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Florilège "je ne suis pas Charlie"...

par antoine (Montpellier)

Publie le vendredi 16 janvier 2015 par antoine (Montpellier) - Open-Publishing
7 commentaires

Charlie a reproduit le dessin de Mahomet coiffé d’un turban flanqué d’une grenade. Or il ne se serait jamais permis, et c’est heureux, de publier une caricature présentant le prophète Moïse, avec une kippa et des franges rituelles, sous la forme d’un usurier à l’air roublard, installé au coin d’une rue (Shlomo Sand)

Charlie à tout prix ? (par Frédéric Lordon)

Lorsque le pouvoir de transfiguration de la mort, ce rituel social qui commande l’éloge des disparus, se joint à la puissance d’une émotion commune à l’échelle de la société tout entière, il est à craindre que ce soit la clarté des idées qui passe un mauvais moment. Il faut sans doute en prendre son parti, car il y a un temps social pour chaque chose, et chaque chose a son heure sociale sous le ciel : un temps pour se recueillir, un temps pour tout dire à nouveau.

Mais qu’on se doive d’abord à la mémoire de ceux qui sont morts n’implique pas, même au plus fort du traumatisme, que toute parole nous soit interdite. Et notamment pour tenter de mettre quelque clarification dans l’inextricable confusion intellectuelle et politique qu’un événement si extrême ne pouvait manquer, en soi, de produire, à plus forte raison sous la direction éclairée de médias qui ne louperont pas une occasion de se refaire la cerise sur le dos de la « liberté d’expression », et de politiques experts en l’art de la récupération.

Disons tout de suite que l’essentiel de cette confusion se sera concentré en une seule phrase, « Je suis Charlie », qui semble avoir tout d’une limpide évidence, quand tant d’implicites à problème s’y trouvent repliés.

« Je suis Charlie ». Que peut bien vouloir dire une phrase pareille, même si elle est en apparence d’une parfaite simplicité ? […]

On pouvait donc sans doute se sentir Charlie pour l’hommage aux personnes tuées – à la condition toutefois de se souvenir que, des personnes tuées, il y en a régulièrement, Zied et Bouna il y a quelque temps, Rémi Fraisse il y a peu, et que la compassion publique se distribue parfois d’une manière étrange, je veux dire étrangement inégale.

On pouvait aussi se sentir Charlie au nom de l’idée générale, sinon d’une certaine manière de vivre en société, du moins d’y organiser la parole, c’est-à-dire au nom du désir de ne pas s’en laisser conter par les agressions qui entreprennent de la nier radicalement. Et l’on pouvait trouver qu’une communauté, qui sait retourner ainsi à l’un de ses dénominateurs communs les plus puissants, fait une démonstration de sa vitalité.

Mais les choses deviennent moins simples quand « Charlie » désigne – et c’est bien sûr cette lecture immédiate qui avait tout chance d’imposer sa force d’évidence – quand « Charlie », donc, désigne non plus des personnes privées, ni des principes généraux, mais des personnes publiques rassemblées dans un journal. On peut sans la moindre contradiction avoir été accablé par la tragédie humaine et n’avoir pas varié quant à l’avis que ce journal nous inspirait – pour ma part il était un objet de violent désaccord politique. Si, comme il était assez logique de l’entendre, « Je suis Charlie » était une injonction à s’assimiler au journal Charlie, cette injonction-là m’était impossible. Je ne suis pas Charlie, et je ne pouvais pas l’être, à aucun moment. Je le pouvais d’autant moins que cette formule a aussi fonctionné comme une sommation. Et nous avons en quelques heures basculé dans un régime de commandement inséparablement émotionnel et politique.

Mais cette unanimité sous injonction était surtout bien faite pour que s’y engouffrent toutes sortes de récupérateurs. […]

Il y aurait enfin matière à questionner la réalité de l’« union nationale » qu’on célèbre en tous sens. Tout porte à croire que le cortège parisien, si immense qu’il ait été, s’est montré d’une remarquable homogénéité sociologique : blanc, urbain, éduqué. C’est que le nombre brut n’est pas en soi un indicateur de représentativité : il suffit que soit exceptionnellement élevé le taux de mobilisation d’un certain sous-ensemble de la population pour produire un résultat pareil.

