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Interview de Sergio Rodríguez (directeur de "Rebeldía")
Publie le lundi 26 décembre 2005 par Open-PublishingLa conception zapatiste de l’action politique
Miguel Romero : L’objectif de cette interview est de mieux connaître
l’expérience du mouvement social et politique impulsé par la VIe
Déclaration de la Selva Lacandona et qui se développe autour de "l’autre
campagne". A la différence des années passées, je crois qu’on sait très
peu de choses dans la gauche européenne sur ce qui se passe ici. Et pour
ce que je vois et ce que j’entends, il me semble important de le faire
connaître, de raviver l’intérêt pour le zapatisme qui, à mon avis, a
faibli. Pour plus de clarté, suivons un ordre chronologique. Revenons à
"l’alerte rouge" lancée le 19 juin par l’EZLN qui a d’abord alarmé tout le
monde parce qu’il semblait qu’une attaque militaire de l’armée mexicaine
était imminente. Ensuite, c’était plutôt, comme dans mon cas,
l’incertitude.
Sergio Rodríguez : "L’alerte rouge" est d’une certaine façon le point
culminant de trois années de débat dans les communautés zapatistes, après
la "marche indigène" du printemps 2001, avec pour objectif d’élaborer une
nouvelle initiative. La formation des "juntes de bon gouvernement" en août
2003 a été une première réponse pour consolider le zapatisme dans ses
bases. Mais il fallait aller au-delà et donner une échéance au processus
de consultation au sein des communautés. Jusqu’ici, ils [2] procédaient à
cette consultation en se déplaçant dans les communautés. Ils ont décidé
alors qu’elles désigneraient leurs représentants pour se réunir en
assemblée et adopter la VIe Déclaration de la Selva Lacandona. L’alerte
rouge était une mise en alerte de l’armée zapatiste pour garantir la
sécurité de cette réunion. Elle a été levée dès la fin de l’assemblée.
M.R. : La VIe Déclaration de la Selva Lacandona ne marque peut-être pas un
tournant politique mais pour le moins la prise en compte de thèmes qui
n’apparaissaient pas jusqu’ici dans le discours de l’EZLN. A ton avis,
pourquoi maintenant et quel en est le contenu fondamental ?
S.R. : C’est bien un tournant politique. Il y a une modification
substantielle à la fois du sujet auquel s’adresse cette déclaration et du
sujet qui la justifie. Il s’agit d’une déclaration fondatrice qui ne
s’adresse pas aux peuples indigènes, comme les accords de San Andrés, ni à
une société civile informelle. Elle ne demande pas seulement l’adoption
d’une série de dispositions dans la constitution mexicaine. Elle a un
objectif très différent. Une fois consolidés les territoires propres de
l’autonomie, avec les "juntes de bon gouvernement", il s’agit de créer une
perspective à l’échelle nationale, de catalyser un processus latent dans
le pays par ce fait nouveau que constitue "l’autre campagne".
C’est un changement politique mais pas un changement idéologique. La VIe
Déclaration de la Selva Lacandona parle d’un programme anticapitaliste
antinéolibéral, d’un nouveau processus constituant, dans un sens qui n’est
pas proprement juridique, d’un "nouveau pays". Dans les circonstances
actuelles, l’objectif fondamental apparaît comme la construction d’un
nouveau mouvement social et politique, la naissance d’un mouvement
autonome et indépendant de la politique de l’Etat mexicain et de ses
institutions. Le programme qui s’en dégagera sera le résultat d’un long
processus.
Un deuxième point fondamental est que ce processus cherche à impulser, à
dynamiser un espace où les gens puissent développer et construire des
mécanismes d’auto-organisation. Attention, cela ne veut pas dire que rien
n’existait auparavant. Il y a quelques mois encore on disait qu’il n’y
avait pas de processus d’auto-organisation sociale au Mexique en dehors du
Chiapas. Ce que nous ont montré les réunions de "l’autre campagne", c’est
qu’il existe des processus d’auto-organisation très profonds, souterrains,
apparus après le soulèvement zapatiste de 1994, mais qui restaient
invisibles et qui se révèlent maintenant.
