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Etat des lieux de la Russie capitaliste

Publie le mercredi 12 décembre 2007 par Open-Publishing

Bien que ne jouant plus un rôle de premier ordre dans le système-monde, la Russie reste un pays important de par son parcours historique et ses extraordinaires ressources naturelles (pétrole, gaz naturel et minéraux). Depuis la restauration de l’économie capitaliste, les inégalités, la corruption, les déséquilibres sociaux et régionaux ont pris des proportions inédites.
La potion magique qui devait régler tous les problèmes de la société russe s’est révélée toxique pour les masses populaires. Les quelques caciques économiques qui font tant parler d’eux témoignent, non pas du développement du pays, mais des terribles injustices du nouvel ordre.

Certains (comme le vice-premier ministre Dmtri Medvedev) mettent en avant le progrès du PIB par habitant pour en dégager la supériorité du régime capitaliste. Or cet indicateur strictement économique est insuffisant pour rendre compte du niveau de bien-être. Pour ce faire, il faut inclure également les données relatives aux niveaux moyens de santé et d’éducation.
Les coûts humains du développement économique de la Russie et de sa transition fulgurante vers le modèle capitaliste sont inchiffrables.
Le pouvoir politique, qui arbitre les intérêts de différents clans, a imposé des mesures antisociales sans précédent. Le capitalisme adopté en Russie a détruit en un temps record toutes les formes de solidarité de l’ancien modèle sans y substituer quoi que ce soit. Ce pays est devenu un paradis pour investisseur et entrepreneur sans aucun contre-pouvoir des classes laborieuses. La ligne de faille économique qui ne fait que s’approfondir a décomposé la société russe : chômage, destruction des systèmes publics d’éducation et de santé, accroissement de l’alcoolisme, violence, corruption, diminution de l’espérance de vie. Alors que l’espérance de vie moyenne mondiale est de 70,5 ans, elle est de 59 ans pour les hommes en Russie selon le Comité d’Etat de Statistique de la Fédération de Russie « Goskomstat ».

La privatisation qui était censée avoir un caractère populaire a vite mené à une extraordinaire concentration du capital. En quelques temps, les ressources du pays se sont retrouvées entre les mains de quelques personnes. Des hommes d’affaires sans vergogne et des politiciens affairistes vivent et spéculent sur le dos des masses. Ce capitalisme sui generis correspond aux circonstances politiques, historiques et économiques particulières du pays. L’économie de rente favorise en effet la corruption dans l’attribution des marchés. L’accumulation capitaliste primitive s’est réalisée comme souvent dans l’histoire dans le chaos et la violence. Elle s’est faite au pas de charge dans le mépris du protocole légal. Ce dépouillement du patrimoine national s’est produit sous le patronage des instances internationales qui ont assuré la logistique technique, intellectuel et économique. « L’aide » consentie à la Russie a grevé sa souveraineté politique au point que l’on est en droit de se demander si l’insolvabilité de la Russie n’a pas été organisée. Le F.M.I. a d’abord imposé le cadre légal qui a permis aux capitaux de s’expatrier ainsi qu’aux rentrées fiscales de s’évaporer. Malgré une balance commerciale positive, la Russie a été contrainte de continuer de s’endetter. Ainsi, le F.M.I. a dû prêter à la Russie parce que les conditions qu’il lui imposait rendaient ces prêts inévitables.

Après « la transition d’une économie planifiée vers une économie de marché », un état des lieux s’impose.

Santé et alcoolisme :
La désagrégation du système de santé publique a causé une forte progression des maladies contagieuses sur une courte période : sida, diphtérie, tuberculose, choléra, typhoïde, typhus. L’épidémie de sida, selon un rapport du Programme des Nations unies pour le Développement (Pnud), est particulièrement préoccupante. Cette maladie qui touche officiellement quelque 500 000 Russes menace pour les années à venir des millions de personnes selon les estimations du Rand. D’autres maladies comme la tuberculose, l’hépatite B connaissent également une croissance exponentielle alarmante. Depuis que l’accès aux soins de santé n’est plus garanti, le nouveau système de santé privé ne couvre pas les couches de populations les plus défavorisés.