Alors « union nationale » ? « Peuple en marche » ? « France debout » ? Il s’agirait peut-être d’y regarder à deux fois, et notamment pour savoir si cette manière de clamer la résolution du problème par la levée en masse n’est pas une manière spécialement insidieuse de reconduire le problème, ou d’en faire la dénégation. A l’image des dominants, toujours portés à prendre leur particularité pour de l’universel, et à croire que leur être au monde social épuise tout ce qu’il y a à dire sur le monde social, il se pourrait que les cortèges d’hier aient surtout vu la bourgeoisie éduquée contempler ses propres puissances et s’abandonner au ravissement d’elle-même. Il n’est pas certain cependant que ceci fasse un « pays », ou même un « peuple », comme nous pourrions avoir bientôt l’occasion de nous en ressouvenir.

Il y a une façon aveuglée de s’extasier de l’histoire imaginaire qui est le plus sûr moyen de laisser échapper l’histoire réelle — celle qui s’accomplit hors de toute fantasmagorie, et le plus souvent dans notre dos. Or, l’histoire réelle qui s’annonce a vraiment une sale gueule. Si nous voulons avoir quelque chance de nous la réapproprier, passé le temps du deuil, il faudra songer à sortir de l’hébétude et à refaire de la politique. Mais pour de bon. La suite, ainsi que d’autres points de vue, sont à lire ici

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Messages

  • Retour sur un slogan, une caricature, une synecdoque et une antonomase

    par Faysal Riad
    13 janvier 2015

    Les tenants du slogan « Je suis Charlie » affirment qu’il s’agit simplement d’un « Oui à la liberté d’expression, non au terrorisme ». Un truc très légitime en somme. Si ce n’était que ça, je l’approuverais, je le crierais sans problème. Mais voilà, pourquoi exprimer de tels principes par ces mots ?

    Premier problème : ce slogan occulte les autres morts de ces derniers jours (qui n’étaient pas tous engagés dans les combats de Charlie hebdo) dont les familles, pour certains, ne tiennent peut-être pas à être incorporés au mouvement tel qu’il s’est constitué. D’eux, tout le monde semble se taper.

    Deuxième problème : même s’ils ne méritaient évidemment pas de mourir, et que ces morts sont déplorables et choquantes, les journalistes et caricaturistes de Charlie étaient racistes. Pas seulement irréligieux, anticléricaux et amateurs de blasphème. Cela, que nous l’aimions ou le détestions, c’était leur droit. Droit qui a été violemment et tragiquement nié par des malades, mais qu’aujourd’hui, dans le débat public, évidemment et heureusement, personne ne remet en cause sérieusement [1].

    Puisque ce sont des racistes, il n’est pas anodin, aujourd’hui, de choisir pour défendre la liberté d’expression, d’honorer la mémoire de ce journal-là : ce serait choisir, pour critiquer la peine de mort par exemple, non pas seulement de mettre en cause la manière honteuse dont on a exécuté un Pierre Laval, mais d’aller jusqu’à honorer sa mémoire en poussant tous les opposants à la peine de mort à assumer un « Je suis Laval » qui, espère-t-on, les répugnerait.

    Je suis opposé à la peine de mort mais je ne pourrais jamais écrire « Je suis Laval ». Je suis pour la liberté d’expression et contre le meurtre mais je ne pourrais jamais écrire « Je suis Charlie ».

    Antonomase

    Un dessin a retenu mon attention : celui qu’Uderzo a fait pour rendre hommage à Charlie. Tout le monde a remarqué les fameuses babouches du terroriste qu’Asterix cogne virilement. Des babouches, alors que les terroristes français portent plus souvent des Nike Air, validant l’idée, qu’on retrouvait fréquemment dans les dessins publiés dans Charlie, par la synecdoque évidente babouches = arabe, que terroriste = arabe, et que donc, tous ces gens qui défilent pour Charlie aux côtés de politiciens colonialistes officiellement anti-arabes (pour certains clairement opposés à la liberté d’expression et réprimant durement les journalistes), le font directement ou indirectement, consciemment ou inconsciemment, contre les Arabes, considérés entièrement comme des terroristes potentiels. Ou du moins le font-ils malgré cela.