M.R. : J’aimerais que tu développes deux questions d’ordre pratique qui
apparaissent dans la VIe Déclaration de la Selva Lacandona. Il s’agit
d’abord de l’enquête conçue comme une méthode de travail : ce qui est
proposé au départ n’est pas un programme, pas même dans ses dispositions
les plus élémentaires, mais un questionnement adressé à "ceux d’en bas"
pour connaître leurs préoccupations, leurs propositions, leurs attentes.
La deuxième question porte sur la façon dont "l’autre campagne", dès le
départ, même si ce n’est pas explicite, se propose de construire un
mouvement et s’engage même dans sa construction. Tout à l’heure un groupe
de jeunes de l’université est venu te voir pour te dire qu’ils voulaient
s’intégrer à la campagne et ils t’ont demandé d’organiser une réunion pour
parler de ce qu’ils pouvaient faire : là, il ne s’agit plus d’une enquête
mais bien d’organiser un mouvement.
S.R. : Je crois que les deux questions que tu as soulevées sont
différentes. Les zapatistes disent aux gens qu’ils vont les écouter et ils
le font, même si cela a pu donner lieu à des réunions marathon avec les
participants venus à la selva qui ont duré jusqu’à 36 heures. Nous en
reparlerons. Le premier engagement de l’EZLN est bien d’écouter. Ils le
préconisent aussi comme méthode, écouter ce que les gens ont à dire. Qui
est à même de faire un diagnostic de ce qui se passe ici ou là ?
Evidemment, en tout premier lieu, ceux qui y vivent.
Cela tient à l’expérience qu’a connue l’EZLN. Ils sont arrivés dans les
communautés, ont pris la parole, ont proposé un programme, une conception
politico-militaire et se sont heurtés à un mur. Le dialogue n’était pas
possible. Ils ont finalement réussi à établir le contact avec certains
membres des communautés qui leur ont dit : "Vous devez d’abord nous
écouter et vous verrez ensuite ce que vous pouvez faire de ce que vous
aurez entendu". Les zapatistes parlent souvent de "modes". Par exemple,
ils disent qu’ils ont mis dix ans à comprendre le "mode indigène". Il faut
maintenant comprendre les "modes" des différents mouvements sociaux et
créer l’espace du dialogue. Mais il ne s’agit pas d’une écoute passive. Il
s’agit d’écouter et de construire. On disait "avancer en questionnant". Il
faut maintenant "avancer en écoutant".
M.R. : Revenons à la chronologie des événements. La VIe Déclaration de la
Selva Lacandona s’adresse à la gauche politique, aux communautés, aux
mouvements sociaux, aux ONG, etc. Elle leur propose de se rendre au
Chiapas pour écouter et être écoutés et c’est comme ça que des centaines
et des centaines de personnes ont pris la route de la selva, en parcourant
parfois des milliers de kilomètres. Raconte-nous cette expérience.
S.R. : Après la publication de la VIe Déclaration de la Selva Lacandona, un
plan de travail a été élaboré qui prévoyait la tenue de six réunions
spécifiques avec les organisations politiques, indigènes, sociales, les
collectifs et les ONG et une sixième avec ceux qu’ils appellent "les
autres", c’est-à-dire ceux qui ne se reconnaissent pas dans le cadre de
ces réunions ou n’ont pas pu y assister.
Enfin, il y a eu une assemblée plénière. Au total quelque 6 500 personnes
ont participé à ces réunions, ce qui est considérable quand on sait que le
Chiapas est très loin du centre du pays. Pour un étudiant de Chihuahua
cela représente un voyage de plusieurs jours.
