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Entretien avec Paolo Persichetti

Publie le jeudi 5 mai 2005 par Open-Publishing
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Entretien réalisé par Sylvain Pattieu

Vous avez décidé de parler de vous-même à la troisième personne dans cet ouvrage, pour mieux objectiver la situation. Et en effet vous ne témoignez pas simplement sur votre situation, mais tentez d’avoir une analyse plus large de l’Italie contemporaine. Pouvez-vous expliquer ce parti pris ?

Les raisons de mon choix ont été avant tout psychologiques. Je voulais d’abord décentrer le texte par rapport au contexte, c’est-à-dire la prison, ensuite me soustraire du centre de l’histoire pour mieux l’observer. Mon récit dépersonnalisé exprime aussi un malaise face à une histoire collective que le cours du temps semble vouloir réduire de plus en plus à un épisode individuel. J’ai donc cherché à replacer ma dernière expérience dans sa toile de fond. Nous ne sommes plus face à l’événement immédiat, mais dans une dimension historique qui touche plusieurs décennies. Pour ce motif, je me suis positionné de façon critique contre l’actuelle dérive pénale qui voudrait figer le temps, introduire la notion d’intemporalité, tuer l’histoire.

Mémoire sélective, effacement de toute distinction entre passé et présent, sont les présupposés de cette dérive judiciaire, de cette boulimie pénale qui a l’ambition de cannibaliser la vie entière. J’ajoute qu’il n’a pas été aisé, ce recours à un regard rétrospectif et détaché, d’abord parce qu’un prisonnier politique, étant désormais par définition un « terroriste », n’est pas légitimé à en faire usage. Il n’a pas le droit de sortir de l’icône du factieux, que la « typologie d’auteur », revenue en force dans la culture judiciaire, a créé pour lui. Ensuite, parce que tout posture libre qui se pose en dehors du repentir est immédiatement perçue comme une source de délit, un objet d’enquête judiciaire, alors même les outils offerts par les sciences sociales deviennent une apologie de crime.

Vous avez été le premier extradé du gouvernement Raffarin. Comment expliquez-vous la complaisance du gouvernement français par rapport au gouvernement italien, et comment expliquez-vous que vous vous soyez retrouvé ainsi otage des « déraisons d’Etat » ?

Oui, j’ai été le seul à avoir eu ce privilège, dans le sens de privé de lois. Les modalités de ma remise aux autorités italiennes sont la métaphore parfaite d’un accord souterrain, signé sans aucune transparence, dans les coulisses du pouvoir. Sur la base des documents rendus publics jusqu’à présent, on peut dire que mon extradition s’est faite contre toute légalité, au moins pour deux raisons : deux des trois peines indiquées dans le décret d’extradition étaient tombées en prescription depuis novembre 2001. La signature qu’en 1994 lui avait apposée Balladur avait désormais la même valeur qu’un vieux franc face à l’euro. De la paperasse. Un parchemin de la mer Morte. Ensuite, il y a eu une violation flagrante du principe de spécialité, qui empêche d’être extradé pour un fait succédant aux infractions citées dans le décret. Si nous regardons bien les échanges passés entre autorités italiennes et françaises, dans l’été 2002, on s’aperçoit que tout porte sur la tentative de m’impliquer instrumentalement dans l’affaire Biagi(1) qui date de mars 2002. Le respect de la procédure aurait imposé une extension de la demande d’extradition, ce qui m’aurait permis de me défendre devant la magistrature française et de démontrer le grotesque montage policier. Je doute beaucoup que ce qui restait de la demande d’extradition aurait eu une suite, face à la démonstration évidente d’une volonté de persécution politique de l’Etat italien. Pour éviter cela, ils m’ont livré à la sauvette sous le tunnel du Mont-Blanc, dans le ventre de la terre, après une course folle au bout de la nuit. Tout ça ressemble beaucoup plus à un enlèvement qu’à une extradition entre Etats de droit. Reste à comprendre pourquoi les autorités françaises ont voulu se faire complices de tout cela. L’envie de marquer symboliquement l’alternance avec l’hérédité mitterrandienne, sans doute, et puis le contexte international, qui après le 11 septembre a fait de la lutte contre le terrorisme le nouveau fétiche de l’Occident, a fait le reste.

