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FRANCE : LES DETTES PUBLIQUES LOCALES UN ENJEU CITOYEN ESSENTIEL

par Patrick Saurin

Publie le lundi 21 novembre 2011 par Patrick Saurin - Open-Publishing
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Nous allons aborder le sujet de la dette publique considérée au niveau local car, à côté des États, les collectivités (régions, départements, communes, structures intercommunales), les établissements publics (les hôpitaux notamment) et les associations ont eux aussi recours à l’emprunt pour financer leurs investissements.

Cet exposé s’adresse aux non-spécialistes des questions de finances locales[1].

Après avoir présenté quelques données essentielles pour disposer d’une vue synthétique et claire du sujet, nous essaierons d’identifier les raisons de la crise que traversent de nombreuses collectivités ainsi que les établissements publics du fait des prêts toxiques en expliquant leur origine, leur mécanisme et le rôle joué par les différents acteurs concernés. Nous examinerons les conséquences de ces prêts et donnerons un aperçu des contentieux juridiques auxquels ils ont donné lieu. Enfin, et c’est le but de cet exposé, nous proposerons quelques pistes de nature à permettre aux collectifs citoyens de poser les premiers jalons d’un audit de leurs collectivités, en particulier celles qui se trouvent en difficulté du fait de prêts toxiques.

Quelques chiffres pour commencer

À la fin de l’année 2010, l’encours de la dette des collectivités territoriales au sens large s’élevait à 163 milliards d’euros, soit environ 10 % du total de la dette publique française estimée à 1 646 milliards d’euros à la fin du 1er trimestre 2011.

L’encours de la dette des établissements publics de santé était de 24 milliards d’euros en 2010, alors qu’il n’était que de 10,1 milliards d’euros 7 ans plus tôt en 2004[2].

Quant au logement social, le total de ses dettes financières était estimé à 89,5 milliards d’euros à la fin de l’exercice 2008.

Selon les chiffres de Finance Active, en 2010, le financement du secteur public local était essentiellement assuré par 3 gros prêteurs : Dexia (32 %), BPCE (24 %) et le CRCA (16 %). La Société Générale (10 %) et la CDC (6 %) occupent une place de second plan.

Les données officielles sont loin d’être suffisantes pour nous éclairer puisque dans son rapport de juillet 2011, intitulé La gestion de la dette publique locale, la Cour des Comptes relève qu’ « il n’existe pas dans les statistiques publiques de données disponibles sur la structure de la dette locale. Il est ainsi impossible de savoir, au-delà des montants des encours publiés annuellement par le ministère du budget et l’INSEE, de quels types d’emprunts ces encours sont constitués ou d’en connaître la maturité moyenne ainsi que leur ventilation par type de taux d’intérêt. »[3]

Dans le rapport précité, la Cour estime que « l’encours de la dette locale (collectivités, établissement de coopération intercommunale et divers syndicats) intègre environ 30 à 35 milliards d’euros d’emprunts structurés dont 10 à 12 milliards d’euros présentent un risque potentiellement élevé. »[4] La situation est particulièrement dramatique pour certaines collectivités comme par exemple le Conseil général de Seine Saint-Denis dont la dette, selon un rapport de Michel Klopfer, était composée en septembre 2008 de 97 % de produits structurés avec 31 % des encours situés hors charte au niveau le plus dangereux.

Le 21 septembre 2011, en publiant la liste des collectivités et des établissements hospitaliers victimes des prêts toxiques à partir d’un listing de Dexia, Libération a chiffré à 3,9 milliards d’euros le surcoût à payer pour les collectivités (par exemple 26,5 millions d’euros pour la ville de Nîmes, ce qui correspond à 30,88 % de son encours total de 85,8 millions d’euros) et à 500 millions d’euros le surcoût pour les hôpitaux (par exemple, 26,7 millions d’euros pour 10 établissements du Nord Pas de Calais, 49 millions pour 26 établissements en Ile-de-France et 2,5 millions d’euros pour le CHU de Nîmes). Les associations ne sont pas épargnées car la carte des emprunts toxiques publiée sur le site de Libération mentionne l’Association éducative Arc-en-ciel dans la Gard dont la dette de 4 838 000 euros présenterait un surcoût de 633 000 euros. Observons que dans le même temps, le projet de loi de financement de la sécurité sociale de 2012 prévoit une nouvelle diminution des crédits hospitaliers de 442 millions d’euros qui va contribuer à aggraver cette situation. Cette décision va se traduire par des fermetures d’unités et des suppressions de postes, c’est-à-dire par une dégradation de notre système de santé. Même si les chiffres du listing datent de fin 2009 et nécessitent une actualisation, selon Nicolas Cori, le journaliste de Libération, on peut considérer que l’estimation actuelle du coût du risque supporté par les collectivités reste aujourd’hui proche de la réalité. Les montants du surcoût des intérêts dû aux prêts toxiques avancés par Libération proviennent des calculs faits par Dexia qui a réalisé une simulation actualisant le montant des intérêts en fonction de l’évolution des taux projeté dans le temps et chiffrant le surcoût par rapport aux intérêts calculés au moment de la signature initiale. Ces surcoûts sont des estimations dans la mesure où les montants définitifs ne seront connus qu’au moment où les prêts auront été totalement remboursés. Dexia a dû réaliser ce travail d’estimation pour calculer son propre risque en fonction des produits qu’elle détient. Les autorités imposent aux établissements financiers le calcul quotidien d’une Value at Risk ou « Valeur sous risque » (c’est une notion utilisée pour estimer le risque couru)[5]. Mais Dexia l’a aussi fait parce qu’elle a mis en place un système de couverture auprès d’autres grandes banques. Cette valorisation quotidienne des produits de Dexia en fonction de l’évolution des cours, appelée « mark-to-market » (ou « juste valeur ») s’oppose à la valorisation au coût historique, qui prend en compte le prix d’un actif à la valeur d’achat.

