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Intermittents : l’heure des propositions

Publie le lundi 29 mars 2004 par Open-Publishing

Par Thomas PIKETTY

Thomas Piketty est directeur d’études à l’EHESS (Ecole des hautes études en
sciences sociales).

près neuf mois de confrontation autour du régime des intermittents du
spectacle, voici peut-être enfin venu le temps des propositions. Pour la
CFDT, les choses sont claires : l’assurance chômage n’a pas vocation à
financer la politique culturelle de la France. François Chérèque préconise
logiquement que les intermittents bénéficient d’une caisse autonome
complémentaire financée par l’Etat, les collectivités locales et les
employeurs.

Aussi brutale puisse-t-elle paraître, cette position a au moins le mérite de
la cohérence. D’après l’Unedic (coprésidée par le Medef et la CFDT), les
intermittents ont perçu en 2002 quelque 957 millions d’euros d’allocations,
pour seulement 124 millions de cotisations versées. Même si ces chiffres
semblent délibérément gonflés (les cotisations des permanents du spectacle
n’ont apparemment pas été prises en compte), une telle disproportion entre
cotisations et prestations nous fait clairement sortir d’une logique
d’assurance chômage pour entrer dans une logique de subvention à la culture.

Une telle subvention n’a d’ailleurs en soit rien d’aberrant. Les activités
artistiques doivent être subventionnées, et, parmi les différents modes de
subvention envisageables, il n’est pas sûr que celui-là soit le moins
efficace. Malgré toutes ses imperfections et les abus dont il fait l’objet,
la logique du régime des intermittents consiste en effet à demander aux
artistes de commencer par trouver des contrats et des diffuseurs, après quoi
la collectivité nationale complète leurs revenus en proportion des revenus
obtenus « sur le marché », ce qui garantit au moins que les activités
subventionnées ont un public et correspondent à une certaine demande
sociale. L’autre mode de subvention, qui consiste à laisser les
administrations de la culture choisir elles-mêmes quels spectacles et quels
films méritent d’être financés, n’offre pas toujours les mêmes garanties.

Par contre, il est aberrant que l’Etat s’obstine à nier cette réalité et
abandonne aux partenaires sociaux tout un pan de la politique culturelle
nationale (le Medef est-il vraiment compétent pour cela ?). Pour fixer les
ordres de grandeurs, rappelons que le budget total du ministère de la
Culture est en 2004 de 2,6 milliards d’euros, dont moins de 700 millions
d’euros pour les actions de développement et de subvention à la création
artistique (le reste va à la préservation du patrimoine et aux crédits de
fonctionnement). Autrement dit, le déficit de l’ordre de 800 millions
d’euros par an du régime des intermittents représente l’équivalent d’un
tiers du budget de la Culture, et plus que les subventions officielles à la
création artistique. Le ministre peut-il décemment se désintéresser de ce
qui est devenu l’un des principaux vecteurs de l’intervention publique dans
son domaine ?

Reconnaître enfin qu’il s’agit d’une politique culturelle structurellement
déficitaire méritant l’aide de l’Etat ne dispenserait certes pas de contenir
le déficit et la croissance du nombre d’intermittents dans des limites
raisonnables. Les règles du régime doivent maintenant être repensées dans
cet esprit par tous les acteurs de la culture. Et, de ce point de vue, la
contre-proposition détaillée faite par la Coordination des intermittents et
précaires (Cip), qui propose de nouveaux barèmes permettant de calculer le
montant des allocations en fonction des heures travaillées et des cachets
obtenus (1), mérite sans doute mieux que le ton légèrement méprisant adopté
par l’Unedic dans son chiffrage du 9 mars (le représentant du Medef a été
jusqu’à railler les « formules mathématiques obscures » proposées par la Cip,
qui, il est vrai, utilise des fonctions cosinus dans son nouveau barème,
preuve de la créativité des intermittents !). Sur le fond, les experts de
l’Unedic ont sans doute raison de noter que l’abaissement de l’allocation
mensuelle maximale de 3 410 euros à 2 435 euros bruts défendu par la Cip ne
suffit pas à financer l’augmentation de l’allocation minimale au niveau du
smic proposée par ailleurs. Il reste qu’il est peu banal de voir un
mouvement social prendre le risque de faire des propositions chiffrées de
cette nature, et que le contre-barème contient de nombreux autres éléments
qui méritent réflexion (comme l’idée incitative de faire en sorte que
l’allocation augmente avec le nombre d’heures travaillées, pour un salaire
annuel donné). L’Unedic feint de croire que les nouveaux paramètres proposés
sont gravés dans le marbre, alors que le comité de suivi regroupant les
syndicats du spectacle et des parlementaires semble prêt à les négocier et à
dresser une liste d’activités et de métiers qui ont peu à voir avec la
culture (salons, publicité, etc.) et qui devraient être exclus du régime.
Et, à partir du moment où ils se placent dans cette démarche de propositions
concrètes, pourquoi l’Unedic refuse-t-elle de fournir aux intermittents les
données dont ils ont besoin pour chiffrer eux-mêmes le coût de leurs
propositions (toute personne équipée d’un micro peut aujourd’hui exploiter
un fichier d’allocataires correctement documenté pour faire ce genre de
calculs, pas besoin d’experts pour cela) et contribuer ainsi à un débat
démocratique moderne ?

(1) Consultable sur www.cip-idf.org

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