N’oublions pas que Sarkozy, fils d’un réfugié hongrois, qui doit tout à la France terre d’asile, était en 1994 un membre influent du gouvernement Balladur, et que déjà à l’époque l’exécutif avait essayé de faire de moi le symbole de la rupture de la doctrine Mitterrand. Ce qui avait poussé le président de la République à intervenir publiquement en faveur de ma libération. Le ressentiment, donc, était énorme. J’ai été l’objet d’une vengeance politique. Je dois remarquer que le gouvernement Jospin a eu cinq ans pour empêcher cette prévisible revanche, mais il ne l’a pas fait à cause de sa frilosité. La résipiscence de la gauche après l’affaire Battisti a été un peu tardive.

On a parfois l’impression, quand on lit sur quoi reposent les accusations portées contre vous d’avoir participé à l’assassinat de Marco Biagi, d’une farce tragique, où la réalité dépasse la fiction : pressions sur des témoins, pièces à conviction manipulées (un sac couleur chamois devient bleu), mise en examen a posteriori pour justifier votre extradition. Vous êtes pourtant bel et bien en prison pour plusieurs années, sans possibilité de recours. Comment ressentez-vous cette situation, et comment expliquez-vous l’incroyable incompétence et mauvaise foi de la justice et des forces de sécurités italiennes ?

L’Italie est le pays de la comedia del arte, mais l’enquête bolognaise n’a été qu’une piètre farce. Je dirais plutôt une parodie de spectacle, obscène et vulgaire. L’incompétence du parquet de Bologne, sa méconnaissance des affaires de lutte armée, si elle a joué un rôle décisif dans mon extradition (difficile à estimer dans un contexte où désormais le magistrat est tout et la procédure rien), pourtant n’explique pas tout. Dans le livre, je propose une analyse du contexte assez complexe qui caractérisait la situation italienne à cette époque. Il y a eu une convergence d’intérêts entre certains secteurs de la gauche judiciaire, les sommets de la police et de la droite gouvernementale. Les trois avaient intérêt à exporter l’enquête Biagi hors des confins de l’Italie, chacun pour éloigner de regards trop indiscrets leurs milieux respectifs. Le ministère de l’Intérieur, parce qu’il avait des responsabilités dans l’escorte enlevée à Biagi. Le gouvernement à cause d’un de ses ministres, qui avait dû démissionner après avoir insulté le cadavre de Biagi. La gauche, qui voulait sauvegarder la carrière politique du secrétaire général de la CGIL, mis en cause par des courriels de Biagi, écrits juste avant sa mort.

Dans le livre, vous évoquez une lettre anonyme qui vous invitait à vous repentir. Que disait-elle exactement et qu’en avez-vous pensé ?

Je l’ai reçue en novembre 2002, pendant mes cinq mois d’isolement. Le souffleur anonyme me conseillait de collaborer avec la justice et de faire une demande de grâce, si je voulais sortir du trou. Cela m’a rappelé 1984 de George Orwell. Un big brother contrôlait mon comportement dans le cachot. Quelqu’un pensait qu’après tant d’années je n’aurais pas tenu le coup. J’ai pensé à la misère à laquelle était arrivée l’Italie. Un pays qui enfante des espions, des repentis, des dissociés. Les inquisitions, catholique et stalinienne, ont trouvé dans ce pays la manière de s’entremêler. Là j’ai compris que mon corps ne leur suffisait plus, ils voulaient mon âme, ils avaient l’ambition de me rééduquer, de redresser ma morale. J’étais immergé dans le silence mortuaire de l’isolement et je sentais sur moi l’haleine de l’abjection totalitaire. Les sociétés modernes ont encore besoin de boucs émissaires. Désignés comme les coupables absolus, les prisonniers et les réfugiés politiques revêtent une fonction sociale très rassurante, permettant l’exportation du mal.