La première réunion, celle concernant les organisations politiques, a vu
la participation de 34 organisations et d’environ 120 personnes. Trois
conceptions s’y sont exprimées. Il y avait d’abord ceux qui estimaient
clairement que la VIe Déclaration de la Selva Lacandona leur ouvrait un
espace politique nouveau et n’y voyaient aucun problème idéologique, aucun
obstacle à leur propre construction, parce qu’on n’a demandé à personne de
se dissoudre ou d’édulcorer ses positions politiques ou idéologiques.
D’autres ont considéré que "l’autre campagne" était une bonne chose parce
qu’elle conduisait à prendre position dans le processus électoral mais
pour construire une alternative, pas pour voter en faveur du PRD. Cela
renvoie à un grand débat au Mexique. Les sondages créditent Marcos de 18 à
21 % de préférences électorales. Paradoxalement, c’est utilisé pour
dénigrer l’EZLN parce que ce serait la preuve qu’il ne peut pas gagner les
élections. Mais par un effet boomerang, beaucoup pensent au contraire
qu’un tel résultat avant même le début de la campagne est très important
et ils veulent y participer. D’autres enfin considèrent que "l’autre
campagne" est une très bonne chose mais que le plus important c’est la
victoire de López Obrador et qu’il faut organiser une force sociale
autonome pour le contraindre à respecter ses engagements en faveur des
couches populaires.
L’EZLN a prononcé une allocution initiale et le discours de clôture.
M.R. : Ils n’ont parlé qu’au début et à la fin ?
S.R. : Oui. Ils étaient là pour écouter, prendre des notes.
M.R. : Combien a duré la réunion ?
S.R. : Avec les organisations politiques, de 9 heures du matin le samedi
jusqu’à 1 heure du matin le dimanche, avec une pause pour le repas. C’est
la plus courte : il n’y a eu que 36 intervenants. Laisse-moi te dire
quelque chose d’important avant de poursuivre. L’endroit où se sont tenues
les réunions a une grande signification. Il ne s’agissait pas d’un lieu
d’échange politique et culturel, comme les Aguascalientes qui se sont
tenus là où vivent les communautés. Ils ont décidé cette fois-ci de se
réunir dans des "propriétés récupérées" par l’EZLN après le 1er janvier
1994, dont les possédants étaient particulièrement racistes, allant
jusqu’à pendre des indigènes. Ce sont des propriétés que l’EZLN a gardées
sous son contrôle malgré les incursions de l’armée mexicaine. Ce choix
symbolique avait, je crois, trois significations. D’abord, l’échec de la
réforme agraire de Salinas qui a privatisé les terres dans les années 90.
Ensuite, le fait que la dynamique de l’action et de la lutte conduisait
finalement à des victoires partielles, contrairement aux visions
"ultimatistes" du processus de lutte sociale. Enfin, la menace toujours
présente, parce qu’il n’est pas possible que les "caracoles" et les
"juntes de bon gouvernement" coexistent à long terme avec la domination
néolibérale.
Ils ont voulu adresser ce triple message aux organisations de gauche. Dans
leur conclusion ils ont déclaré : "C’est pourquoi nous reconnaissons
l’apport de la tradition militante de la gauche mexicaine qui est venue
ici parce que, au-delà des erreurs politiques, programmatiques ou autres,
vous avez maintenu le cap de la rupture avec le néolibéralisme."
En introduction, Marcos a exposé un refus sans ambiguïté d’apporter un
quelconque soutien à la candidature de López Obrador. Au moment de
conclure, après avoir demandé un délai d’une heure environ pour préparer
leur réponse, ils ont précisé notamment qu’ils ne demandaient à personne
de faire aujourd’hui un choix électoral, parce que ce n’était pas le sens
de "l’autre campagne". Des gens qui votent pour López Obrador peuvent y
participer, mais on leur demande de ne pas en faire état dans le cadre de
"l’autre campagne", pour éviter justement à l’EZLN d’avoir à intervenir
sur cette question, ce qui nuirait au processus fondamental de travail.
