudier Molière car ils ne le comprendraient pas ». Eros demeure sceptique. « La question n’est pas République ou pas, c’est quelle démocratie réelle ? Les gens n’ont plus prise sur leur quotidien ». Une logique que les jeunes militants banlieusards comptent bien inverser, en dépit des préjugés et de l’immobilisme politique. La prochaine fois, ces débats se dérouleront peut-être devant un public plus nombreux, dans une salle municipale...
Ivan du Roy