Vous mettez en opposition deux attitudes des anciens partisans de la lutte armée, la dissociation, et la tentative d’un bilan de la lutte armée. Pouvez-vous expliquer la différence entre les deux attitudes ?

La dissociation a été un contrat judiciaire, une clémence octroyée par l’Etat contre ses anciens ennemis en échange de leur soumission. Quelque chose de bien différent d’une légitime révision critique de ses propres positions ou changements d’opinion, ou encore d’une prise de conscience de l’épuisement d’un parcours politique et de la tentative de le dépasser. Il s’agit de l’exact contraire d’une posture de l’âme, d’un soubresaut de la conscience, qui aurait inspiré des nobles trajets de réflexion intérieure, libres, autonomes et indépendants. La dissociation s’est formalisée par une longue série de décrets et de lois spéciales, introduisant des traitements judiciaires et pénitentiaires à la carte, promulgués entre 1979 et 1987, qui ont transformé le procès et la prison en un marché des indulgences, une foire où l’on pouvait acheter un peu d’avenir en échange de son propre passé. « Le domaine de la récompense est le dernier asile où s’est retranché le pouvoir arbitraire », disait Jeremy Bentham. Depuis, ceux qui sont restés en prison ne l’ont plus été pour les faits qui leur étaient reprochés mais pour leurs idées ou personnalité.

Dans la manière de faire son deuil de la lutte armée, vous expliquez avoir privilégié, plutôt que la « dialectique chrétienne de la faute et du pardon », plutôt que les « génuflexions » ou les « croix de cendres sur le front », « la dialectique », « le dépassement », le fait de « tenter de contribuer à la compréhension d’une période historique traumatique ». Comment avez-vous entrepris ce projet dans vos années d’exil en France, notamment dans votre travail de chercheur à l’Université Paris 8, et poursuivez-vous le même but avec ce livre ?

Le début de ce parcours remonte aux mois qui ont suivi ma première incarcération, entre 1987-88. Il s’est poursuivi après ma remise en liberté, en décembre 1989. Je suis resté en Italie encore une année et demie et je me suis battu publiquement pour l’amnistie et pour ce que l’on appelait à l’époque le passage à un engagement politique public de masse. Normalement, on a tendance à nous représenter comme ceux qui sont venus en France pour rompre « avec la machine infernale de la violence politique ». En réalité, je suis arrivé à Paris pour fuir un pays qui refusait l’amnistie. La différence avec mes prédécesseurs était bien évidente. Le problème de la lutte armée était un chapitre collectivement réglé dans les années de prison. Le parcours universitaire m’a permis de revenir sur l’expérience politique qui s’était close, pour l’élaborer. J’ai publié un livre, à Rome et Paris, avec mon « grand frère » et camarade Oreste Scalzone(2). Mais face à un passé qui ne passe pas, ce temps révolu continuait aussi à être un présent tout à fait significatif. La continuité n’était pas dans les armes, comme on voudrait le faire croire aujourd’hui, mais dans ce système de l’urgence devenu une forme stable de régulation sociale, qui s’est pérennisé en multipliant les exceptions. Mon attention s’est donc adressée à ce phénomène qui a atteint, au moment de l’opération « Mains propres », son apogée. Après mon retour forcé en Italie, ce parcours de réflexion a été entièrement effacé. Mon existence en France a été réécrite, ma biographie politique réinventée à l’avantage des théorèmes judiciaires. Il fallait forcément que je sois la preuve vivante du passage de témoin entre vieilles et nouvelles générations de la lutte armée. Un rôle m’avait été attribué et je devais le remplir. Manifestement ce qui dérangeait le plus les autorités, mais aussi les clercs et une bonne partie de la société italienne, était ce travail de dépassement, cette tentative de dissoudre le passé dans le présent. Un effort vain et mal vu car non récupérable et intégrable aux logiques de la repentance.