Les prêts toxiques qu’es-aco ?

Jusqu’au début des années 2000, les collectivités et établissements publics souscrivaient pour l’essentiel des prêts à taux fixe ou à taux révisable. Le prêt à taux révisable voyait le montant des échéances évoluer, à la hausse ou à la baisse, en fonction de l’évolution d’un indice. Mais à chaque échéance, l’emprunteur disposait de la possibilité de sortir du taux révisable et de consolider son capital restant dû sur du taux fixe pour la durée résiduelle du prêt. Cette transformation pouvait se faire assez facilement et le fait que beaucoup de ces emprunts étaient souscrits avec des échéances trimestrielles limitaient sensiblement le risque pour l’emprunteur qui souhaitait sortir du taux révisable si la conjoncture se montrait défavorable.

À côté de ces prêts classiques, les collectivités ont eu la possibilité de souscrire des produits dérivés (essentiellement les options, les contrats à terme ou future et les contrats d’échange de taux appelé swap) supposés les garantir et optimiser leurs gains. Ces produits dérivés, commercialisés isolément au début, ont ensuite été directement intégrés dans les offres d’emprunt sous la forme de produits encore plus sophistiqués, appelés « emprunts structurés », grâce auxquels l’emprunteur bénéficie d’un taux d’intérêt minoré pendant les premières années d’amortissement de son emprunt, en contrepartie d’un risque reporté sur les annuités futures. Construits sur des montages complexes et peu lisibles associant dans un même contrat un emprunt bancaire et une clause sous-jacente construite à partir d’un ou plusieurs produits dérivés, ces emprunts présentent un risque important car les taux sont fonctions de l’évolution d’indices que ne maîtrisent pas les collectivités, en particulier ceux relatifs au cours des devises.

Ces prêts structurés offrent au départ des taux alléchants mais la plupart du temps cela ne dure pas, car leur taux sont indexés sur des évolutions de monnaies (le franc suisse, le yen, etc.) soumises à des mouvements spéculatifs incontrôlés et peu prévisibles. Certains dépassent aujourd’hui les 15 %, voire 25 % pour ceux dont le taux est établi sur le cours de change euro/franc suisse). Ce type de montage financier a été établi par les banques pour attirer les clients en mettant en avant des annuités attractives au début, mais en faisant supporter à ces clients la totalité du risque pour les autres annuités, et ainsi les garder captifs car les conditions de sortie sont difficiles du fait d’une indemnité de remboursement anticipé importante. On touche bien du doigt ici que c’est l’emprunteur qui supporte le risque de taux et non la banque. En clair, contrairement aux discours qui leur avaient été tenus par les banques au moment de la souscription de ces contrats, les prêts structurés avec leurs 3,9 milliards d’euros de surcoût représentent à l’heure actuelle un pari perdant pour les collectivités locales et à travers elles les contribuables.

L’intérêt du client semble bien peu préoccuper les banques. Ainsi, la direction des collectivités locales du Groupe des caisses d’épargne justifiait la mise en place du prêt Helvetix II en indiquant dans sa note de communication du 27 novembre 2006 : « l’objectif de ce produit est de « battre » les produits de change euro/franc suisse proposés par les concurrents ». D’abord, prime l’intérêt de la banque dans une concurrence qui se traduit par une fuite en avant dans le risque et la complexité. L’intérêt de la collectivité, on a bien du mal à le percevoir.

Nous utilisons ici l’appellation « prêt toxique » par commodité de langage, mais dans la mesure où elle met l’accent sur l’effet et non sur la cause, il est justifié de lui substituer une autre expression telle que « prêt extorquant » ou « prêt léonin ». Cela permet de souligner que le créancier exige de son débiteur le remboursement d’une dette illégitime.