    De nombreuses images le corroborent, dont celles de l’enfant qui avoue, avant de se corriger, qu’elle est venue là pour manifester contre « les Ar... les terroristes ». Pourquoi s’en étonner ? Qu’est-ce qui pourrait aujourd’hui autant mobiliser ? Quelle est la passion française actuellement ? Quel est l’ouvrage qui a eu le plus de succès récemment ? Que raconte l’essayiste le plus populaire de France ? Et que raconte le romancier le plus médiatisé de la France actuelle ? Et que raconte le plus célèbre et le plus récent des recrutés à l’Académie française ?

    Mais ce qui a le plus retenu mon attention dans le dessin d’Uderzo, que je vois comme une sorte d’image grossie de l’inconscient des Charlie, qui à nous arabes non-vendus au PS et aux partis de gouvernement, saute aux yeux, et fait que même lorsque nous défendons la liberté d’expression et sommes horrifiés par les attentats, nous ne pouvons accepter l’hommage rendu à des gens que nous sommes désolés de voir assassinés, mais dont nous ne pouvons pas non plus oublier les injures, c’est ce qu’on appelle en rhétorique l’antonomase.

    Antonomase : figure de style dans laquelle un nom propre est utilisé comme nom commun.

    Car Uderzo ne fait pas dire à Asterix « Moi aussi je suis Charlie », mais « Moi aussi je suis un Charlie ».

    Un Charlie ?

    Mais qu’est-ce donc qu’un Charlie ?

    Pourquoi un substantif ?

    Comment ne pas entendre, dans cette formulation quelque peu bizarre, comme si quelque chose devait absolument sortir, surtout dans ce cas où l’on voit clairement le héros gaulois cogner ce qui apparaît dans l’image comme étant simplement « un porteur de babouches », l’antonomase classique, « un Charlie » contre « un Rachid », ou « un Mohammed » ?

    Dès lors le « Je suis un Charlie » signifie bien « Je suis un Français », un « blanc » plutôt. Oui : « je suis un blanc », ce qui n’a rien de honteux en soi naturellement, mais quand c’est un blanc cognant joyeusement sur un porteur de babouches, assimilé implicitement à un envahisseur (par analogie avec les habituelles sandales romaines que viennent ici remplacer les babouches), alors « Je suis un Charlie » signifie : « je suis blanc et j’emmerde les bougnoules ».

    notes

    [1] Surtout lorsqu’on voit tous ces Français mobilisés aux côtés de leur président, des autres présidents du monde et des CRS.

    http://lmsi.net/De-quoi-Charlie-est-il-le-nom

    • Premier problème : ce slogan occulte les autres morts de ces derniers jours

      Je ne prétends pas avoir raison, mais pour moi tuer une "idée" (la liberté d’expression), une culture, un principe, est plus grave que tuer des gens.

      Je ne connaissais pas Charb, je n’aimais pas ce qu’était devenu Charlie-Hebdo, donc bof, mais tuer quelqu’un pour un dessin, un texte, un film, une idée, c’est assassiner toute l’humanité.

      Bref, pour moi tuer des gens c’est vraiment pas bien, mais attaquer la liberté d’expression ou de création (les oeuvres d’art qui se font agresser) c’est insupportable.

    • "les journalistes et caricaturistes de Charlie étaient racistes. Pas seulement irréligieux, anticléricaux et amateurs de blasphème"

      Tu nous fais la totale, Fayçal.
      Au fait, un scoop : le blasphème n’existe plus depuis deux siècles en France...