Evidemment, le lendemain, ce que les médias ont mis en avant c’est
l’affrontement Marcos-López Obrador. Le quotidien La Jornada a même fait
dire à Marcos : "Soit ils sont avec moi, soit ils sont contre moi". Une
phrase totalement inventée.
M.R. : Le Front zapatiste de libération nationale (FZLN) a participé à
cette réunion. Quel est le rôle de cette organisation aujourd’hui ? Vu de
l’extérieur, c’est un mystère. A sa création, il semblait très vigoureux
et on pensait qu’il était une perspective essentielle pour l’EZLN. Mais
depuis on ne sait rien de lui.
S.R. : Je crois que le FZLN a été parfois jugé injustement. Souviens-toi
des conditions de sa création. A la veille des accords de San Andrés, en
1996, la IVe Déclaration de la Selva Lacandona est rendue publique et
l’adoption de la "loi indigène" par la chambre des députés se fait au
moment de la constitution du FZLN. On pensait alors que le FZLN serait en
quelque sorte la piste d’atterrissage où viendrait bientôt se poser un
avion nommé EZLN. Mais face à l’évidence que le gouvernement et les partis
politiques vont trahir leurs engagements, l’EZLN adresse une déclaration
au congrès de fondation du FZLN où il lui donne toute liberté de définir
son propre avenir. Il est facile de comprendre que c’est très différent
pour le FZLN de se considérer comme piste d’atterrissage de l’EZLN ou
comme une organisation autonome.
On a alors assisté à un processus long, compliqué, contradictoire mais
très intéressant. On est parti d’une conception très différente de celle
de l’armée zapatiste. Il n’était pas question de rechercher un quelconque
impact médiatique. Le FZLN a ainsi participé à d’importantes luttes sans
que cela apparaisse publiquement. C’est aujourd’hui une organisation
consolidée dans une grande partie du pays, qui compte quelque 800
militants confirmés.
M.R. : Davantage donc que la majorité des organisations de gauche qui se
sont rendues au Chiapas.
S.R. : Sans aucun doute. Et avec une implantation plus importante dans
l’ensemble du pays. Les militants sont très jeunes. Les trois quarts ont
moins de 30 ans. Ils ont été très marqués par le soulèvement de 1994
quand, encore adolescents, ils ont participé aux caravanes de la paix, aux
campagnes de soutien, des jeunes qui interviennent dans le secteur de la
santé et de l’éducation et qui ont donc vécu cette expérience politique
originale. Le quart restant provient de différentes organisations de la
gauche mexicaine [3].
M.R. : Bon, revenons aux réunions.
S.R. : Oui, reprenons le fil. Le sous-commandant Marcos a annoncé qu’il
avait demandé à la revue Rebeldía de participer à "l’autre campagne". Au
début de chaque réunion nous avons inscrit les collectifs et leur avons
demandé s’ils souhaitaient être participants ou observateurs. Beaucoup ont
adhéré sur-le-champ à "l’autre campagne" et parfois même décidé de former
un collectif, des plates-formes ou des fronts unitaires entre des
syndicats et d’autres organisations. C’est un thème important qui concerne
la façon dont "l’autre campagne" se situe par rapport aux initiatives
autonomes qui apparaissent dans ce processus.
Dans les réunions, chacun a le même droit de parole. Notre revue a pour
rôle de faire une sorte de compte-rendu de l’ensemble des interventions,
de le soumettre aux participants pour qu’ils s’assurent que l’essentiel de
leur intervention a bien été consigné. S’ils ne donnent pas leur accord,
ce n’est pas publié. Dès qu’il y a accord, le compte-rendu est communiqué
à tous ceux qui ont signé la VIe Déclaration de la Selva Lacandona et nous
le publions sur le site web de "l’autre campagne", pour que tout le monde,
participant ou non, puisse en prendre connaissance.