Banques, élus, Etat, organes de contrôle : qui est responsable ?

Si l’on se garde de toute naïveté et de tout manichéisme, on doit reconnaître que les responsabilités sont partagées entre ces différents acteurs. Par ailleurs, chaque cas étant un cas d’espèce il importe à l’occasion de l’analyse d’une collectivité, d’un hôpital ou d’une autre structure en particulier d’évaluer les parts respectives de responsabilité à l’origine des difficultés financières de la structure considérée.

Un premier élément tient à la diminution des recettes des collectivités et des établissements eu égard à des missions toujours plus étendues et toujours plus coûteuses. Pour les collectivités locales, le transfert des recettes n’a pas suivi le transfert de compétences opéré par l’Etat lors du processus de décentralisation. D’où souvent la nécessité de recourir à l’emprunt de façon plus importante dans le financement des investissements.

L’Etat est aussi responsable de ne pas avoir réglementé le mode de financement des collectivités et des établissements publics et de n’avoir pas su adapter son rôle de contrôle à une nouvelle réalité qu’il ne pouvait que constater. Ce n’est que le surgissement de certaines situations aussi scandaleuses que dramatiques qui l’ont amené à intervenir, mais tardivement et superficiellement.

Les instances de contrôle de l’Etat (Préfets et Cour des comptes) sont également responsables à nos yeux du fait de leur manque de réaction, car il y a eu des alertes, des mises en garde qui n’ont hélas pas été suivies d’effets. Pourtant la Cour des comptes n’ignorait pas la réalité de la situation. Dans son rapport public particulier de novembre 1991, elle relevait que les collectivités avaient assez généralement entrepris de « diversifier leur encours de dette soit à l’occasion d’opérations de renégociation soit en concluant de nouveaux emprunts utilisant des formules parfois complexes », et elle ajoutait : « cette orientation ne semble pas avoir toujours été bien maîtrisée »[6]. Elle relevait déjà que « pour le recours aux emprunts en devises, les défaillances techniques s’ajoutent aux déconvenues liées au risque de change »[7]. Enfin, elle s’interrogeait sur le recours à des intermédiaires financiers plus soucieux de leurs commissions que de conseil[8].

D’autres mises en garde sont venues ensuite rappeler les risques inhérents au manque d’encadrement des collectivités locales en matière d’emprunt. Ainsi, le rapport du 16 juillet 2008 de FitchRatings, intitulé La dette structurée des collectivités locales : gestion active ou spéculation ?, était on ne peut plus clair sur ses constats et ses préconisations. Les analystes faisaient le constat que « les produits structurés… s’avèrent extrêmement risqués pour leurs souscripteurs »[9] en relevant ce scandale : « Les prêteurs ont donc réussi à imposer une situation paradoxale où, au lieu d’être rémunérés pour prendre un risque (de crédit) supplémentaire, ils l’ont été pour faire prendre un risque (de taux) à leurs clients. »[10] Les analystes ont également pointé que les produits structurés étaient en contradiction avec deux des principes fondamentaux de la comptabilité publique : le principe de prudence et le principe de la spécialisation des exercices[11]. Quand il a été entendu en 2011 par la Cour des comptes, le président de FitchRatings a rappelé à celle-ci la mise en garde formulée par son agence en 2008 et lui a suggéré d’annexer à son rapport de juillet 2011 celui de son agence du 16 juillet 2008. La Cour n’a pas jugé utile de le faire, ce que nous interprétons comme le signe d’une volonté de passer sous silence les responsabilités qui sont les siennes pour ne pas avoir formulé en temps utile des propositions radicales visant à interdire certains produits et encadrer de façon draconienne le fonctionnement d’autres.

Les élus, du moins certains d’entre eux portent une part de responsabilité pour avoir succombé au miroir aux alouettes des prêts toxiques. Payer moins d’intérêts les 3 premières années du prêt leur permettait de limiter les charges financières au cours du mandat et faciliter leur réélection, ou en cas de problème reporter sur le successeur l’augmentation des charges. On ne peut qu’être stupéfait face à la crédulité, la légèreté pour ne pas dire l’incompétence de certains responsables qui ont fait souscrire à leur collectivité ou établissement des emprunts particulièrement risqués. Mais DEXIA n’hésitait pas à employer les grands moyens pour emporter leur décision, par exemple en organisant quelques voyages d’agrément ou séminaires sur la nouvelle comptabilité M14 au cours desquels la table d’hôte primait sur les tables de la comptabilité.

