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Il faut abattre le mur de l’apartheid en Palestine

Publie le vendredi 8 août 2003 par Open-Publishing

Il faut abattre le mur de l’apartheid en Palestine, par Etienne Balibar et Henri Korn
Vendredi 8 août 2003 (LE MONDE rubrique POINT DE VUE)

Le mur de séparation (Security Fence) que le gouvernement israélien construit à l’intérieur des territoires occupés de Cisjordanie, pour une somme avoisinant les 2 milliards de dollars, arrêtera-t-il les attaques de commandos-suicides qu’il est censé bloquer ?

Rien n’est moins sûr, si l’on en croit l’expérience de précédentes stratégies mises en oeuvre pour écraser le "terrorisme" palestinien, tout en aggravant ses causes. En revanche, il n’empêchera ni les chars de Tsahal de déferler sur les villes ni ses missiles et ses hélicoptères d’atteindre leurs cibles dans la population palestinienne. Et il portera le coup de grâce aux possibilités de règlement du conflit israélo-palestinien. Même si le complément déjà prévu à bonne distance du Jourdain ne voit jamais le jour, les conséquences qu’entraîne cette construction sont historiquement tragiques.

En Israël même, de courageuses associations de défense des droits de l’homme et des groupes de militants de la réconciliation israélo-palestinienne, comme Gush Shalom, B’Tselem, Taayush, les Femmes en noir, ont lancé le cri d’alarme. Le premier ministre palestinien a expliqué qu’il ne pouvait pas feindre de négocier d’un côté ce qu’on lui retirait par la force de l’autre. Mais les réactions d’organismes internationaux, des gouvernements, de l’opinion elle-même demeurent comme paralysées. Comment le comprendre ?

Faut-il que la séparation soit totale, et qu’il soit trop tard pour en réparer les conséquences ? Faut-il s’entourer de précautions tactiques tandis que des "discussions de paix" - susceptibles de capoter à chaque instant - ont repris entre le gouvernement israélien et l’Autorité palestinienne pour mettre en oeuvre la "feuille de route" sous les auspices des Etats-Unis ?

Et si cette construction meurtrière, avançant inexorablement sur le terrain, était le signe le plus tangible que l’une des parties n’entend nullement renoncer à imposer sa loi à l’autre et au monde ?

Le mur déplace les populations directement, ou les chasse indirectement en les privant de leurs moyens d’existence, de façon que les habitants soient forcés de quitter leurs villages et au bout du compte leur pays, comme certains l’espèrent manifestement en Israël.

Pour l’édifier, pour en dégager les abords, on détruit les maisons, on coupe les routes, on arrache les arbres, on confisque les terres et l’eau, on isole les villages et les villes. Une fois qu’il est mis en place, les enfants ne vont plus à l’école, les adultes ne travaillent plus, les familles sont désarticulées. On estime que de 90 000 à 210 000 habitants de Cisjordanie sont d’ores et déjà affectés.

Mais ce n’est pas tout : le mur, dont certains représentants des colons israéliens craignaient à l’origine qu’il ne prélude à leur "abandon", rend en fait irréversible - à de rares exceptions près - l’existence des colonies (dont il faut rappeler que, du point de vue du droit international, elles sont toutes illégales) en les incluant ou en les contournant. Il prépare leur extension (c’est cela sans doute que veut dire M. Sharon quand il indique que le tracé, à l’avenir, pourra être déplacé). Il sanctionne l’isolement de Jérusalem-Est, prélude à son annexion pure et simple. Il interdit les communications entre Palestiniens des territoires et Palestiniens ("Arabes") incorporés à l’Etat d’Israël. Il coupe la Palestine autonome, réduite à 40 % des 22 % restants (à peine 9 % en tout) de la Palestine historique, de toute possibilité de contact avec le monde extérieur.

