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ETATS-UNIS : un pays sans Copernic

Publie le mardi 19 octobre 2004 par Open-Publishing


Egocentrisme L’Amérique continue à se concevoir comme le centre du monde.

de FRANCESCO DRAGOSEI

Mais l’Amérique est-elle vraiment en train de traverser une profonde transformation ?
Est-elle désormais vraiment coupée en deux : une Amérique avec le "c" (amie de
la démocratie) et une avec le "k" (ennemie de la démocratie) ? Peut-être partir
du cinéma peut-il nous aider à comprendre mieux que les habituels discours sur
la "politique". Prenons deux nouveaux films américains qui - quelle coïncidence ! - parlent
tous deux d’un président des Usa, fictif dans le premier cas, réel dans le second :
The Manchurian Candidate de Jonathan Demme et Farenheit 9, 11, de Michael Moore.

Le film de Demme a été vu par certains comme un des signes d’une nouvelle Amérique préoccupée par la maladie de sa propre démocratie. Tellement préoccupée qu’elle n’hésite pas à faire carrément endosser les habits du Mal à un président des Etats-Unis. Dommage cependant qu’au centre d’un tel film "innovateur" on retrouve une vieille vision exogène du mal, avec en annexe un des plus classiques codes phobiques de l’imaginaire américain : celui des bodysnatchers (Jack Finney) qui s’emparent du corps et de l’âme du pays. Et ainsi, on imagine un président des Etats-Unis agent du mal parce qu’un ennemi externe à l’Amérique a sournoisement installé dans son cerveau un micro chip maléfique. Le deuxième film, le documentaire de Michael Moore, tout en étant très différent de The Manchurian Candidate, lui ressemble par les instruments psychologiques auxquels il se fie.

Le film rejette en fait toutes les responsabilités de l’agression à l’Irak sur le dos de Bush et de sa "clique", de Rumsfeld à Codoleeza Rice. Greffant ainsi chez les spectateurs deux mécanismes psychologiques : la culpabilisation exclusive de Bush & Cie, la déresponsabilisation en miroir d’un peuple américain innocent, décroché de sa propre histoire, absolument sans conscience ni culpabilité des décisions catastrophiques de ses leaders (isolés et fous). Peut-être les choses sont-elles cependant plus compliquées de ce que nous donnent à voir ces films. Il est plus raisonnable de suspecter qu’à la base de la désorientation et du malaise actuels de l’Amérique il y a une pelote de nœuds noués par de très longs processus de suggestion collective, de mythes séculaires et de symboliques partagées, de contraintes obstinées et d’investissements libidinaux de masse qui font abstraction du petit Bush.

Le premier grand nœud est vraisemblablement celui d’une difficulté séculaire non seulement à dialoguer avec le différent de soi mais carrément à le concevoir. Une difficulté qui se manifeste, en plus du désintérêt répandu de l’Amérique pour le reste de la planète, dans le désintérêt de l’Amérique pour l’Amérique elle-même. Comme en témoigne le fait que la partie affluente du pays exclue souvent de sa propre perception - presque comme s’ils n’étaient pas américains - la partie moins "gagnante", plus faible, déshéritée envers laquelle elle montre, tout au plus, le pseudo intérêt narcissique de la bienfaisance. Une difficulté qui se manifeste, encore, par une grande insularité culturelle dont on a l’exemple aussi bien dans le localisme exaspéré des journaux et des autres médias américains que dans l’américanocentrisme monolithique d’une édition qui publie de nombreux best-sellers mais traduit très peu (à peine 3%).

Un autre grand nœud est l’inextirpable sens d’élection, de primauté, de supériorité morale par rapport au reste du monde. Complexe de supériorité qui, né avec les origines puritaines de l’Amérique, n’a certes pas été affaibli par la primauté matérielle, culturelle et militaire de l’Amérique arrivée là-dessus. L’histoire est là pour nous dire que les Etats-Unis n’ont fait que gagner leurs guerres (sauf une). Et avant tout contre la nature qui tenta férocement de les rejeter à la mer (les premières installations de Jamestown, Plymouth, Boston enregistrèrent des taux de mortalité qui allaient de 50 à 80 %). Et puis contre tant d’autres ennemis.