En conclusion, même si chacun des acteurs a sa part de responsabilité dans cette affaire, on peut s’accorder sur le fait que les banques sont les principales fautives. En effet, ce sont elles qui ont construit les produits toxiques dans le but principal de garder captives des collectivités et des établissements publics en leur laissant supporter entièrement un risque que ces emprunteurs étaient incapables d’appréhender et de maîtriser. Qui plus est, lors de la commercialisation de ces prêts elles n’ont pas souvent joué leur rôle de conseil.

Mais que fait le législateur ?

Nous avons vu que dès 1991, la Cour des comptes signalait dans ses rapports un certain nombre de risques et de dysfonctionnements.

Selon la circulaire du 15 septembre 1992 relative aux contrats de couverture de taux d’intérêt offerts aux collectivités et aux établissements publics locaux, le contrôle de légalité doit permettre de s’assurer que les actes pris concourent à l’intérêt général. L’engagement des finances des collectivités locales dans des opérations de nature spéculative, par définition contraires à l’intérêt général, ne relève donc pas des compétences qui leur sont reconnues par la loi. Les actes ayant un tel objet doivent être déférés par le représentant de l’Etat au juge administratif, sur la base notamment de l’incompétence et du détournement de pouvoir.

Compte tenu des risques supplémentaires ainsi pris, les produits dérivés ne sont alors plus souscrits par la collectivité à des fins seulement de couverture mais plutôt d’optimisation financière et peuvent alors, dans certains cas, être considérés comme des produits spéculatifs.

Destinée à consigner les meilleures pratiques des banques et des collectivités territoriales en vue d’assurer un financement adapté, une « charte de bonne conduite entre les établissements bancaires et les collectivités locales » (dite charte Gissler) a été signée le 7 décembre 2009. Elle prévoit 6 engagements, notamment le fait pour les banques de renoncer à proposer aux collectivités des produits exposant à des risques sur le capital et des produits reposant sur certains indices à risques élevés, ou l’obligation de présenter leurs produits selon une classification normalisée faisant ressortir leur degré de complexité et leur niveau de risque. De leur côté, les collectivités s’engagent à faire un effort de transparence et d’information sur leur politique de recours à l’emprunt.

La diffusion de cette charte a été suivie de la publication d’une circulaire du 25 juin 2010 (reprise dans une instruction du 3 août 2010) qui fait le point sur les différentes règles applicables à l’emprunt et aux produits de couverture et attire l’attention sur les risques relatifs à la gestion active de la dette.

Les recours juridiques

La réglementation n’ayant pas prémuni à temps les collectivités crédules ou irresponsables contre les risques des prêts structurés, les élus dont les collectivités ont été gravement affectées (infectées) par les prêts toxiques n’ont eu d’autre voie que le recours en justice.

Comme toute victime d’actes délictueux, une commune peut intenter une action civile en indemnité devant les juridictions judiciaires, en vue de la réparation de dommages qu’elle a subis. Cette action s’inscrit dans le cadre de l’article L.2122-21 8° du code général des collectivités territoriales qui édicte que le maire est chargé « de représenter la commune soit en demandant, soit en défendant ».

A ce jour, on observe une multiplication des actions en justice par des collectivités qui agissent à la fois au pénal et au civil. Ces actions sont autorisées par l’article L. 2122-22-16° du code général des collectivités territoriales qui dispose que le maire peut par délégation du conseil municipal être chargé « d’intenter au nom de la commune les actions en justice ou de défendre la commune dans les actions intentées contre elle, dans les cas définis par le conseil municipal ».

Il faut préciser que la justice n’a pas donné raison au plaignant dans plusieurs cas.

Ainsi, dans le cadre d’une opération de renégociation, la commune de Servian (dans l’Hérault) a été déboutée début juin 2011 par le juge des référés du tribunal de grande instance de Nanterre de sa plainte contre Dexia auprès de laquelle elle sollicitait l’autorisation de procéder au remboursement anticipé du capital restant dû de six prêts « classiques » (c’est-à-dire « non-toxiques »). Le juge a considéré que Servian, en sa qualité de commune, "ne peut être considérée comme un consommateur", et donc n’avait pas la possibilité de procéder à tout moment au remboursement de ses prêts.

La commune de Rosny-sur-Seine dans les Yvelines, a déposé une plainte avec constitution de partie civile contre Dexia Crédit local devant le tribunal de grande instance de Versailles. La plainte de la mairie de Rosny-sur-Seine vise des faits d’"escroquerie en bande organisée" et "tromperie". Une précédente plainte avait été déposée en 2010 par la commune, qui avait donné lieu à l’ouverture d’une enquête préliminaire. Pourtant Dexia avance que cette commune n’a aucun encours structuré chez elle et précise que les crédits contractés auprès d’elle sont tous à taux fixe et ces taux sont bas (selon Latribune.fr, ces taux fixes seraient de 3,9%). Sur le listing de Dexia publié sur le site de Libération[12], cette commune ne figure pas dans la liste des collectivités impactées par des emprunts toxiques. Le juge n’a pas rendu sa décision à ce jour.