La deuxième réunion s’est faite avec les peuples indigènes. C’était très
émouvant, les premières retrouvailles depuis la marche indigène de 2001.
Certains se sont plaints : "Nous nous sommes battus sans que l’EZLN nous
soutienne." L’EZLN leur a donné raison et expliqué que "l’autre campagne"
voulait répondre à ce type de problèmes et faire que nous puissions nous
défendre tous ensemble de toutes les attaques de l’Etat mexicain. Il y
avait une soixantaine de délégations de peuples indigènes, celles des
communautés les plus importantes mais aussi de communautés indigènes
migrantes qui ont commencé à s’organiser notamment dans la capitale. Elles
ont pu témoigner des brutales agressions et de la violence qu’elles
subissaient de la part du gouvernement de la ville de Mexico présidé par
López Obrador.
La troisième concernait les organisations sociales avec près de 120
organisations du MUP (mouvement urbain populaire), des organisations
féministes qui ne se situent pas dans un objectif de "pouvoir"
c’est-à-dire autonomes par rapport au pouvoir , des organisations
lesbiennes, homosexuelles. Beaucoup de participants étaient des
syndicalistes, des métallurgistes, des électriciens, des ouvriers de
l’industrie pétrolière aussi bien des secrétaires généraux, des membres
d’instances de direction que des représentants de courants syndicaux et
des collectifs de travailleurs qui se sont constitués dans des entreprises
pour s’intégrer à "l’autre campagne". C’est important de le souligner
parce que jusqu’ici les organisations syndicales n’avaient pratiquement
pas participé aux initiatives zapatistes.
Il y a eu des débats très divers, des critiques visant les conceptions
politiques "tournées vers le pouvoir", des propositions de revendications
concrètes. C’est dans le cadre de cette réunion que l’EZLN a
particulièrement insisté sur l’idée d’écoute. Chaque réunion a pris un
sens spécifique. La première, une définition politique vis-à-vis des
élections. La deuxième, l’engagement pour l’autonomie indigène. La
troisième, la nécessité de l’écoute. Beaucoup voyaient dans "l’autre
campagne" une initiative comparable à la marche indigène, une action de
masse spectaculaire qui avait réuni dans de nombreuses villes bien plus de
gens que, par exemple, la campagne électorale que mène actuellement López
Obrador. Il ne s’agit plus maintenant de grands rassemblements, d’actions
d’envergure, mais de dialogue à la base, de discussion avec les gens.
Autrement dit, il ne s’agit pas d’une initiative médiatique mais qui vise
au contraire à construire par en bas les réseaux de liaisons, d’échanges,
de débats entre différents secteurs et différentes sensibilités.
M.R. : Et dans cette rencontre, il y avait beaucoup de monde.
S.R. : Oui, environ 900 personnes. Rien que leur venue, comme tu peux
l’imaginer, était déjà une aventure. Les compañeros avaient construit des
abris pour faire dormir les participants mais les estimations étaient
erronées. Ils attendaient autour de 100 personnes à la première et il en
est venu 200 ; 300 à la deuxième et il en est venu 500 ; 500 à la
troisième et il en est venu 900.
M.R. : Et outre les commandants zapatistes, les 900 ont écouté la totalité
des débats ?
S.R. : Je ne dirais pas les 900 mais bien 700. Il n’y avait pas de
conciliabules en marge de la réunion. Et chaque intervenant, quelle que
soit son intervention, était également applaudi même s’il avait dit le
contraire de son prédécesseur immédiat.
M.R. : Je le crois volontiers. C’est une des bonnes et enviables
surprises que j’ai eues ici, de voir que les débats sont tranchés et
parfois très vifs, mais que les gens peuvent s’exprimer sans problème,
quelle que soit leur intervention, et que cela ne compromet pas l’action
commune.