Derrière son enceinte de béton, de barbelés, de miradors et de moyens de surveillance électronique, le mur emprisonne les Palestiniens qui avaient réussi à se maintenir et à résister sur une portion congrue de leur propre terre. Il crée un peuple de détenus. Par voie de conséquence aussi, sinistre ironie du projet de conquête et de domination, il crée un peuple de gardiens de camp : le peuple israélien avec ses "forces de défense". On comprend pourquoi tant de jeunes Israéliens préfèrent la prison au service militaire. Il n’y a en effet de précédents pour une construction de ce genre que dans l’histoire des régimes totalitaires.

Il s’agit donc, et il faut le dire, voire le crier, d’un nouvel épisode de la catastrophe palestinienne, d’une nouvelle naqba. Il s’agit de faire de "l’Etat palestinien viable", rituellement promis par la communauté internationale et auquel le gouvernement Sharon a fait mine de se rallier, un patchwork informe de bantoustans et de camps de réfugiés, généralisant ce qui existe déjà pour la bande de Gaza. Non seulement cet "Etat" ne sera pas viable, économiquement, culturellement, administrativement, mais il ne sera pas humainement vivable.
Le coup qui est en train d’être porté ainsi à la capacité de survie du peuple arabe de Palestine est comparable par son ampleur aux expulsions de 1948 et à l’occupation de 1967. Mais, pour anéantir un peuple qui ne veut pas disparaître, il faut aller aux extrêmes.

Qui ne voit que, pour le présent et pour l’avenir, le mur n’est porteur que de famine, de misère, de déportations, de terreur et de contre-terreur, de guerre interminable ? Les arrangements transitoires qui pourraient être conclus entre autorités israéliennes et palestiniennes sous l’égide de forces étrangères ou d’institutions internationales n’y changeront rien, si toutefois ils vont à terme dans ces conditions.

Mais nous, que faisons-nous devant la tragédie ? Restons-nous spectateurs, au nom du sacro-saint principe de la non-intervention, en attendant de convenir qu’un crime contre l’humanité avait été commis sous nos yeux et d’en observer les répercussions dans toute la région et dans le monde entier, où les principes de droit sont toujours plus ouvertement bafoués ? Ce serait une honte. Refusons la fatalité, mobilisons-nous contre l’abjection et l’absurdité. Exigeons des gouvernements - y compris de l’Union européenne, théoriquement partie prenante à la conception et à la mise en œuvre de la "feuille de route" ; y compris celui des Etats-Unis s’il veut donner quelque crédibilité à sa revendication du rôle d’arbitre des conflits internationaux -, exigeons des Nations unies et des organisations humanitaires qu’ils fassent pression par tous les moyens dont ils disposent sur le gouvernement israélien.
Il faut qu’Israël arrête immédiatement la construction du mur, détruise ce qui en existe déjà, restitue aux Palestiniens les terres accaparées et les remette en état.

Nous en appelons, pour faire entendre cette exigence de raison et de justice, à toutes les forces démocratiques, aux autorités juridiques, religieuses et morales, aux intellectuels. Et aussi, partout dans le monde, aux communautés juives qui ont conservé la mémoire des persécutions dont elles ont été les victimes autrefois, et qui ne peuvent contempler sans horreur ce qu’est devenue la politique d’Israël sous prétexte de défendre son existence et sa sécurité.
Que toutes et tous fassent reculer la politique d’annexion et d’écrasement poursuivie depuis l’assassinat de Rabin et des espoirs qu’il avait incarnés, et aggravée par le gouvernement Sharon après le déclenchement de la seconde Intifada.
Avant toute négociation susceptible de conduire à la paix et à la coexistence des peuples qui, depuis soixante ans, s’affrontent sur la même terre, il y a là, nous en sommes convaincus, un impératif moral et une condition politique incontournables.

par Etienne Balibar et Henri Korn

Etienne Balibar est philosophe, professeur émérite, université de Paris X-Nanterre.
Henri Korn biologiste, membre de l’Académie des sciences.