En février 2011, asphyxié par les prêts toxiques (représentant 97 % de son encours dont 31 % avec le risque le plus élevé), le Conseil général de Seine-Saint-Denis a assigné trois banques (l’irlando-allemande Depfa, Dexia ainsi que Calyon, la banque d’affaires du Crédit agricole). Le Conseil général fonde son recours juridique sur deux motifs en faisant observer que deux principes président à la conclusion de tout contrat :

1) les personnes qui le concluent doivent avoir la compétence pour le faire.

2) le consentement des personnes ne doit pas reposer sur une erreur sur la nature ou l’objet du contrat.

Pour le Conseil général, ces deux principes n’ont pas été respectés au moment de la signature des contrats portant sur les emprunts structurés. Il considère que ces principes ont été bafoués et estime fondée son assignation en justice en vue d’obtenir l’annulation des contrats relatifs aux emprunts toxiques.

Le premier argument met en avant la capacité du département à signer de tels contrats. En effet, les collectivités locales ne peuvent spéculer, comme l’indique la circulaire du 15 septembre 1992 selon laquelle « les collectivités locales ne peuvent légalement agir que pour des motifs d’intérêt général, ce qui exclut la finalité purement spéculative ». Or, dans les prêts structurés, le taux variable est indexé sur des données clairement spéculatives, car il conduit une collectivité française à jouer sa dette au gré des fluctuations des taux de change, extrêmement volatiles, surtout en période de crise économique. Les contrats sont donc nuls sur le fondement de l’article 1108 du code civil qui impose la capacité du contractant à signer le contrat.

Le second argument invoque le défaut de conseil de la part de l’emprunteur car les collectivités n’avaient pas toute l’information requise pour signer ces contrats. Les banques se sont bien gardées de détailler les risques encourus. Pire, elles ont volontairement donné des informations exagérément optimistes, voire erronées, en garantissant une quasi-absence de risque. Elles n’ont pas répondu à leur obligation d’information et encore moins de mise en garde dans le domaine des opérations spéculatives. Elles savaient que les collectivités n’étaient pas équipées pour apprécier les risques encourus. Le propos de Claude Bartolone, le président du Conseil général de Seine Saint-Denis, ne donne lieu à aucune ambigüité : « Ce sont carrément des traders que nous aurions dû avoir dans nos directions financières, pour comprendre et suivre l’évolution des emprunts toxiques ».

En l’absence d’information claire et détaillée sur le contenu des contrats portant sur des emprunts toxiques, on peut considérer que le consentement des collectivités n’a pas été valablement donné. En conséquence, les contrats de prêts doivent être considérés comme nuls.

Le département invoque ici les articles 1108, 1109 et 1116 du code civil.

Article 1108 : Quatre conditions sont essentielles pour la validité d’une convention :
Le consentement de la partie qui s’oblige ;
Sa capacité de contracter ;
Un objet certain qui forme la matière de l’engagement ;
Une cause licite dans l’obligation.

Article 1109 : Il n’y a point de consentement valable si le consentement n’a été donné que par erreur ou s’il a été extorqué par violence ou surpris par dol.

Article 1116 : Le dol est une cause de nullité de la convention lorsque les manœuvres pratiquées par l’une des parties sont telles, qu’il est évident que, sans ces manœuvres, l’autre partie n’aurait pas contracté.
Il ne se présume pas et doit être prouvé.

Dans leur bras de fer contre les banques, certains emprunteurs ont gagné. Ainsi, dans un jugement de mars 2008 relatif à une affaire où la Société Patrimoine SA – languedocienne d’HLM avait résilié un swap (un échange de taux), le Tribunal de Commerce de Toulouse a relevé un défaut d’information pour condamner la caisse d’épargne de Midi-Pyrénées et ordonner l’annulation de deux contrats (portant sur des swaps ou « échanges de taux »), jugeant que l’écureuil n’avait pas cru bon de préciser que ses emprunts étaient « spéculatifs ». La banque a été condamnée à payer la somme de 600 000 euros en attendant qu’une expertise évalue le dommage complet causé par ces fameux « swaps ». La Caisse d’épargne qui avait fait appel de cette décision a préféré finalement s’arranger à l’amiable pour éviter un nouveau procès. Un litige du même type est intervenu entre la même Caisse d’épargne et l’Office Public d’Habitat des Hautes Pyrénées et a été dénoué de la même façon.