S.R. : C’est la réalité. La quatrième réunion a été la plus significative
de l’impact du zapatisme dans la société mexicaine. Je ne parle pas tant
des ONG, même si elles ont joué leur rôle, mais des collectifs. Il y a eu
environ 1 100 participants et quelque 200 collectifs et ONG. Une
assistance très jeune. Sur les 1 100, au moins 900 étaient des jeunes de
quatorze, quinze ou vingt ans à peine. Beaucoup avaient déjà l’expérience
d’une organisation ou d’une lutte, contre la répression par exemple, ou
ils se réclamaient d’une culture alternative, des groupes de rock
certains connus qui ont chanté parce que chacun pouvait intervenir selon
son choix, en chantant, en parlant, en dansant, en jouant une pièce, une
performance, que sais-je encore, à la seule condition que cela se rapporte
au sujet débattu. C’est la réunion qui a duré le plus longtemps. Elle a
démarré un samedi à 9 heures du matin et s’est terminée le lendemain
dimanche à 6 heures de l’après-midi avec seulement quelques heures de
sommeil, entre 4 heures et 9 heures du matin. Tout ce temps a été consacré
à écouter, écouter, écouter encore.
Enfin s’est tenue la réunion avec "les autres".
L’assemblée plénière, elle, a été organisée à Aguascalientes les 16, 17 et
18 septembre. Nous avons enregistré 2 160 participants, mais il y en a eu
bien plus parce que les files d’attente pour s’inscrire étaient
interminables et beaucoup sont passés outre. Le compte-rendu que nous
avons diffusé sur internet nous a valu de nombreuses réactions. Les
minutes de cette réunion représentent plus de 200 pages et peuvent être
consultées sur internet.
M.R. : Nous allons essayer de dégager quelques éléments. Nous ne pouvons
pas faire maintenant un résumé exhaustif. J’imagine que vous publierez un
document de synthèse.
S.R. : Bien. Une première question importante, c’est que rien n’a été
soumis au vote. La VIe Déclaration de la Selva Lacandona et toutes les
propositions qui ont été faites sont mises en débat avec les collectifs,
les organisations, les individus. Au terme des débats on prendra acte des
points d’accord et des divergences qu’il faudra continuer à discuter. Par
contre, on a déjà décidé que Marcos se rendrait dans tout le pays, on a
fixé les dates, les mécanismes de coordination .
M.R. : Mais le contenu politique n’est pas définitivement arrêté.
S.R. : Non, on est d’accord pour que les contenus politiques puissent
rester ouverts longtemps et pour considérer qu’ils évolueront avec la
campagne elle-même.
M.R. : Mais il y a une base politique commune, non ? L’anticapitalisme,
l’antinéolibéralisme, l’autonomie totale vis-à-vis des institutions
politiques mexicaines.
S.R. : Tout à fait. C’est inscrit dans la VIe Déclaration de la Selva
Lacandona.
M.R. : Si je comprends bien, on passe maintenant à une autre étape avec la
tournée du sous-commandant dans tout le pays à la rencontre des
communautés, des quartiers populaires, des organisations, etc. L’idée est
encore d’être "à l’écoute" ?
S.R. : Oui, mais il y aura évidemment aussi échange et on cherchera des
formes de coordination.
M.R. : L’idée de coordonner ce processus est donc quelque chose d’acquis.
Tous ceux qui participent à "l’autre campagne" sont conscients de
participer d’une certaine façon à l’organisation d’un mouvement.
S.R. : Effectivement, c’est une conviction largement partagée. La forme et
les modalités peuvent être très diverses. On a souvent avancé l’idée que,
ici ou là, il serait possible de mettre en place une coordination à
l’échelle d’un Etat. Peut-être, mais ailleurs ce ne sera pas possible et
il faudra commencer par des coordinations municipales ou sectorielles.
M.R. : La tournée de Marcos va se faire avant la campagne électorale ?