Un autre nœud est le fait que dans la mémoire collective des Américains l’unique souvenir d’un bombardement sur leur propre sol - ce que n’a pas été Pearl Harbour - ait été confié pendant des siècles à la lecture d’un roman et d’un film poétiquement intitulés "Autant en emporte le vent". Un autre nœud, capital, est la difficulté de l’Amérique à élaborer ses propres deuils. Le philosophe Paul Ricœur nous dit que si l’élaboration d’un deuil est déjà difficile pour un individu, elle devient très difficile pour les deuils subis par un peuple (la perte de territoires, de populations, de pouvoir). Et bien , les Etats-Unis semblent être l’incarnation même de telles difficultés. La récente blessure du 11 septembre au lieu de devenir une douloureuse prise en considération d’une grave perte (l’intangibilité du corps américain) ainsi qu’une réelle occasion de méditer sur le changement des choses du monde est vite devenue une étincelle de réaffirmation têtue de son orgueil et de sa primauté militaire propres.

Nous avons dit "11 septembre". Voilà, peut-être le nœud qui surpasse tous les autres et les contient, est-il que l’Amérique n’a jamais connu de "révolution copernicienne". Malgré les déclarations contraires, elle reste intimement convaincue d’être encore (d’être pour toujours) au centre de l’univers, de l’humanité, du sentir. D’où le scandale du 11 septembre. Si on réfléchit, face aux immanentes catastrophes planétaires d’hier et d’aujourd’hui (il suffit de penser à un continent entier qui - enfants compris - meurt tranquillement d’épidémies, de pénurie et de guerres), seule la cécité d’une vision encore "précopernicienne" du monde peut ne pas voir l’impudeur qu’il y a à élever le pourtant tragique évènement du neuf onze au rang de deuil planétaire et épocal indiscutable et privilégié.

Mais alors, la nouvelle Amérique préoccupée par la démocratie n’existe pas ? Certainement que si. Les enthousiasmes suscités par un Howard Dean nous le disent ; les étudiants qui retournent marcher - à peine quelques milliers, à dire vrai - sur Washington ; le mécontentement répandu dans le peuple d’internet et des blogs ; l’engagement même de chanteurs de rap pour donner plus de force au message des démocrates ; le nouveau sens d’humilité répandu dans certains secteurs (élitaires) de la société américaine. On a cependant l’impression que ce sont des forces dispersées et le milieu de la société états-uniennes qui est en train de prendre le plus sincèrement acte du malaise est celui de l’art. La musique de guerre et de guérilla urbaine du rap (comme par hasard l’expression d’une Amérique noire qui au mieux s’abstient de voter), le cinéma (en partie), la bande dessinée (en partie) et puis surtout la nouvelle littérature. Il y a toute une foule de jeunes écrivains états-uniens qui ne font que parler du grand malaise du pays. Parfois avec des images directes. Plus souvent avec des images transférées, métaphoriques, symboliques. Avent tout, les David Foster Wallace, les Jonathan Franzen, les Rick Moody, avec leur exposition de l’oppression familiale, de la violence urbaine, de la folie homicide du peuple. Et puis, les divers Arthur bradford, A.H. Homes, Aimee Bender, Shelley Jackson, George Saunders, etc.... De jeunes écrivains orphelins d’Amérique, on dirait, dont la perte s’exprime dans une série d’images irréelles et de visions hagardes. Cauchemars de monstres et de cannibalisme. Epiphanies de mort. Familles habitées de cancers et de cœurs noirs. Maisons perçues d’un côté comme des lieux de contention de folies ataviques, de l’autre comme une barrière inconsistante aux menaces du monde extérieur. Il est difficile de penser à une autre littérature dans un monde qui exprime un tel sens d’égarement, de malaise, de deuil d’un "rêve" national. Il reste seulement un doute. La littérature a-t-elle jamais réussi à racheter l’histoire ?

Il Manifesto, 15 octobre 2004

Traduit de l’italien par Karl et Rosa - Bellaciao