Vous dénoncez, le « justicialisme », qui touche particulièrement la gauche, avec l’opération « Mains propres » par exemple. Comment le définiriez-vous ?

Le « justicialisme » n’est que le reflet idéologique d’un phénomène structurel : l’expansion globale du pouvoir judiciaire, c’est-à-dire l’hypertrophie de l’action pénale qui déborde de ses domaines traditionnels. La magistrature devient ainsi le pivot central de la régulation sociale, le nouveau démiurge qui règle tout. Elle doit satisfaire les désirs, combler les espoirs, consoler les détresses, compenser les dommages, soulager les malheurs. Ce nouvel interventionnisme est le résultat d’une conception agressive de la fonction judiciaire, élaborée dans des théories, comme celle de l’interférence et de la suppléance du pouvoir politique et législatif. Le juge assume un rôle politique toujours plus marqué, jusqu’à revendiquer une compétence illimitée, et l’action pénale occupe une place centrale dans la scène publique. La tripartition des pouvoirs est bouleversée à l’avantage d’un modèle de gouvernement judiciaire, où les traditionnelles théories de la représentation laissent place à un modèle de république des procureurs qui a l’ambition d’interpréter l’intérêt général sans suffrage et contrepouvoirs.

Vous critiquez, dans l’ouvrage, les limites d’un certain anti-berlusconisme, prenant pour exemple le chahut contre le vice-ministre italien de la culture lors du salon du livre à Paris, ou les rondes des « girotondi »(3), les imprécations du cinéaste Nanni Moretti. Comment définiriez-vous le berlusconisme et quel serait un antiberlusconisme efficace ?

Définir le berlusconisme comme une nouvelle forme de populisme, fondée sur la télécratie ou le césarisme médiatique, comme le font certains manuels de sciences po, me semble assez banal. Pour comprendre le berlusconisme, il faut se demander avant tout comment il est arrivé au pouvoir et pourquoi il est hégémonique. Questions habituellement refoulées et pour cause. L’illusion justicialiste a joué un mauvais tour à la gauche italienne. Le tsunami judiciaire des années 90, sur lequel elle avait reposé tous ses espoirs, n’a pas moralisé la vie politique, bien au contraire ; il a effacé seulement les figures traditionnelles de la médiation. La crise du système des partis en a été la conséquence la plus directe, facilitant l’entrée dans la vie politique, sans plus d’interfaces, des cadres issus du marché et de la société commerciale. Le parti-entreprise a pu ainsi gagner la route du gouvernement. Berlusconi n’a plus trouvé de véritables obstacles pour imposer son leadership charismatique d’homme providentiel, qui a remplacé l’archétype de la légitimité paternaliste-patriarcale par le pouvoir patrimonial. Depuis, le marketing politique est devenu, à droite comme à gauche, le modèle de référence. Une sorte de nouveau « vieux régime » est revenu à la mode avec l’achat des charges électives : le candidat non seulement finance sa campagne, mais achète sa propre candidature. L’activiste est recruté avec des contrats à temps partiel, l’électeur est flatté comme un client, charmé comme un quelconque consommateur et le suffrage réduit à un choix de produits en vente sur les rayons des grandes surfaces. La politique devient un « conseil pour les achats », les programmes ont l’allure de formules publicitaires et les alternatives de société se mesurent sur des dilemmes aussi essentiels qu’un choix entre une eau plate ou pétillante. Si la gauche n’est pas capable de rompre avec ce modèle, toute alternance électorale ne se réduira qu’à un berlusconisme sans Berlusconi.

Vous critiquez la coalition de l’Olivier(4) en comparant ses leaders à des « Schtroumpfs » soumis aux « bouffons » et aux « danseuses », écrivains, cinéastes, gens du spectacle, en soulignant la nouvelle notion de « classes moyennes réflexives ». Comment expliquez-vous ces phénomènes ?

