Accueil > "Grossières erreurs juridiques" ?

"Grossières erreurs juridiques" ?

Publie le dimanche 8 mai 2005 par Open-Publishing

de Étienne Chouard

Dans les batailles de blogs et dans les éditoriaux, je vois passer l’expression « grossières erreurs juridiques » à mon sujet pour disqualifier en bloc tout mon texte. L’accusation est tellement fragile, en fait, que je n’ai pas réagi vite, mais je m’y mets aujourd’hui :o)

Nota : à la demande de plusieurs lecteurs, je précise le sens du signe placé à la fin du paragraphe précédent. On appelle ça un smiley . Ça représente une tête souriante vue de côté et c’est tout sauf une mode inutile : il n’y a aucun signe simple, en français, pour montrer qu’on sourit, et le fait de sourire n’est pas inutile du tout. Le sourire apaise un message qui pourrait être mal pris à tort, il dédramatise un thème qui pourrait être trop sensible... À tel point qu’aujourd’hui, j’aurais beaucoup de mal à me passer de ces petits signes de sympathie. Avec un point-virgule, c’est un clin d’œil ;o)

Je viens de terminer et je publierai dimanche (8 mai - note BC) (sur une nouvelle page Échanges) une réponse au texte de Monsieur Bastien François qui m’accuse donc d’imposture et de diffusion de « grossières erreurs juridiques », (comme si tout le monde dans ce débat, jusqu’au Président, était irréprochable :o) On verra dans ma réponse que les erreurs les plus graves ne sont pas celles qu’il dénonce : je me trompe parfois sur des détails, mais sur l’essentiel, je me sens au contraire de plus en plus fort :

Traité ou constitution ?

La première de mes erreurs impardonnables serait de ne même pas avoir compris que le TCE, comme ses prédécesseurs, est un Traité, et que l’Union, benêt que je suis, n’est pas un État.

Mais l’erreur juridique majeure n’est-elle pas précisément d’accepter sans esprit critique l’affirmation de celui qui a écrit le texte et qui s’autoproclame constituant ?

Quand un groupe de gouvernements, profitant d’une conjonction politique heureuse, vous repren­nent la démocratie qui a pourtant 200 ans en créant de nouvelles institutions plus dangereuses les unes que les autres faute de contre-pouvoirs et de contrôle réel des décisions politiques, sans vous l’avoir demandé, sans vous avoir intégrés au processus constituant, en demandant réellement leur accord à seulement cinq peuples sur vingt-cinq, sans vous permettre de changer vous-même ces règles plus tard, êtes-vous tenu par la qualification de « Traité » qu’ils donnent eux-mêmes à la Constitution qu’ils proclament sans vous ?

D’éminents professeurs de droit public à la Faculté soutiennent courageusement cette thèse de bon sens que la mise en place d’institutions à coups de traités est un abus de pouvoir.

À quoi sert le droit si ce n’est à protéger les hommes contre l’arbitraire ?

À quoi servent les professeurs de droit s’ils ne soulignent pas la dangerosité des nouvelles institutions ?

Et tout compte fait, qui commet une « grossière erreur juridique » ?

Conseil des ministres : deuxième chambre parlementaire ou pouvoir exécutif masqué ?

La plus grosse tartufferie des institutions européennes, c’est bien de présenter le Conseil des ministres comme un organe législatif, une « deuxième chambre », à l’instar du Sénat français.

Si on écoute mes détracteurs, ce serait encore une « grossière erreur juridique » du père Chouard de considérer le Conseil des Ministres comme un organe exécutif. Certains experts prétendent que les charlots comme nous n’y comprennent rien : le CM est un organe législatif on vous dit, laissez les experts réfléchir, circulez, y a rien à voir...

Là encore, faut-il se laisser berner par une qualification trompeuse ? Qui commet une erreur grossière ?

Qu’en est-il ? Le Parlement est un pouvoir, et comme tous les pouvoirs, il est dangereux. Un mécanisme courant pour limiter ses possibles excès consiste à le décomposer en deux chambres distinctes qui, par le simple jeu de la discussion parlementaire (navette) se tempèrent mutuellement.

Le Sénat français est bien sûr élu, et ne dispose évidemment d’aucun pouvoir exécutif. Son élection est indirecte : les sénateurs sont élus par les élus. En cas de litige avec l’Assemblée nationale, il n’a pas l’avantage, et en contrepartie, comme il n’a pas de grand pouvoir, il ne craint pas la dissolution.

On aurait pu, en Europe, prévoir une deuxième chambre élue qui aurait représenté les Parlements nationaux : chaque Parlement national aurait pu élire quelques « sénateurs ».

Une autre possibilité aurait été qu’elle représente les régions : chaque Région pourrait élire quelques « sénateurs ».

