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Guerre à la guerre

Publie le mardi 26 janvier 2010 par Open-Publishing

Nous sommes en guerre. Non pas une guerre d’une nation ou d’une alliance de nations contre une autre, mais une guerre globale, qui a aboli les frontières et qui se fait au nom du règne absolu des forces techniques et marchandes. Une guerre qui se veut sans limite, immuable, infinie. Au nom du « tout est permis ». Le marché, le profit, la croissance, le progrès sont ses mots d’ordre. Bien sûr évoque-t-on au passage la nation, la démocratie, la civilisation, la liberté et la justice, mais ces mots, devenus des coquilles vides, sont eux aussi mobilisés au service de la guerre, comme la production, la consommation, la manière de vivre et de travailler. La paix même devient partie intégrante d’une guerre qui fait de la Terre un immense désert. Pillage, destruction, ruines et monceaux de victimes s’étendent au loin sur tous ses fronts. Se creuse un abîme entre ceux qui possèdent les richesses et la multitude des dépossédés.
Il n’y a plus de zones protégées, neutres, épargnées. Plus d’obstacles à la marche triomphale des forces conquérantes – les conditions même de la vie ne font pas exception. Rien ne les arrête. Les traditions, les cultures, les conceptions du monde ne sont que des superstitions, reliquats d’un temps irrémédiablement passé. Les écraser ne pose donc aucun problème, mais rien n’empêche de s’en servir tout aussi bien pour assurer une collaboration docile.

Ce constat terrible, le philosophe tchèque Jan Patočka l’a fait il y a 35 ans dans un écrit caustique et bouleversant paru dans Essais hérétiques : « Les guerres du XXe siècle et le XXe siècle en tant que guerre ». Si je l’évoque en ce début de 2010, c’est pour rappeler sa troublante actualité : le XXIe siècle n’a pas d’autre nom. Mais on peine toujours à le voir. Parce qu’on ne veut pas voir : notre manière de vivre – comme des êtres étrangers au monde, à la vie – contribue à une guerre contre la Terre, la vie, l’humanité. Nous préférons la quiétude du train-train quotidien, la servitude volontaire, la paix somnambulesque de ceux qui restent en dehors de l’histoire. Mais cette paix se négocie au moyen d’une esquive : le renoncement, au nom de la vie, à une existence dans et pour la liberté – qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Or, exister c’est plus que vivre. C’est se soucier du monde.

Patočka esquisse dès lors une voie de la résistance, une réponse radicale – à la fois politique et spirituelle – qui engage entièrement l’existence et l’avenir même du monde.

Comprendre ce qui nous meut et meut le monde est un pivot à la riposte. Le nerf de la révolte. Rompre avec la mobilisation générale devient une exigence, ainsi que créer des liens de solidarité entre tous ceux et celles qui refusent d’appeler paix et progrès un état de guerre permanent contre la Terre.

C’est là un combat contre l’emprise grandissante de la logique technicienne et financière qui rend insignifiant tout souci de la dignité, du partage, du juste, du bon, du beau. N’est-ce pas une tâche urgente si nous ne voulons pas être un jour, à notre insu, interdits de séjour dans le monde humain ? Et contraint d’acquiescer à la rationalisation de la vaste entreprise que sera devenue la société – et ainsi au dégraissage d’hommes et de femmes en trop.

Ce combat contre ce destin et pour la beauté du monde, Jan Patočka l’appelle d’un vieux slogan né à l’aube de la Première Guerre mondiale : la guerre à la guerre.