Dans le livre, j’affronte la période de 2001-2002. Heureusement cette phase semble en déclin, même si l’idéologie justicialiste des rondes citoyennes, que quelqu’un a ennoblies par la notion de « classes moyennes réflexives », est toujours présente. Je crois que cette idéologie, qui fait de l’action pénale un mythe mobilisateur, de la répression émancipatrice ou purificatrice une ténébreuse croyance, s’explique par la crise des grandes narrations de l’histoire, par la désillusion et l’effondrement de tout espoir de palingénésie(5) sociale. Il s’agit d’une triste idéologie de substitution où la demande de « moralisation » a remplacé la critique et le projet. Procès, prisons, punitions et polices font désormais partie des lendemains qui chantent de la gauche...

L’Italie, dites-vous, ne s’est pas dotée de juridictions spéciales, mais se livre à une altération du droit pénal courant. Quelle différence faites-vous entre les deux ?

La spécificité du cas italien s’inscrit dans une évolution de la catégorie de l’exception classique, qui ne se présente plus comme une interruption de la norme, une suspension limitée, totale ou partielle, de la légalité ordinaire à l’avantage d’une légalité extraordinaire (cours de sécurité de l’Etat, tribunaux spéciaux) ou de la création d’un espace vide de droit (camp d’internement). L’exception, au contraire, s’est transformée en règle et a été absorbée par le système juridique ordinaire, qui n’est plus provisoirement interrompu mais simplement intégré, renforcé par le recours à un vaste arsenal de lois spéciales. Si Agamben a parlé d’un étrange hybride, lorsque l’exception classique ressortait d’une décision de droit qui suspendait le droit, au contraire ce nouveau modèle de l’urgence rend obsolètes toutes les objections liées à la nature extra-juridique de l’exception. Elle rentre désormais de plein droit dans les institutions juridiques de l’Etat constitutionnel, grâce à un véritable paradoxe qui fait du formalisme juridique non plus l’antagoniste mais le réceptacle de la doctrine de l’urgence. L’introduction de mesures extraordinaires et spéciales à caractère permanent et intemporel, dont la justification légale impose une mise en forme juridique de plus en plus complexe, masque la rupture vis-à-vis de la norme. Ne pouvant plus faire disparaître l’exception, la doctrine s’emploie à l’assimiler et à la constitutionnaliser. Voilà pourquoi le président de l’association de la magistrature italienne, Bruti Liberati, peut écrire dans Le Monde que l’Italie n’a jamais eu recours à des lois spéciales, quand en réalité elle a largement alourdi le chapitre du code pénal sur les délits contre la personnalité intérieure de l’Etat, déjà hérité du fascisme. Inutile de dire que beaucoup des arguments utilisés par les nombreux écrivains intervenus lors de l’affaire Battisti étaient mal choisis et contre-performants. Mais cela est dû au fait que la société française, même si elle a offert refuge aux militants italiens des années 70, n’a jamais développé une réflexion de fond, mis à part quelque secteur minoritaire, sur ce qui s’était passé de l’autre côté des Alpes.

Plusieurs films sont sortis qui traitent de l’histoire de ces années : récemment, Buogiorno Notte, ou Nos meilleures années de Giordana. Quel regard portez-vous sur ces films, quel impact ont-ils eu en Italie ?

En prison, il n’y a pas de cinéma et pour certains même la présence de la télé est un luxe de trop. Donc je ne peux que donner une réponse partielle. Je n’ai pas vu Buogiorno Notte, mais j’ai suivi les discussions dans la presse. Par contre, la Rai nous a fait le cadeau de passer le film de Giordana. Ces deux ouvrages pour la première fois rompent avec la tradition du complot. C’est peut-être leur seul mérite, puisque dans le film de Bellocchio, les militants des Brigades rouges sont représentés comme des sujets ayant besoin d’un suivi psychanalytique, stupides et un peu fous. Dans la fiction de Giordana, les choses ne sont pas meilleures. Au cours d’une insupportable reconstruction narcissiste des quarante dernières années d’histoire vécues par la génération soixante-huitarde, farcie d’omissions et d’hypocrisies, revue et corrigée selon les valeurs actuelles de l’Olivier, un peu bon enfant et boy scout, la fille « terroriste » y apparaît sous un air hystérique et halluciné, avec ses camarades forcément ravagés par le fanatisme idéologique. On est en pleine caricature anthropologique. Jamais les auteurs n’arrivent à reconstruire les raisons et les discours réels des personnages qui se sont engagés dans la lutte armée, en laissant le jugement final au public. C’est toujours le grotesque qui domine. J’essaie d’imaginer La Bataille d’Alger non plus filmée par Gillo Pontecorvo mais par ces gens-là. Comment en seraient-ils sortis, les résistants algériens ?

