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Interview : Henri Emmanuelli "Ce traité constitutionnel n’est pas libéral, il est ultralibéral"
Publie le mercredi 25 mai 2005 par Open-Publishing
Propos recueillis par Marc Deger et Delphine Girard
Henri Emmanuelli, député PS des Landes
Le référendum interne du PS a donné la préférence au "oui". Comment justifiez-vous de ne pas avoir respecté le résultat de ce scrutin ?
– Je dis depuis janvier que la social-démocratie commettrait une erreur historique en soutenant ce traité qui est irréversible. Je ne me ferai pas complice de cette erreur historique. Le rôle de la social-démocratie est de défendre l’emploi et d’améliorer les conditions de travail des salariés et non pas d’acquiescer la libéralisation forcée de l’Europe.
Un traité peut toujours être révisé...
– C’est faux. Même les partisans du "oui" reconnaissent que cette Constitution n’est pas modifiable puisqu’il faudrait l’accord à l’unanimité des 25 pays, et des 27 demain. Dans toutes les constitutions démocratiques, il y a une clause de révision. La Constitution américaine comprend 13 articles et 20 amendements. Le traité européen contient 448 articles non révisables.
Revenons sur le fameux plan B. Que devient concrètement le traité si le "non" l’emporte ?
– Jacques Delors a répondu : il y aura une renégociation.
Ensuite, il a démenti...
– Sous la pression du PS qui lui a fait comprendre qu’il mettait ainsi la campagne du "oui" par terre puisque 6 millions de tracts avaient été préparés sur le thème de l’impossible renégociation...
Donc, on renégocie...
– Soyons sérieux. Il n’est pas raisonnable d’imaginer qu’un "non" français signifierait la fin de l’histoire. L’Europe ne peut pas se passer de la France qui est le deuxième contributeur au budget européen, après l’Allemagne. Six pays contribuent davantage qu’ils ne reçoivent : l’Allemagne, la France, l’Autriche, la Suède, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne, sauf que cette dernière, après, récupère son chèque. Arrêtons de jouer avec les peurs et d’agiter le spectre de l’arrêt de l’Europe. On renégociera un traité institutionnel qui doit comporter une cinquantaine d’articles au maximum. Avec le principe de subsidiarité, la séparation de l’exécutif et du législatif, qui n’existe toujours pas dans ce traité, et le renforcement des pouvoirs du Parlement européen.
Reconnaissez-vous qu’il y a des avancées sociales dans le traité constitutionnel par rapport au traité de Nice ?
– Cette Constitution n’est pas plus sociale que le traité de Nice. Il suffit de voir la satisfaction du patronat qui se targue d’avoir fait ajouter "hautement compétitive" au concept d’"économie sociale de marché". Ce qui, explique-t-il, préserve des potentialités de flexibilisation du travail. Le patronat se vante aussi qu’il n’y ait pas d’harmonisation sociale ni d’harmonisation fiscale possible à l’échelle européenne. Cette Constitution pose comme principe d’organisation économique la concurrence libre et non faussée. La concurrence ne me gêne pas. Ce qui me gêne, c’est la précision "libre et non faussée". Car ce sont sur ces quelques mots que s’appuie la Commission depuis dix ans déjà pour combattre nos services publics qu’elle appelle d’ailleurs des monopoles publics et pour condamner l’action publique. Or sans action publique, le social n’existe pas. Dans ces conditions, je dis que ce traité n’est pas libéral ; il est ultralibéral. Il interdit des choses que les Etats-Unis, pays libéral, ne s’interdisent pas.
Qu’est-ce qui vous gêne le plus dans ce traité ?
– Transport, assurance, énergie, services, temps de travail... L’Europe, dont on pensait qu’elle pouvait être le niveau pertinent de la résistance aux dégâts sociaux du libéralisme est devenue en fait l’outil d’une libéralisation forcée. Voilà des années que ce mouvement est en marche et il va s’accélérer, avec ou sans traité. Mais si l’on vote ce traité, on s’interdit de se donner les moyens de lutter pour la préservation de l’emploi, des niveaux de salaires, des conditions de vie des salariés.
Les peurs des Français sur l’Europe ne s’expliquent-ils pas par un élargissement trop rapide ?
– L’élargissement a été mené dans des conditions de totale irresponsabilité. François Mitterrand avait plaidé pour que l’on fasse d’abord l’approfondissement politique. Il n’a pas été écouté. Aujourd’hui, l’Europe politique, c’est fini. L’Europe se résume à une zone de libre-échange qui fait le bonheur des actionnaires mais pas celui des salariés. Comment freiner le désastre qui s’annonce ? La seule façon est de trouver beaucoup d’argent pour investir dans les nouveaux pays, comme on l’a fait en Espagne, où l’aide de l’Europe a représenté jusqu’à 1 % du PIB. Comme il n’y a pas d’argent chez les contributeurs, il faudrait pouvoir faire du déficit budgétaire au niveau fédéral. Or la Constitution l’interdit ! A défaut de déficit, si le mot choque les oreilles libérales, on pourrait avoir un impôt de construction européenne ou de reconstruction. C’est aussi interdit ! Existe-t-il une seule entité politique au monde qui s’interdise constitutionnellement de faire du déficit ou de lever l’impôt ? L’Union européenne n’a pas un euro de déficit. La dette aux Etats-Unis atteint 250 % du PIB. Elle était de 140 % quand la crise de 1929 a éclaté. Par moments, j’ai l’impression que les libéraux de ce continent ont une revanche à prendre sur un siècle et demi de progrès social. Incapable de financer l’élargissement, l’Europe encourage les nouveaux pays à pratiquer le dumping social et fiscal, alors qu’il faudrait pouvoir harmoniser la fiscalité et mettre des normes sociales européennes. Voilà ce que j’ai contre ce traité constitutionnel.
Cela ne pose-t-il pas un problème au socialiste que vous êtes d’opposer les travailleurs polonais, roumains et autres aux travailleurs français ?
– Il est vrai que si on laissait crever les travailleurs de l’Est en silence, Paris dormirait plus tranquille ! La meilleure solution est de cacher la misère pour que l’on ne la voie pas. On lâche la misère de l’Europe de l’Est contre nos travailleurs les plus démunis. Les dirigeants sont des irresponsables. Ils font l’élargissement sans un sou, sans harmonisation, sans aucune précaution. Notre principal souci aujourd’hui est d’éviter que nos chauffeurs se battent avec les Polonais sur les parkings de stationnement des camions parce que les travailleurs d’Europe de l’Est vivent dans des camping-cars, comme cela ils ne sont pas domiciliés. Ils gagnent 8 euros de l’heure. C’est scandaleux.
Jean-Pierre Raffarin prédit une crise économique si le "non" l’emporte. Que répondez-vous ?
– Quelle que soit l’issue du référendum, je pense que nous allons vers une grave crise sociale en France. La chute de la croissance, la baisse du pouvoir d’achat, le chômage élevé, tous les indicateurs sont dans le rouge. Mais ils ont été étouffés pendant la campagne, pour ne pas troubler le vote.