Ces idées sont séduisantes car porteuses de démocratie plus directe, plus proche des citoyens.

Mais alors, prévoir une deuxième chambre "parlementaire" qui représente les États et où siègent alternativement (jamais au grand complet) les membres des gouvernements ! De qui se moque-t-on ? À peine ces "ministres législateurs" ont-ils quitté la salle européenne, qu’ils rejoignent leur pays, ils y récupèrent leur costume de Ministre avec les attributs de l’exécutif (maîtrise de la force armée, de la police..) pour y faire appliquer les lois nationales qui sont la transposition mécanique (sans débat) du droit qu’ils ont écrit eux-mêmes « là-haut ». On organise là, à l’évidence, une dangereuse confusion des pouvoirs.

La séparation des pouvoirs n’est pas un principe creux, académique, c’est une règle de bon sens qui sert à protéger les humains : on ne donne jamais au même organe à la fois le pouvoir d’écrire le droit et de l’exécuter (sinon on court un risque car il est trop puissant à lui seul).

Alors il est vrai que chaque Ministre n’est pas seul et que le fait de décider en Conseil, à plusieurs, limite beaucoup le risque de despotisme. Mais les intérêts des ministres sont quand même très convergents et, par exemple, leur tentation de s’affranchir du contrôle parlementaire est toute naturelle et bien réelle : on en voit les effets dans ces institutions qu’ils ont écrites eux-mêmes.

Ce Conseil des Ministres est en effet finalement irresponsable : il n’est prévu aucune procédure de révocation au niveau européen.

Pourtant, le Conseil des Ministres écrit le droit, il est même capable de l’écrire seul, sans contre-pouvoir, dans une série de domaines importants (et inavouables, semble-t-il).

Contrairement au Sénat dont le pouvoir est limité, le Conseil des Ministres devrait pouvoir être censuré, du fait de son grand pouvoir.

Mes détracteurs invoquent alors mon ignorance de la responsabilité des ministres au niveau national. Mais cette responsabilité est toute théorique : en morcelant la responsabilité et la mise en cause de la politique européenne du Conseil, on le met, de fait, à l’abri de la censure (suivant le vieux précepte "diviser pour régner").

Voyons en effet comment les citoyens peuvent agir contre un Conseil des Ministres qui leur semblerait démériter gravement :

Il faut d’abord que les citoyens arrivent à savoir que le CM a démérité car le CM délibère bien loin des peuples, encore à huis clos en dehors de son rôle strictement "législatif" : mes détracteurs oublient de préciser que la publicité des travaux du CM ne concerne que les actes législatifs. Les "actes non législatifs" (dénoncés comme antidémocratiques par les conventionnels qui ont refusé de signer le TCE) restant discutés et votés à huis clos, on se demande bien pourquoi.

Et puis cette publicité des débats législatifs du CM ne concerne probablement pas tout le travail de préparation qui se fait sans doute loin des caméras, en petit comité. Il ne faut donc pas surestimer l’avancée que constitue cette publicité (partielle).

Une fois informés, les citoyens en colère devront convaincre une majorité de leurs parlementaires nationaux de voter une censure de leur gouvernement national au grand complet (seule possibilité de contrôle politique en France), censure qui aura finalement comme effet de changer un seul ministre sur vingt-cinq au niveau européen... Un immense effort pour un résultat quasi nul.

Moi qui cherche à peser mon pouvoir de citoyen, j’ai le sentiment que les peuples perdent, avec ces institutions, toute influence réelle sur la politique menée en leur nom.

Ce qui rend encore plus imbuvable l’aspect libéral de la politique imposée par la partie III, puisqu’on n’aura vraiment aucun moyen de résister, même en devenant majoritaires !

Libéralisme ou néolibéralisme ?

Le camp du Non lutte à mort contre le néolibéralisme.

Le camp du Oui lutte à mort pour la garantie du libéralisme.

L’opposition ne devrait donc pas exister puisqu’ils ne parlent pas de la même chose.

Alors que le libéralisme modéré, tempéré par une certaine solidarité, est sans doute bon pour tout le monde, le néolibéralisme est, lui, un excès mortifère, dogmatique, régressif.

Pour mieux nous comprendre, nous devrions respecter un vocabulaire qui évite les malentendus : souvent, quand on dit lutter contre le libéralisme, c’est pour aller vite, mais c’est le néolibéralisme qui est en cause, c’est l’excès, le dogmatisme, qui est dangereux.

Tout le monde pourrait sans doute se satisfaire d’un libéralisme intelligent, modéré, qui est le contraire du dirigisme, étroit, dogmatique lui aussi, liberticide.

Est-ce que tout le monde n’est pas libéral, au moins au sens modéré du terme ?