S.R : Elle va se faire en parallèle, au cours du premier semestre de l’an
prochain, précisément jusqu’au 26 juin, une semaine avant le scrutin. Le
lieutenant colonel insurgé Moisés, en clôture de l’assemblée plénière, a
déclaré : "Voilà, nous remettons le sous-commandant Marcos entre vos
mains." Autrement dit l’EZLN reste au Chiapas et Marcos va faire "l’autre
campagne". Il va se rendre dans les 31 Etats du pays et dans la capitale,
cinq ou six jours dans chacun. Ce sera essentiellement des réunions
restreintes, des échanges d’expérience, mais il pourra aussi y avoir des
meetings publics. On passera ensuite à la phase d’évaluation, de
discussion, etc.
On n’acceptera aucun financement de la campagne. Les zapatistes ont pu
compter sur beaucoup d’aides provenant de réseaux nationaux et
internationaux. Mais ils ont maintenant décidé : "Nous allons marcher sur
nos propres jambes." Si les gens veulent que Marcos vienne, ils doivent se
préoccuper de son voyage, de son hébergement, ce qui contribue aussi à
organiser la campagne.
M.R. : Tout à l’heure on parlait de ce que "l’autre campagne" pouvait se
concevoir comme une sorte de "campagne d’alphabétisation" à l’envers avec
ceux "d’en bas" qui n’attendent pas d’être alphabétisés mais au contraire
allaient être en quelque sorte les "alphabétiseurs". Marcos serait alors
une espèce de maillon.
S.R. : Je dirais plutôt un "catalyseur" d’expériences, de processus, de
dynamiques sociales qui sont déjà présentes. Marcos et l’EZLN ont déclaré
d’entrée quelque chose de très important : "Nous n’allons pas nous réunir
avec n’importe qui mais avec ceux qui luttent et qui veulent s’organiser."
Marcos est un outil que l’EZLN met à la disposition de la campagne. Ce
n’est pas un dirigeant ni un coordinateur, mais un outil pour permettre
que les gens apportent au processus de coordination leurs idées, leurs
expériences ou leurs façons de lutter contre le pouvoir.
M.R. : Il y a un problème que vous avez certainement pris en compte, mais
que je ne saisis toujours pas. Une campagne aussi longue qui doit durer
jusqu’à la fin de l’année 2006, vu l’état du monde et celui du Mexique,
sera certainement influencée par des événements importants et ne se
déroulera pas dans un espace autonome de la réalité sociale et politique.
Tous ces événements interpelleront la campagne et appelleront des prises
de position. Y a-t-il dans la campagne un mécanisme qui permette de
répondre à ce problème ?
S.R. : Une question fondamentale, d’abord : le processus ne prend pas fin
en 2006. Une deuxième phase très importante est déjà prévue à partir du
1er janvier 2007. Ce sera la sortie du Chiapas des dirigeants de l’EZLN,
de nombreux miliciens et miliciennes, des membres des bases de soutien
zapatistes, etc. Ils sortiront du Chiapas non pas pour faire une tournée
mais pour rester dans une région déterminée, dans un Etat, au moins une
année. Ensuite, on verra s’ils restent là ou se déplacent vers une autre
région et sont remplacés par d’autres camarades. Mais on aura le temps de
rediscuter de tout ça.
Pour ce qui est des mécanismes de prises de position, ils existent et des
déclarations sont déjà prévues. Par exemple, Fox a présenté devant la
Chambre un projet de privatisation de l’énergie. Une déclaration est en
préparation sur ce sujet. Ou sur la privatisation des retraites. On
cherchera les possibilités d’avoir des prises de position communes sur des
aspects ponctuels où un accord clair est possible. Par ailleurs, chaque
organisation et chaque mouvement, y compris l’EZLN comme tel, a tous les
droits de rendre publiques ses propres positions.
Il y a aussi un mécanisme d’échanges de vue avec les assemblées plénières.
Elles peuvent agir comme véhicule d’opinion si elles fonctionnent avec
dynamisme, avec énergie . Mais quand aura lieu la prochaine assemblée
plénière ? Quand ce sera nécessaire, peut-être très vite, peut-être pas.