Il est intéressant de relever que les collectivités n’ont invoqué jusqu’à ce jour que des arguments reposant sur le fait qu’il n’est pas de la compétence des collectivités de spéculer et sur le fait que le consentement n’a pas été valablement exprimé. Il nous semble judicieux d’ajouter un 3ème argument, celui de la dette illégitime qui pourrait être porté par les collectifs citoyens. La dette illégitime des collectivités, à l’instar de celle de l’Etat, trouve son origine dans des cadeaux fiscaux octroyés aux hauts revenus et à une évasion fiscale relativement tolérée, autant de pertes de ressources qui ont pour conséquence un recours à l’emprunt excessif avec souvent des conditions exorbitantes[13]. Or la circulaire du 15 septembre 1992 est venue rappeler que « les collectivités locale ne peuvent légalement agir que pour des motifs d’intérêt général présentant un caractère local. »

Pour partager leurs expériences et favoriser leur action, les élus ont créé un certain nombre de structures spécialement dédiées à cette question des prêts toxiques.

Créée le 8 mars 2011, l’association « Acteur public contre les emprunts toxiques », présidée par Claude Bartolone, rassemble une dizaine de collectivités. Sur son site[14], elle met à disposition un certain nombre d’informations et de documents.

Le 8 juin 2011, à l’Assemblée nationale, a été créée une Commission d’enquête sur les produits financiers à risque souscrits par les acteurs publics locaux. Cette commission a publié un certain nombre de rapport que l’on peut consulter sur le site de l’Assemblée nationale. Claude Bartolone en est le président. Cette commission entend régulièrement les élus et représentants des banques et il est édifiant de lire ses comptes rendus.

Le mercredi 21 septembre 2011, Monsieur Maurice Vincent (Maire de Saint-Etienne) expliquait que sa collectivité avait fait un recours contre un emprunt de la Deutsche Bank en invoquant le défaut de conseil de la banque et le dol.
Le même jour, Monsieur Jacques Leroy, premier adjoint au maire de Saint-Maur-des-Fossés, chargé des finances avouait : « Ces emprunts ont permis de bénéficier d’une manne financière sans avoir à augmenter les impôts. C’était une véritable drogue. »
Monsieur Jean-Louis Gagnaire (membre de la commission, député de la Loire) faisait le constat suivant : « Nous n’avons pas une vision globale de toutes les collectivités ou établissements publics qui ont été contaminés, mais leur point commun me semble être leur vulnérabilité, quelle qu’en soit la cause. »

Le 5 octobre 2011, M. Christophe Faverjon, maire d’Unieux (Loire), rapportait qu’un ancien salarié de Dexia lui avait révélé, sous couvert de l’anonymat, que la banque avait donné instruction de proposer aux collectivités de renégocier les emprunts, le but étant de rendre la clientèle captive au moyen d’un allongement des durées d’amortissement, tout en minimisant les risques et en insistant sur le bénéfice double de la période bonifiée et des marges de manœuvre que l’opération procurait.

Enfin, le 2 novembre dernier, entendu par la commission, Olivier Klein, membre du directoire de BPCE, a tenté de justifier la commercialisation de prêts structurés par sa banque en invoquant l’effet de la concurrence et le souci de ne pas perdre des parts de marché.

Auditer la dette de sa collectivité

Un audit se mène à partir des 3 documents principaux qui consignent les informations essentielles :

Les comptes administratifs qui retracent les comptes des exercices écoulés,

Le budget primitif qui est la prévision des dépenses et recettes prévues sur l’exercice à venir[15],

Enfin, l’état de la dette qui est un document capital car il présente dans le détail l’ensemble des emprunts souscrits par la collectivité. Les collectivités sont également tenues de présenter conformément à la charte Gissler un état de leurs prêts classés selon leur niveau de risque.

Dans l’état de la dette, nous avons le détail des prêts, leur nature (fixe, révisable, structuré ou dérivé) avec leur montant initial, celui de l’échéance, le capital restant dû et le taux. La nature du prêt et le taux vont être des indicateurs précieux pour savoir si la collectivité ou l’établissement est victime d’un prêt toxique.

La durée des emprunts est également un indicateur de la qualité de la gestion. La durée des emprunts doit être adossée à l’amortissement des investissements financés.

Un autre élément dans ce document doit attirer notre attention : les renégociations. Cela vaut à la fois pour les collectivités et les hôpitaux. Derrière ce qui apparaît au premier abord comme un acte technique consistant à réaménager un ou plusieurs prêts sur une nouvelle durée et selon de nouvelles conditions de taux, parfois plus favorables au premier abord, se dissimule souvent le deuxième effet du produit toxique. Le premier effet du prêt toxique se traduit par une asphyxie financière de l’emprunteur qui ne dispose plus de ressources suffisantes pour faire face aux intérêts de prêts qui augmentent brutalement du fait de l’application des index. Le prêteur arrive alors avec la solution : le réaménagement des emprunts ou, dans le langage branché des banquiers la G2D, la gestion de dette. La recette est simple : l’emprunteur rééchelonne sur une durée plus longue le remboursement du capital restant dû. La charge d’intérêts annuelle baisse, les élus sont contents… mais pour les administrés cela va générer une augmentation de la charge des impôts locaux puisque, au final, le rallongement de la durée des prêts va se traduire par un surcoût au niveau des intérêts. Pour la collectivité, cela provoquera une dégradation de ses marges de manœuvre et un recours à l’emprunt moins facile à l’avenir, puisqu’à la charge de remboursement des nouveaux emprunts va s’ajouter la charge des emprunts dont la durée aura été rallongée. Car prêts toxiques et réaménagement fonctionnent sur ce même principe de procrastination financière : repousser dans le futur ce qui pose problème aujourd’hui ou dit autrement garder le pire pour la fin…

