Accueil > Hassan Alaoui et les hommes du roi

Hassan Alaoui est un homme de communication généralement bien informé. Directeur de publication du mensuel économique Economie & Entreprises (E&E), il couvre plus particulièrement le monde des affaires, et il lui arrive de publier des informations qui énervent les puissances économiques et financières de notre beau pays. C’est une de ces informations qui lui a valu ce lundi 23 novembre d’avoir ses biens mis en vente aux enchères par des huissiers. Ces derniers agissaient pour le compte de Primarios, société de vente d’ameublement appartenant au roi, et de l’Office National des Chemins de Fer (ONCF). Ces deux entreprises ont gagné (quelle surprise !) un procès en diffamation contre M. Alaoui dans lequel ils ont demandé et obtenu un total de 5,8 millions de dirhams à titre de dommages et intérêts. Cette énième atteinte à la liberté de la presse n’a pas eu le même retentissement que d’autres affaires récentes. C’est dommage.
L’affaire E&E mérite toute notre attention parce qu’en plus de menacer de ruiner un homme, elle révèle la nature profonde de la gouvernance à coups de machette qu’applique les hommes d’affaires du roi. C’est en revenant sur l’information qui a déclenché l’affaire que l’on mesure le sous-développement de l’attitude des plaignants dans cette affaire. En mars dernier, E&E publiait une information selon laquelle Primarios avait participé à l’ameublement du palace La Mamounia propriété de l’ONCF. Selon le mensuel, Primarios aurait surfacturé ses équipements et autres prestations. Incapable de fournir la preuve de ce qu’il avait publié, Hassan Alaoui a par la suite présenté ses excuses.
Arrêtons-nous là quelques instants pour indiquer que c’est pour ce genre de situations que les pays démocratiques de ce monde ont octroyé à la presse une large liberté de manœuvre et même l’indulgence en cas d’erreur. Dans une décision historique, la Cour Suprême américaine avait décidé d’empêcher un haut fonctionnaire de poursuivre le New York Times pour diffamation. Elle justifiait son jugement par une argumentation que nos décideurs feraient bien d’émuler. C’est précisément parce qu’il s’agissait d’un haut fonctionnaire, raisonnaient les juges de la Cour Suprême américaine, qu’il ne fallait pas lui permettre de porter plainte pour diffamation. Ils justifiaient leur mansuétude à l’égard de la presse par la crainte qu’en rendant aisées les poursuites en diffamation par ceux qui détiennent le pouvoir dans la société, on ne pousse les médias à s’autocensurer. En s’autocensurant, ceux ci cesseraient de remplir l’une de leurs missions d’intérêt général les plus importantes, celle précisément de contrôler le travail de ces élites en charge de la gestion des affaires de la communauté.
De quoi s’agit-il dans cette affaire Primarios/ONCF ? D’une entreprise du roi dont l’objectif est le profit comme toute entreprise privée, en affaires avec une entreprise publique dont le PDG est nommé par dahir, c’est-à-dire par le roi. Prenons comme donnée de départ que le roi ne s’occupe pas lui-même de ses affaires et ne demande pas aux employés de ses entreprises d’utiliser sa position privilégiée au sommet de l’Etat pour négocier des contrats commerciaux. Dans ces conditions et dans un pays où la sacralité du roi est martelée, le pauvre directeur des achats de l’entreprise d’Etat n’y réfléchirait-il pas à deux fois avant d’oser trop négocier les prix ? Et n’y a-t-il pas risque que les commerciaux de Primarios ne soient tentés d’utiliser ce trop bel avantage « commercial » ? Justement, Hassan Alaoui avait aussi publié une information en janvier 2009, pas démentie, celle-là, selon laquelle un des employés du secrétariat particulier du roi avait représenté FC COM lors de négociations avec les membres du Conseil de la ville de Casablanca. Première anomalie : que vient faire un salarié du secrétariat particulier du roi dans la défense des intérêts de la société des panneaux d’affichage appartenant en principe à Mounir Majidi à titre privé. Deuxième anomalie, ce représentant du secrétariat particulier/FC Com se serait énervé au moment où les élus se plaignaient des conditions trop avantageuses, selon eux, dont bénéficiait la société de M. Majidi.
S’adressant à un des représentants de la mairie, il aurait asséné cette phrase définitive : « Tu sais qui m’a envoyé ici ? Nous, on répond directement à Sa Majesté ». Non seulement l’information n’a jamais été démentie mais elle a été corroborée par un employé de la municipalité qui a participé à la réunion.
L’idée que des membres de l’entourage royal se prévalent de leur proximité avec le saint des saints n’est donc pas si farfelue. La bonne réponse de la part des hommes en charge des affaires du roi dans l’affaire E&E aurait été de rendre publics les détails de cette transaction et de demander un rectificatif à M. Alaoui. Ils auraient prouvé qu’ils n’abusaient pas des pouvoirs extraordinaires dont jouit leur patron, le roi. Ils auraient surtout préservé l’image et donc la légitimité d’une institution qui reste centrale dans la vie politique du Maroc. Au lieu de quoi, ils ont recouru à une justice aux ordres dont la crédibilité est au plus bas. Ajoutez à cela qu’ils ont demandé un montant de dommages et intérêts visant à mettre en faillite l’entreprise de M. Alaoui et donc à décourager tout travail journalistique d’investigation sur leurs affaires.
Ces éléments mis ensemble peuvent laisser penser que les businessmen de Sa Majesté usent et abusent des pouvoirs de l’institution monarchique, s’essuyent les pieds au passage sur le système judiciaire et terrorisent les médias pour décourager toute velléité de critique ou enquête.
Les sociétés démocratiques ont mis en place des mécanismes légaux pour contrôler leurs élites politiques lorsque celles-ci s’engagent dans le monde des affaires. L’idée étant de les empêcher d’utiliser pour leur bénéfice privé les prérogatives que la communauté leur octroie. Au Maroc, ces mécanismes n’existent pas. Ces récentes affaires montrent l’urgence de s’en doter. En plus des travers de gouvernance et des atteintes à l’intérêt général, c’est la légitimité même de la monarchie qui est mise à mal. Il existe un large consensus sur l’importance de la légitimité de la monarchie. Les tenants de l’autoritarisme la défendent pour préserver le statu quo. Les démocrates y sont attachés car ils savent qu’une transition démocratique pacifique a plus de chances de réussir avec l’aide d’une monarchie légitime plutôt qu’avec une monarchie aux abois. C’est pour cela qu’il faut s’inquiéter des risques que fait courir au pays ce mélange détonant de business et d’influence politique.