Dans une lettre publiée peu de temps après votre arrestation dans un quotidien italien, vous écrivez à Erri de Luca, qui préface votre livre : « Nous ne descendrons pas muets dans le gouffre ». Dans des conditions de détention parfois difficiles, alors que vous avez le sentiment d’être victime d’une revanche sur l’histoire, qu’est-ce qui vous donne la force de ne pas rester muet, de ne pas céder au désespoir ?

Cette phrase, l’envers d’un vers de Cesare Pavese, je l’ai payée avec plusieurs mois d’isolement. Quelqu’un au sommet de l’Etat avait voulu la prendre pour une menace. Ce qui démontre l’atmosphère que l’on respire en Italie : une démocratie qui a peur des mots et qui aime une seule parole, la sienne. En Italie, il n’y a pas un ministre de l’Intérieur « poète », comme en France. Les fréquentations littéraires ne sont pas à la mode. Où je trouve la force ? « L’homme n’est pas entièrement impuissant en face du sort qui lui est fait », disait Camus.

Remerciements aux Editions Textuel.


Note1 : Economiste et juriste, conseiller du ministre du Travail, a été assassiné le 19 mars 2002 par un groupe se réclamant des Brigades Rouges.

Note2 : La révolution et l’Etat - insurrections et contre-insurrection dans l’Italie de l’après 68, Dagorno, 2000.

Note3 : Apparu en janvier 2002, ce mouvement citoyen proche du centre-gauche, manifeste par le moyen de rondes organisées autour de bâtiments publics (palais de justice, télévision publique). Il a pour but de défendre les droits menacés par Berlusconi.

Note4 : Coalition de centre-gauche composée principalement des Démocrates de gauche (DS) et du Parti des communistes italiens (Pdci), scission orthodoxe de Refondation communiste. Au pouvoir depuis 1996, elle a été battue par la coalition de Berlusconi en 2001.

Note5 : Renaissance des êtres ou des sociétés conçue comme source d’évolution et de perfectionnement. - Figuré et littéraire : Retour à la vie. (Le Petit Robert).

http://paolopersichetti.over-blog.com/

Messages

  • L’immense et subtile intelligence, alliée à sa vertu ataraxique à supporter avec un extrême détachement les conditions corporelles les plus dures, qui apparaît encore dans ce simple entretien, ne devrait cependant pas nous faire oublier pour l’horrible et l’inquiétant de la situation personnelle de Paolo Persichetti, véritable premier prisonnier d’opinion du "néo-goulag libéral avancé" de cette "Constitution européenne" en voie de formation.
    Les ravages du "pan-pénalisme" et de la Justice punitive comme dernier élément de Politique, c’est ce que promettent les partisans du "gouvernement" des juges et des experts. C’est aussi le gouvernement des polices, érigées en sur-rationalité de tout appareil de pouvoir (économique, scientifique, législatif, culturel). C’est la logique du controle/dissuasion/répression, assimilable à une action de guerre de "basse intensité", qui colonise le judiciaire., jusque dans ses disputes à propos d’intérêts privés. les commissaires d’un système normatif de controle et de sanction se répandent partout : de sécurité, aux comptes, de sapeurs pompiers, et d’inspection aux armées ( urgence humanitaire, ONG type "tsunami").
    La puissante réflexion intellectuelle et philosophique de Persichetti nous enjoins de se pencher sur ces questions : commençons par le lire très attentivement.