On peut citer à ce propos l’exemple de la commune de Saint-Maur-des-Fossés qui a accepté au cours de divers réaménagements de sa dette d’en rallonger la durée résiduelle de 16,2 ans à 24,4 ans entre 2002 et 2008[16]. Comme le relève Nicolas Cori, le journaliste de Libération, « l’orientation prise en termes d’allongement de la durée de la dette a constitué le terreau du développement des produits structurés ».

Afin d’étudier les documents que nous avons mentionnés, il importe que les collectifs se rapprochent des élus ainsi que des responsables des services financiers des collectivités pour avec eux :

 Examiner l’état de la dette et voir si elle comporte des prêts toxiques ou des opérations de gestion de dette susceptibles d’avoir réaménagé un ou plusieurs prêts toxiques.

 Si la collectivité a souscrit des prêts toxiques, voir si elle a engagé des démarches amiables auprès de la banque prêteuse pour obtenir une remise du surcoût et un réaménagement de son emprunt à des conditions correctes ou si elle a envisagé d’engager une action en justice. Si ce n’est pas le cas, les collectifs pourraient envisager d’étudier avec les élus les différentes démarches amiables ou judiciaires susceptibles d’être engagées.

Il est préférable que ce soit les élus qui engagent l’action mais, si ses élus s’y refusent, les administrés ont la possibilité d’agir car la loi du 5 avril 1884 (codifiée à l’article L. 2132-5 du code général des collectivités territoriales), reconnaît, sous certaines conditions, à tout contribuable inscrit au rôle d’une des contributions directes de la commune, un droit de substitution pour exercer une action en justice qu’il croit appartenir à une commune qui, préalablement appelée à en délibérer, a refusé ou négligé d’exercer. Mais il est précisé que cette action qui peut être intentée en demande ou en défense, l’est toujours aux frais et risques du contribuable. En outre, elle doit être également autorisée par le tribunal administratif qui vérifie, en application d’une jurisprudence constante, la satisfaction simultanée de deux conditions : l’action doit présenter des chances sérieuses de succès et l’action doit offrir un intérêt pour la commune.

À l’occasion de ces démarches et actions destinées à faire pression sur les établissements financiers, les collectifs ont un rôle essentiel à jouer pour porter à la connaissance de la population les pratiques des banques et leurs conséquences sur la population (se traduisant notamment par la hausse des impôts locaux et/ou la dégradation des services municipaux). Les banques ont horreur d’être montrées du doigt et seront ainsi incitées à consentir des efforts à l’occasion de renégociations amiables… qu’il conviendra toutefois de suivre de près.

Par ailleurs, aussi bien pour les collectivités territoriales que pour les établissements publics hospitaliers, les collectifs peuvent se rapprocher des Chambres régionales des comptes qui assurent tout à la fois un contrôle juridictionnel, budgétaire et l’examen de la gestion des collectivités et des hôpitaux publics.

Pour ce qui est des hôpitaux (il y en a environ un millier en France), il appartient aux représentants des salariés siégeant dans les comités techniques d’établissement et les comités d’entreprise de demander un état complet et détaillé de la situation de leur établissement en matière d’emprunt et de partenariat public-privé si de telles opérations ont été mises en place, le cas échéant en sollicitant le concours de cabinets d’expertise. Ils pourront également s’adresser, en plus du directeur de leur hôpital et de ses services financiers, à l’agence régionale de santé dont relève leur établissement (en saisissant à la fois son directeur général, son conseil de surveillance et ses services financiers et son agence comptable).

En ce qui concerne les organismes d’HLM (qui gèrent 4,5 millions de logements), la quasi-totalité de leurs 90 milliards d’euros d’encours (environ 90 %) sont souscrits auprès de la Caisse des dépôts (CDC). Une dizaine d’offices publics et une dizaine d’entreprises Sociales pour l’habitat (ESH, ex-sociétés anonymes d’HLM) ont eut recours à des produits financiers, devenus "toxiques" car basés sur des taux variables ou des indices "exotiques". Ils représentent environ 20 % à 30 % de leurs dettes. Le montant total des sommes en jeu n’est pas connu. La renégociation avec les banques - notamment Dexia et les Caisses d’Epargne qui avaient proposé ces produits financiers complexes ont débuté et nous avons cité précédemment le cas de 2 organismes qui ont gagné un procès en première instance contre une Caisse d’épargne et Natixis pour "mauvais conseil".