Les morts violentes distinguent la Russie par rapport à d’autres pays capitalistes. Un grand nombre d’accidents, de suicides ou d’homicides paraît être en rapport avec une consommation excessive d’alcool. Cette consommation est certes ancrée dans la culture du pays mais la libéralisation du marché a accentué ce travers. Depuis que l’Etat a perdu le monopole d’Etat sur les produits alcoolisés, on observe la multiplication dans les villes de points de vente ininterrompus.
Un homme russe consomme en moyenne 5 bouteilles de Vodka par semaine et est sujet plus que quiconque à des incidents cardio-vasculaires. L’alcoolisme, le tabac, la drogue, les mauvaises conditions de vie, la dégradation du système de santé et l’absence de politique sociale expliquent partiellement l’érosion de l’espérance de vie.

La condition féminine :
Toutes les conditions sont réunies pour que les femmes russes (chômage, délitement du lien social, alcoolisme croissant) soient livrées aux formes d’exploitation et de violence les plus ignobles. Selon un rapport de l’Unicef, 14.000 femmes sont tuées chaque année par un proche parent. Les viols connaissent aussi une inflation du même type : environ 11 000 femmes ont été victimes d’un viol où d’une tentative de viol en 1996. En raison d’une impunité quasi absolue, la prostitution a été érigée en système et les femmes en biens d’exportation. Ce sont chaque année des dizaines de milliers de filles de l’Est qui viennent se prostituer dans le cœur des cités occidentales. Des réseaux mafieux parfaitement organisés essaiment à l’ombre de la complicité silencieuse des autorités politiques et judiciaires.

Crime et corruption :
La réformation du régime économique a vu surgir des nouveaux opérateurs liés au crime organisé et a réhabilité les anciens membres de la nomenklatura les mieux préparés. Dans un premier temps, la répartition s’est faite en l’absence de toutes règles jusqu’à ce que l’usage en définissent. Les autorités politiques et les criminels ont développé peu à peu et par la force des choses des liens organiques. Ceux qui disposaient d’un capital de départ étaient fort logiquement déjà compromis dans des entreprises de corruption et étaient donc en cheville avec les pouvoirs publics. Les ressources stratégiques nationales vont être réparties entre ces personnes et les profits prodigieux seront mis à l’abri à l’étranger.
La criminalité de droit commun prospère avec aisance sur le terreau de la pauvreté. La transformation sociale du pays a désœuvré beaucoup de russes qui ont perdu leurs avoirs et leurs espérances. Ils n’avaient plus rien à attendre de l’Etat et devaient compter sur leurs propres forces. La criminalité est devenue aux yeux de certains la seule voie de compensation possible. Les niches délaissées par l’Etat ont dès lors été occupées par des criminels organisés.
L’écart entre les 10 % de Russes les plus riches et les 10 % les plus pauvres est de 20 contre 1, alors qu’en Occident on considère qu’il ne dépasse pas les 10 contre 1 ou même les 6 contre 1 pour les pays les mieux développés. Le différentiel d’inégalité en Russie est un des plus élevé au monde.
L’Indice de perceptions de la corruption (IPC) est un comparateur qui classe les pays sur une échelle de 0 (pays le plus corrompu) à 10 (probité élevée). La Russie occupe cette année le 143e rang (sur 180), qu’elle partage avec la Gambie, l’Indonésie et le Togo. La note IPC est de 2,3, ce qui témoigne, du caractère structurel du problème de la corruption en Russie.

Ultranationalisme et racisme :
On observe depuis la désintégration de l’Union Soviétique l’exacerbation inquiétante des tendances nationalistes et la requalification des théories racistes.
L’essor de la violence à motivation raciste vise plus particulièrement les communautés non blanches et notamment caucasiennes. Pour l’année 2005, un rapport d’Amnesty International évalue à 28 morts et 366 blessés les victimes des attaques racistes. L’association de défense des droits de l’Homme Sova estime quant à elle à une cinquantaine le nombre de meurtres racistes commis entre 2005 et 2006.
Le racisme s’institutionnalise et les administrations adoptent des lois discriminatoires : les petits vendeurs étrangers sont interdits depuis peu de vente sur les marchés de Moscou et d’ailleurs. Cette loi témoigne de l’exclusivisme racial grandissant en Russie et des menaces qui pèsent sur les minorités ethniques. Selon les sondages de l’Institut de recherches politiques et sociales de l’Académie des Sciences de Russie, en 2004 et 2005, 57% des Russes interrogés admettent que voir un étranger provoque généralement chez eux une réaction négative.

Ce sombre constat risque encore de s’aggraver. La Russie s’engonce dans un système économique et politique qui déchire son territoire et qui plonge les masses dans une misère noire noyée dans la vodka. D’un pays qui n’a jamais été un modèle de socialisme, la Russie est devenue un modèle abouti de capitalisme avec tous les droits pour les uns et aucun pour les autres.

Emrah KAYNAK