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Intermittent : et si on essayait la responsabilisation ?

Publie le jeudi 15 avril 2004 par Open-Publishing

Toutes les tentatives de réforme du dispositif d’assurance-chômage des
intermittents du spectacle, et jusqu’à celle qui est aujourd’hui au c¦ur de
la discussion, ont raisonné dans un cadre inchangé : celui d’une
architecture de règles, de droits, de cotisations et de prestations dont
l’édifice a plus de trente ans et dont le fonctionnement s’est révélé de
plus en plus déséquilibré.

Cet édifice a des vertus protectrices et des vices d’aubaine. Vertu de
protection contre le risque accru de chômage, quand l’emploi culturel entre
en régime systématique d’hyperflexibilité, comme c’est le cas quand se
généralise à la culture le système de production et de travail rassemblant
et dispersant des équipes au coup par coup, projet après par projet.

Vice d’aubaine par destruction progressive de toute forme d’emploi permanent
dans le secteur, pour deux motifs d’une redoutable efficacité : un
allégement considérable du coût de main-d’¦uvre et un gain en flexibilité
organisationnelle absolument imbattable pour les employeurs.

Est-ce une fatalité ? N’y a-t-il aucune réforme qui soit simultanément
équitable et efficace ? Elle ne peut l’être qu’à trois conditions : 1)
préserver un système mutualisé et paritaire de base, garantissant la
solidarité interne au secteur culturel ; 2) faire va-rier l’effort
contributif des employeurs selon le droit de tirage sur l’assurance-chômage,
en tenant compte des différences sectorielles ; 3) instaurer un apport
complémentaire de financement impliquant ceux qui bénéficient largement
d’une production culturelle importante et variée.

Il existe une technique qui a été parfois évoquée pour lutter contre les
dérives de la flexibilité précarisante sur le marché du travail, mais qui ne
l’a jamais été pour équiper l’organisation assurantielle d’un secteur
d’emploi demandeur de la plus grande flexibilité fonctionnelle : c’est la
technique de la modulation des cotisations d’assurance-chômage en fonction
du degré de recours au licenciement ou à l’emploi le plus flexible, et donc
ici en fonction du degré d’utilisation des emplois les plus coûteux à
assurer par l’Unedic qui doit couvrir les salariés contre la discontinuité
d’activité.

Il est facile de comprendre en quoi un principe de modulation des
cotisations d’assurance-chômage peut être responsabilisant. Il oblige à
considérer que l’emploi intermittent n’est pas une norme absolue pour toutes
les catégories d’emploi dans le spectacle, le cinéma et l’audiovisuel, et
que la substitution d’emplois intermittents à des emplois permanents n’est
pas une évidence naturelle : les témoignages innombrables sur les abus et
les fraudes l’ont rappelé à l’envi. Traduction : l’employeur qui recourt à
une main-d’¦uvre exclusivement ou très majoritairement intermittente devrait
contribuer plus que proportionnellement au régime spécifique
d’assurance-chômage. Le "tout emploi intermittent, tout le temps et avec une
variété élevée de main-d’¦uvre" se paierait plus cher en apports de
cotisation à l’assurance-chômage, par unité de travail salarié, que l’usage
sélectif de cette forme d’emploi.

Mais ce principe peut-il s’appliquer à un secteur d’emploi où le travail a
été si largement désintégré, où la notion d’employeur peut équivaloir à
celle d’assembleur de projets opérant sur financement d’un donneur d’ordres,
et où, dès lors, la population des employeurs est très hétérogène, depuis
les très petites structures fragiles et éphémères jusqu’aux très grandes
sociétés audiovisuelles ? C’est là qu’intervient un deuxième principe : un
renouveau du principe de mutualisation et de solidarité contributive. Il
consisterait à faire agir collectivités territoriales et Etat pour aider les
entreprises et les employeurs qui ont peu de chances de survivre sans
emplois intermittents à supporter le coût du principe de la modulation
contributive. Pourquoi ?

Jusqu’ici, l’assurance-chômage repose sur un mécanisme interne de
mutualisation classique : tout salarié intermittent comme tout employeur
cotise à l’assurance-chômage, comme le font tous les salariés et employeurs
du secteur privé en France, et ces cotisations financent les indemnisations
des actifs en période de chômage. Mais ce mécanisme interne ne représente
plus, depuis une décennie déjà, qu’un huitième de la réalité de la
mutualisation, dans le régime spécifique de l’intermittence. Et c’est une
mutualisation externe - par le jeu de la solidarité interprofessionnelle
entre le régime général d’assurance-chômage et le régime spécifique des
intermittents - qui éponge 7/8 des déficits.

En d’autres termes, la collectivité des salariés et des employeurs du
secteur privé garantit, sans en être acteur, 7/8 de la viabilité d’un régime
particulier. C’est là une des tensions profondes et permanentes du principe
de mutualisation, une tension plus vive encore quand le marché de l’emploi
en général est mal portant, et que le risque de chômage, si fort en contexte
économique défavorable, pousse à des comparaisons envieuses entre les
régimes d’indemnisation spécifique et général.

