Accueil > Enfances volées en Ouganda
Joseph Komakech regarde ailleurs : ses mains qu’il triture, ses pieds nus dans la poussière ocre, les poules qui déambulent. Parfois, son regard tente de fuir vers le ciel blanchâtre filtré par les feuilles d’un manguier. Tout, plutôt que croiser le regard de l’interlocuteur. L’adolescent dit qu’il a 16 ans, il en paraît beaucoup moins. D’une voix douce, il débite une histoire saturée d’atrocités. Sa vie à lui a commencé à l’envers. On l’a enlevé à l’âge de 8 ans et transformé en soldat. Aujourd’hui libéré, il dit vouloir aller à l’école, retrouver l’enfance qu’on lui a dérobée.
Le cauchemar commence en février 1998. Un matin, au retour d’un bain dans la rivière, des hommes en armes l’attendent à la maison. "Pour les empêcher de m’emmener, ma mère a prétendu que j’étais malade mental, se souvient-il. Ils ont répondu que si c’était vrai, ils s’en apercevraient et me tueraient. Il y avait d’autres enfants. Ils nous ont obligés à marcher pendant des jours et des nuits vers le Soudan. Certains tombaient parce qu’ils n’arrivaient pas à suivre. Les commandants nous ordonnaient de les piétiner jusqu’à ce qu’ils meurent. On a compris ce qui nous attendait si nous tentions de fuir."
Au bout de deux mois, on équipe le petit Joseph d’un fusil et il participe à son premier combat contre des Dinkas du sud du Soudan (alliés au régime ougandais). D’une voix encore enfantine, Joseph raconte qu’il a vu de nombreux cadavres mais qu’il n’a lui-même "jamais tué". Il montre des cicatrices provoquées, selon lui, par des éclats d’obus. Il parle des séances de bastonnade, évoque les séances collectives de prière. Décrit enfin sa capture finale, en février 2006, par trois soldats des Forces de défense populaires ougandaises (UPDF), l’armée régulière, qui, à sa grande surprise, ne l’ont pas tué.
Aujourd’hui pris en charge à Gulu par le centre de réhabilitation de l’ONG chrétienne américaine World Vision, Joseph émerge de huit années passées dans la brousse à faire le coup de feu contre les forces gouvernementales ougandaises et à servir de portefaix aux rebelles de l’Armée de résistance du Seigneur. Cette LRA dont le chef, Joseph Kony, auquel la rumeur attribue 46 femmes et une centaine d’enfants, dit tenir ses ordres de Dieu et prétend instaurer "le règne des Dix Commandements" dans le pays.
Oubliée au coeur de l’Afrique de l’Est, sa guerre contre le régime de Kampala a fait 100 000 morts en près de vingt ans et enlevé 30 000 enfants à leurs familles, transformant les garçons en soldats et porteurs et les filles en esclaves sexuelles des chefs de la rébellion. Ce conflit, enjeu essentiel de l’élection présidentielle ougandaise prévue jeudi 23 février, a contraint 1,6 million de personnes à abandonner leur village pour d’immenses camps de regroupement, où elles vivent partagées entre la terreur des enlèvements par la LRA et les exactions commises par l’armée régulière, censée les protéger.
A cinq heures de route de Kampala, dans le calme apparent de la petite ville de Gulu, capitale désolée de la zone rebelle, pacifiée par l’armée, le Centre pour jeunes ex-combattants de World Vision - quelques tentes et bâtiments lépreux disposés autour d’une pompe à eau - tient de la cour des miracles, du jardin d’enfants et du confessionnal. Gamins claudicants, bébés orphelins, ballet de béquilles, visages défigurés par les "punitions" infligées à la machette par les chefs de la LRA : chacun porte les stigmates d’une guerre qui, avec une intensité réduite par la saison sèche, continue en brousse et jusque dans la ville même, où pas une semaine ne se passe sans enlèvement ou fusillade. Walter Opio, 20 ans, tient absolument à montrer son genou déformé et couturé, héritage douloureux des dix années passées chez les rebelles. Il se souvient de la corde que ses ravisseurs armés lui ont passée aux poignets, de l’énorme caisse qu’il devait porter, et de la scène qui, pour une décennie, lui a ôté le goût de la liberté. "Un garçon kidnappé a tenté de fuir. Ils l’ont tué devant moi, rapporte-t-il en luo, la langue des Acholis, qui peuplent le nord de l’Ouganda. Ils lui ont ouvert le ventre, extirpé les intestins et m’ont obligé à les prendre sur mes jambes en me disant : ’Voilà ce qui t’attend si tu veux retourner chez tes parents.’" Nez ou pénis coupés en public, enfants contraints d’assassiner leurs parents pour rendre impossible tout retour au village... "Nous ne cherchons pas à en rajouter dans l’horreur, et nous savons reconnaître les enfants qui inventent pour être aidés, assure Samuel Lukungu, un conseiller de World Vision. Mais les témoignages de ce genre sont tellement nombreux !"