Et c’est vrai que les institutions européennes portent en elles depuis l’origine le libéralisme, mais lequel ? De fait, les États européens ont toujours fait comme ils voulaient, malgré la lettre des textes fondateurs, et ils sont copieusement intervenus dans la vie économique.

Ce n’est que récemment que la Commission européenne s’est mis en tête d’imposer, non pas le libéralisme, mais le néolibéralisme, c’est-à-dire une dérégulation systématique et profonde, une dépossession progressive de tous les pouvoirs économiques des États, pour ne leur laisser que les fonctions régaliennes (police, justice, armée...).

Cette entreprise de dérégulation aveugle, qui avance en appliquant mécaniquement une doctrine (comme dit Fitoussi), est à l’œuvre au niveau planétaire, via l’OMC, l’AGCS et l’ADPIC (voir ces mots dans ma bibliographie).

Et c’est cette mécanique économique (relativement discrète), qui ne sert pas l’intérêt général mais l’intérêt de quelques uns, qui trouve sa traduction institutionnelle dans le TCE. Et elle le fait en nous privant des rouages démocratiques qui permettent habituellement de résister aux despotes.

C’est ça qui est inacceptable.

Pour assurer la suprématie d’un système économique, (et pour garder le pouvoir ?), nos dirigeants sont en train de laisser perdre la démocratie.

Faut-il valider, au nom d’un rêve eurolâtre (en fait trahi), ce verrou juridique qui pérennise la dépossession des pouvoirs économiques des acteurs politiques ?

Ou faut-il, une fois conscient du danger historique que serait une caution populaire à cette dérive (qui se décide d’habitude loin des citoyens), résister, s’opposer, pour garder la possibilité de construire nous-même l’Europe que nous voulons, plus politique qu’économique, plus respectueuse des hommes que des États, plus responsabilisantes pour ses acteurs politiques ?

Moi, je me réveille, et poussé par l’adversité je progresse vite : je vois bien que, pour changer le cap du gros paquebot, il ne faut surtout pas valider le TCE qui est un mauvais texte, un texte dangereux et rigide qui n’avoue pas ce qu’il vise vraiment.

Le TCE est un piège juridique à vocation économique, il ne sert pas l’intérêt général.

Guerre militaire ou guerre économique ?

Les vieux de la vieille, nos chouchous, à qui on donnerait le bon dieu sans confession, ceux qui ne peuvent pas mentir (mais qui peuvent se tromper), Jacques Delors et Simone Veil, montent au créneau pour défendre, l’un cette Europe-là quels que soient ses dangereux rouages, et l’autre la paix pour éviter le retour aux camps nazis.

Mais je ne comprends pas pourquoi ces deux personnalités formidables ne donnent aucun poids à l’argument des méfaits prévisibles de l’institutionnalisation de la guerre économique, du recul de l’État providence et donc des solidarités.

La concurrence, c’est la compétition. En en faisant une « valeur », on institutionnalise la guerre économique, chacun pour soi et contre tous...

"La concurrence est un alcali : à dose modérée, c’est un excitant, mais à forte dose, c’est un poison" (A. Detoeuf, vers 1933).

Alors je trouve paradoxal qu’on nous vende le traité qui organise la guerre économique (la concurrence libre et non faussée) entre les États via leur fiscalité et leur droit social, la guerre économique qui monte les peuples les uns contre les autres (exemple de la directive des services avec cette règle du pays d’origine), qu’on nous vende la guerre économique érigée en système au nom de la lutte contre la guerre militaire...

Oui vraiment, c’est paradoxal.

Et après le non ?

Je trouve que les nonistes (je préfère nonistes à noniens) sont plus cohérents que les ouistes (j’utilise ces termes par commodité et sans aucune agressivité ou connotation péjorative, c’est un peu un jeu, un clin d’œil à ceux dont je sens que nous sommes finalement assez proches).

Le point commun des nonistes, c’est de rêver à un monde meilleur, et seul le Non laisse de la place à l’espoir d’une utopie.

Le Oui est souvent plus désabusé, plus réaliste, plus résigné, et ils sont nombreux, comme Jacques Delors on dirait, à voter Oui en se pinçant le nez.

Alors que le Non ouvre le champ, avec une période de turbulence certes, à une perspective de chantier géant, d’autant plus probable qu’il sera quasi obligatoire (on nous dit tant de mal de « Nice le calamiteux » :o)

Si on arrive à 80 %, (on l’a déjà fait), cette force politique majeure qui monte de la base ne pourrait plus être ignorée par nos hommes politiques qui seraient contraints de s’unir autrement ou de faire émerger de nouveaux chefs pour bâtir une Europe enfin crédible puisque vraiment voulue par les hommes.

Ce n’est pas utopique si on est effectivement très nombreux et au-delà de la France, partout en Europe.

 http://etienne.chouard.free.fr/Euro...