Ce mécanisme actuel de mutualisation est donc imparfait, déséquilibré et
finalement inéquitable : il ne fait pas cotiser ceux qui tirent parti des
avantages de la flexibilité et de l’abaissement du coût du travail, à
proportion des gains qu’ils en retirent. En outre, il fait reposer la charge
financière du système sur la collectivité indifférenciée des salariés et des
employeurs du secteur privé, alors qu’une large partie du développement de
l’offre culturelle a été décidée et mise en ¦uvre, tout particulièrement
dans le spectacle vivant, par des acteurs publics - municipalités,
collectivités territoriales, Etat. Les dépenses de ces derniers,
considérables en volume et en taux de progression sur vingt ans, ont
pourtant été, du fait de l’imputation de 40 % à 50 % du coût réel de la
main-d’¦uvre à l’assurance-chômage, très inférieures à ce qu’elles auraient
été s’il avait fallu intégrer dans les comptes les coûts du développement
d’un marché du travail flexible et assurantiellement mieux protégé que
partout ailleurs.

Dans un système d’assurance-chômage où un élément de modulation des
cotisations serait introduit, c’est une relation stratégique entre trois
partenaires qui garantirait la viabilité et la responsabilisation de la
protection contre le risque de chômage. L’organisme d’assurance mutualise,
pour partie, la charge des indemnisations en établissant un niveau de
cotisation de base applicable à tous les employeurs ; les employeurs voient
leur cotisation modulée selon leur comportement, par un surcroît de
cotisation ou par un allégement de cotisation ; et le décideur public, qui
agit en garant de la viabilité du système, contribue à l’équilibre du régime
assurantiel en versant à l’organisme d’assurance un complément qui s’ajoute
au produit de la cotisation de base et de la modulation greffée sur la
cotisation de base.

Le rapport entre les trois grandeurs - produit des cotisations de base,
solde net des modulations, versant complémentaire d’équilibre - est soumis à
évaluation et éventuelle renégociation, au terme de chaque exercice. Il peut
permettre de faire varier le ni- veau de cotisation de base, l’indice de
modulation, et l’apport complémentaire en fonction de la conjoncture,
d’arbitrages négociés et d’objectifs politiques mis en discussion. Il
augmente le degré de transparence du système puisqu’il instaure un contrôle
croisé sur les niveaux de dépenses et qu’il impose que la part respective
des responsabilités engagées soit clairement mesurée et assumée.

La proposition qui vient est donc la suivante : au socle classique de la
mutualisation par une cotisation uniforme des employeurs et des salariés
intermittents à l’assurance-chômage s’ajouteraient deux étages : un étage de
cotisations modulées en fonction des comportements des employeurs et de leur
degré d’utilisation des emplois assurantiellement coûteux, et un étage de
contribution mutualisée assis sur des financements publics fournis par les
acteurs publics (collectivités locales, collectivités territoriales, Etat)
qui sont garants de l’équilibre des régimes de protection sociale et qui,
pour financer leur offre culturelle, sont bénéficiaires d’une partie des
allégements des coûts de la main-d’¦uvre jusqu’ici très largement transférés
sur les comptes de l’assurance-chômage.

La part imputée à chaque étage serait négociée chaque année par les parties
prenantes, en fonction de l’évolution des comptes de la Caisse
d’assurance-chômage, de l’état de l’emploi culturel, de la viabilité des
entreprises et des comportements solidaires entre employeurs (de manière à
éviter les faillites opportunes et un turn-over excessivement arrangeant) et
en fonction des priorités définies politiquement, au plan national et local,
pour fixer les conditions de développement et de financement multipartite du
système d’emploi culturel et de protection sociale. La modulation des
cotisations des employeurs pourrait être définie différentielle-ment selon
les caractéristiques des entreprises et du secteur, et par exemple obéir à
des barèmes variant selon les secteurs d’emploi du domaine des spectacles et
selon les caractéristiques des entreprises.

Moyennant une telle évolution de l’architecture des imbrications entre
flexibilité de l’emploi culturel et protection assurantielle, la
responsabilisation des acteurs serait plus évidente, et plus mesurable, et
contrôlable.

La proposition avancée ici, si elle permet de faire émerger un système plus
efficace de financement et de responsabilisation, pourrait ajouter à la
fonction de protection contre les périodes de chômage, qui constitue la part
assurantielle de l’édifice, une fonction de soutien à l’emploi culturel, qui
prendrait en charge l’écart entre la durée ancienne d’indemnisation et la
durée prévue par la réforme. Ce qui, là encore, permettrait de délimiter
précisément les responsabilités et les charges de financement de tous ceux
qui sont attachés à pérenniser une forme de protection et de soutien de
l’emploi culturel.

par Pierre-Michel Menger

Pierre-Michel Menger est directeur de recherche au CNRS et directeur
d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

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