Voilà quelques pistes pour lancer un audit citoyen. Il appartient désormais aux collectifs locaux pour un audit citoyen de la dette publique de venir jouer leur rôle citoyen, plus que jamais nécessaire dans la période actuelle.

En guise de conclusion provisoire

La crise des dettes publiques n’est pas un phénomène surgi spontanément, cette crise trouve son origine dans une suite de choix politiques partagés et décidés par les gouvernements libéraux et socio-libéraux qui se sont succédé au pouvoir. Ainsi, en 1973, quand il a été interdit à la Banque de France de prêter à l’État, celui-ci a dû se financer sur les marchés et se soumettre par la même à la loi de ces derniers et de leurs agences de notation. De même, quand ils ont construit « leur » Europe, ces mêmes politiciens se sont empressés d’interdire à la Banque Centrale Européenne (BCE) de prêter directement aux États. La crise actuelle nous permet de prendre la mesure des conséquences désastreuses de tels choix.

L’action des collectifs pour l’audit des dettes publiques trouve dans cette situation toute sa pertinence et sa nécessité. Tout d’abord, cet audit va permettre de lever le voile sur la réalité des financements publics et en particulier sur les dettes illégitimes qui doivent être annulées. Ensuite, l’audit sera l’occasion de poser des questions plus que jamais d’actualité telle que le partage des richesses, la justice fiscale et la question de la socialisation des banques. Il réactualisera également des pratiques citoyennes un peu oubliées, telles que la participation et le contrôle citoyens. Enfin, en élargissant notre réflexion au-delà de la seule question des dettes publiques, l’audit doit nous inviter à réfléchir à un nouveau projet de société plus solidaire et démocratique qui soit une vraie réponse à la crise financière, économique, sociale, politique et surtout écologique.

[1] Je remercie Éric Toussaint, Président du CADTM (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde) Belgique d’avoir pris le soin de relire ce texte et d’avoir contribué à l’améliorer par ses suggestions et ses remarques pertinentes.

[2] Rapport de juillet 2011 de la Cour des Comptes, p. 11.

[3] Idem.

[4] Ibid., p. 65.

[5] Elle représente la perte potentielle maximale d’un investisseur sur la valeur d’un actif ou d’un portefeuille d’actifs financiers compte tenu d’un horizon de détention et d’un intervalle de confiance. Elle se calcule à partir d’un échantillon de données historiques ou se déduit des lois statistiques habituelles. (source : Vernimmen.net)

[6] Rapport public particulier de la Cour des comptes, novembre 1991, p. 58.

[7] Ibid., p. 60.

[8] Ibid., p. 61.

[9] FitchRatings, La dette structurée des collectivités locales : gestion active ou spéculation ?, p. 1.

[10] Ibid., p. 2.

[11] Ibid., p. 6. Cela signifie que ces prêts comportent un risque incontestable car leur taux n’est garanti que sur la période initiale, très courte, et que la réduction des intérêts obtenus au cours de cette période est reportée sur les années suivantes.

[12] http://labs.liberation.fr/maps/carte-emprunts-toxiques/

[13] Sur la question des dettes illégitimes, se reporter aux ouvrages suivants : Attac, Le piège de la dette publique. Comment s’en sortir, Paris, Les liens qui libèrent, 2011 ; François Chesnais, Les dettes illégitimes. Quand les banques font main basse sur les politiques publiques, Raison d’agir, 2011 ; Damien Millet et Éric Toussaint éds., La dette ou la vie, Aden, 2011.

[14] http://www.empruntstoxiques.fr

[15] Tant les comptes administratifs que les budgets primitifs ventilent les recettes et les dépenses entre d’un côté le fonctionnement (dans le poste dépenses nous retrouverons notamment les intérêts à payer au titre de la dette) et de l’autre l’investissement (ici, dans le poste dépenses nous retrouverons le capital à rembourser au titre de la dette et dans le poste recettes le montant des emprunts reçus dans l’exercice pour financer les investissements). La loi précise que le remboursement du capital de l’annuité doit être réalisé à partir de l’autofinancement de la collectivité (son épargne brute provenant de sa section de fonctionnement).

[16] Pour information, la Cour des comptes indiquait dans son rapport de juillet 2011 que les communes s’endettaient plutôt à long terme en 2010, en moyenne sur 17,7 années (p. 18).

Patrick Saurin : Membre de l’exécutif national de Sud Banques Populaires Caisses d’Epargne
et du collectif pour un audit citoyen de la dette publique

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