  • Lis bien ce qu’écrit Lordon : ils auraient pu être tués au cutter, à la hache... qu’est-ce que cela change sur ce qui est en jeu, à savoir "l’hommage aux personnes tuées" et le fait que "que la compassion publique se distribue parfois d’une manière étrange, je veux dire étrangement inégale". Rappelle-toi : as-tu vu des "Je suis Ziad et Bouna" ou "Je suis Rémi", du moins au même niveau d’intensité, d’indignation, etc. ? Il s’agit ici d’analyser l’inégalité des compassions et ce que cela a à voir avec le rapport au politique ou à "l’apolitique" qui ont présidé à l’émergence des "je suis Charlie". Là encore, du moins, chez beaucoup des "charlistes" qui, comme ailleurs le rappelle Lordon, décidément en forme (en général je ne suis pas d’accord avec beaucoup de ce qu’il écrit), "se sont montrés dans le cortège parisien, si immense qu’il ait été, d’une remarquable homogénéité sociologique : blanc, urbain, éduqué". Eh oui, en résumé c’est surtout ce "public-là" qui a réagi car, tu comprends, comparés à Ziad et Bouna, Cabu, Tignous, Wolinski, Maris... "c’est pas rien" ! Et pas seulement parce que la liberté d’expression est impliquée, je suis d’accord, dans leur mort. Pas seulement... D’une certaine façon, pour ce qui est de Rémi, il était aussi en train de défendre son droit à exprimer librement son opposition au barrage de Sivens ! Pour le coup, lui, il était "blanc et éduqué", pas urbain au sens où on l’entend platement puisqu’il était écolo environnementaliste quoique s’étant trouvé à faire plus qu’observer les petites bêtes. Mais, comme Ziad et Bounia, il n’avait pas la notoriété et peut-être d’autres choses qui sollicitent, chez tant de gens "ouverts et tout", des ressorts pas toujours avouables branchés aux tréfonds des mentalités travaillées par l’air du temps islamophobe. Air du temps (et consensus plus large qu’on ne l’imagine) que la "connerie" des assassins a renforcé ! Et connerie est faible, il s’agit bien d’assassinats que l’on doit totalement condamner. Mais pas en faisant n’importe quoi... Par exemple sur le mode "je suis Charlie".

    Tout cela est dit dans ce billet et plutôt bien dit. La kalach c’est l’arbre qui cache la forêt...

  • "Tout porte à croire que le cortège parisien, si immense qu’il ait été, s’est montré d’une remarquable homogénéité sociologique : blanc, urbain, éduqué".

    Pas très futé ce propos Lordon est excessivement interprétatif, et ça ne mène pas loin, même s’il n’ose pas aller jusqu’au bout de son raisonnement.

    1° les cortèges sont urbains, en général.
    2° Lordon, tu as vérifié le diplôme des manifestants ?
    3° Si les cortèges sont "blancs", comme tu le dis, à tort ou à raison, ce serait la faute de Blancs ? Et d’ailleurs, les "Arabes" ne seraient pas des "Blancs" ?

    • Réponse brève seulement au point 3 car en quelque sorte ça règle les autres : serais-tu dans le déni du délit de faciès ? C’est quoi ce délit ? Un fantasme d’antiracistes ?

      Dit autrement : es-tu sûr que, pour un flic, un arabe soit un blanc ? Si tu dis non, eh bien, il se peut que tu passes à côté de ce qui fonctionne dans la tête des racistes ! En tout cas c’est sur ce "blanc pour un flic" et quelques autres et ce que ça charrie comme idées reçues que Lordon raisonne. La photo d’en-tête illustre pas mal ça, non ? Arabe, blanc, noir...en tant que notions raciales n’ont pas plus de sens que race. Mais distinguons entre la non-scientificité de ces termes et leur usage chez les racistes pour qui les blancs ça existe et, probablement, leur usage aussi au-delà des racistes, dans la conscience spontanée de tas de gens qui ont manifesté dimanche.

      Question : quand on dit que les arabes sont ciblés par Marine Le Pen, faut-il dire, ah ! non, rectifiez et dites "les blancs sont ciblés" ! Pas sûr que cela aide à clarifier les choses et surtout à combattre le FN !

      Enfin, arabe est un terme que les concernés revendiquent parfois comme signe d’appartenance à divers titre, comme celui de discriminés dans nos sociétés occidentales : par exemple aux Etats-Unis au moment de se recenser, on trouve ceci "Et les Arabes ? Jusqu’à présent considérés comme “blancs”, et invités donc par le bureau du recensement à cocher la case “white”, ils (ou du moins certains d’entre eux) se sentent maintenant “ignorés”. Ils voudraient aussi leur case sur les formulaires du rencensement, promesse de financements pour leurs communautés. Sur Facebook, un groupe intitulé “Arab Complete Count Committee” invite les Arabes à cocher cette année la case “autre race”, et préciser “Arab”. Dans cette vidéo, plusieurs acteurs appellent aussi à procéder ainsi, l’un d’eux précisant comment bien prononcer le nom “arab”... Roqaya Ashmawey, journaliste et collaborateur du bureau du recensement, rapporte ici, sur le site de Newsweek, que cette campagne “si elle a du succès” pourrait faire bondir le nombre d’Arabes aux Etats-Unis à plus de 4 millions, contre 1,4 millions selon les estimations actuelles." Cliquer ici