A ceux qui s’interrogent sur les motivations de ces atrocités, "Kony, le chef de la LRA, répond que les esprits lui ordonnent d’agir ainsi pour punir les Ougandais de ne pas respecter les Commandements", raconte Walter, qui croit encore dur comme fer aux "prophéties" du chef. "Il connaît les huiles qui préservent des balles et il annonce à l’avance les offensives de l’UPDF", assure l’ancien enfant-soldat. "C’est un homme formidable qui devient terriblement méchant quand il est possédé." Les femmes, souvent très jeunes, hébergées au centre de réhabilitation de Gulu ont en charge les bébés nés des oeuvres des chefs rebelles. Sunday Arimo, 20 ans, perdue dans une robe verte d’emprunt, a ainsi "hérité" d’un petit garçon précisément baptisé Kony. Enlevée à 12 ans, Sunday a passé toute son adolescence, du nord-est de l’Ouganda au Soudan, à "s’occuper de la nourriture et à satisfaire les désirs personnels des hommes (...). Tout ce dont je me souviens, c’est que j’ai donné naissance à un enfant quand j’avais 15 ou 16 ans", lâche la jeune fille, qui a finalement été capturée par l’armée en février. Tous deux sont miraculeusement sortis vivants de la fusillade, "grâce au bouclier des esprits". Jennifer Acan, 17 ans, a elle aussi été kidnappée. Elle a passé cinq ans en brousse à "tirer pour ne pas être tuée" et à "monter et démonter les fusils". Au cours d’une embuscade de l’armée, elle a réussi à s’échapper avec Walter Opio, à qui les chefs de la LRA l’avaient offerte en 2003. "Ils m’ont juste donné un ordre : ’Prends cette fille !’, raconte ce dernier. Pour le bébé, il n’y a pas eu besoin d’ordre, c’était un acte automatique."
Deux soirs par semaine, Mega FM, une radio privée de Gulu, ouvre son antenne aux jeunes libérés de la LRA. Walter et Jennifer ont lancé un appel sur les ondes pour tenter de retrouver leurs familles. Lui a appris que ses parents étaient morts. Elle a retrouvé sa mère, qui l’a dissuadée de la rejoindre au camp, où les enlèvements continuent. Bientôt, le couple et le bébé sortiront du Centre de réhabilitation. Sans aide et sans avenir. Dans un pays comme l’Ouganda où l’armée constitue l’une des rares possibilités d’emploi, un handicap au genou est rédhibitoire. Pour de nombreux ex-enfants-soldats, en effet, la seule perspective, au-delà d’un aléatoire passage à l’école, est le recrutement dans l’armée régulière. L’amnistie décrétée par Kampala le leur permet. Théoriquement. Mais on doute de leur loyauté dans des combats où ils pourraient être amenés à affronter leurs anciens compagnons.
De nombreux observateurs se demandent pourquoi une armée nombreuse et bien équipée comme celle de l’Ouganda ne parvient pas à venir à bout d’une rébellion dont les effectifs d’encadrement ne dépassent pas, de source officielle, 300 hommes. Poser la question, c’est commencer d’y répondre : "Depuis cinq ans, le président Yoweri Museveni annonce régulièrement le dernier assaut ; le lendemain, les rebelles repartent à l’offensive. Ses tentatives de négociation sont une mise en scène destinée aux Occidentaux", estime un diplomate. "Si la rébellion se poursuit, renchérit un journaliste local, c’est que le président en a besoin pour justifier la militarisation de son régime, les incursions de l’armée vers les richesses du sud du Soudan et du Congo et l’entretien de sa réputation de ’chasseur de terroristes’, appréciée des Américains."
Cette analyse est niée par le porte-parole de l’armée (UPDF), le major Felix Kulayigye, qui, à Kampala, assure que "le budget du ministère de la défense est insuffisant" pour venir à bout d’une guérilla soutenue par le Soudan. Il évalue à 17 000 le nombre d’enfants "sauvés par l’armée", constate que les enlèvements diminuent - ce qui est sensible sur place - et jure que "la guerre est en train de se terminer". Dans le Nord, l’idée est largement exprimée qu’en refusant de mettre fin à l’insécurité et en maintenant une majorité de la population dans des camps sous prétexte de protection le régime de Kampala cherche surtout à laisser la région dans le dénuement pour financer sa propre survie en se servant au passage dans les budgets d’aide des multiples organisations internationales et des ONG. Il s’agirait surtout de punir les Acholis, qui dominaient l’armée jusqu’à leur renversement par Museveni, en 1986, et de les maintenir durablement à l’écart du pouvoir.
Le score du principal opposant au président Museveni, Kizza Besigye, à l’élection présidentielle du 23 février, devra être lu à cette aune. M. Besigye a promis d’ouvrir des négociations de paix avec la LRA, et sa candidature est considérée, au nord du pays, comme prometteuse. Ni Joseph, ni Walter, ni Jennifer, ni Sunday ne s’en cachent : s’ils avaient pu voter jeudi, tous auraient cherché d’abord à congédier l’actuel chef de l’Etat, qu’ils considèrent comme le véritable voleur de leur enfance.
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LE MONDE - 21.02.06