Plutôt que de programmer des assemblées plénières à dates fixes, elles
auront lieu en fonction des événements. Par ailleurs, elles ne résolvent
pas en elles-mêmes les problèmes de prises de position et c’est très
compliqué de réunir autant de personnes. Sur chaque question, les opinions
sont innombrables et très variées, certaines ont un impact sur d’autres,
et cela donne lieu à des accords, à des débats. C’est très enrichissant
mais extrêmement complexe.
Il ne faut pas oublier que nous sommes dans une année électorale. Le PRD,
un parti qu’on pouvait dire de gauche à l’origine, et son candidat López
Obrador peuvent l’emporter. Certains nourrissent des attentes de cette
éventuelle victoire. Nous allons voir comment se déroule le processus
électoral et analyser son impact possible sur "l’autre campagne". Je pense
qu’il y aura peu de choses à dire sur le terrain électoral. Je ne vois pas
pourquoi il faudrait choisir entre un imbécile du PAN et le populisme
conservateur que représente au fond López Obrador. Dans la mesure où il a
été décidé de laisser les gens libres de leur vote le 2 juin prochain, la
pression peut s’évacuer et ce problème ne pèsera pas substantiellement sur
"l’autre campagne".
M.R. : Le moment est venu de conclure. Tout ce que tu viens de dire me
confirme les raisons pour lesquelles j’ai souhaité faire cette interview,
la conviction que votre expérience est passionnante dans un monde où il
est devenu pratiquement impossible de se passionner pour quelque chose qui
touche à la politique. Ce que vous faites est très spécifique et il serait
absurde de prétendre l’exporter. Mais je crois que vous êtes le seul
courant avec une influence politique de cette ampleur qui pose
sérieusement la question de ce thème si souvent invoqué "faire de la
politique autrement". Et il y a là de quoi parler et de quoi discuter sans
fin. J’ai toujours pensé que la qualité du zapatisme c’est qu’il ne te
donne pas un modèle mais qu’il t’oblige, au contraire, à te poser des
problèmes compliqués et nécessaires, autrement dit qu’il te complique la
vie.
Et je voudrais vous renvoyer la balle. Etes-vous influencés, interpellés
par ce qui se passe hors du Mexique ? Est-ce que ça vous complique la vie
? Dans la VIe Déclaration de la Selva Lacandona il y a des phrases très
fraternelles et solidaires à l’intention de la gauche alternative dans le
monde, du Venezuela, de Cuba. Mais j’ai l’impression que, au-delà de la
solidarité, ce qui se passe dans le monde a peu d’influence sur l’EZLN, la
crise du PT au Brésil, l’évolution de Rifondazione en Italie, l’expérience
des usines expropriées en Argentine, le prochain sommet de l’OMC. Disons
que l’EZLN m’apparaît très solidaire mais aussi très distante de ce qui se
passe dans le monde.
S.R. : Je ne crois pas. En fait, le zapatisme rompt avec une conception
utilitaire de la gauche européenne qui prévalait dans la gauche
latino-américaine. Fausto Bertinotti m’a expliqué que lors de sa rencontre
avec Marcos, il lui avait dit : "Je ne viens pas faire un geste de
solidarité mais discuter de politique avec les zapatistes." Et Marcos lui
a répondu : "Enfin !" Effectivement, cette discussion politique est très
importante. Le zapatisme a des liens étroits avec des organismes de
solidarité mais il va au-delà de la seule solidarité. Les "rencontres pour
l’humanité et contre le néolibéralisme" ont reflété cette volonté et ce
choix. Indépendamment des conditions concrètes de ces rencontres, elles
ont manifesté une autre façon de considérer les relations internationales
avec la gauche latino-américaine réunie alors à l’occasion du Forum de São
Paulo, qui était déjà en crise. Il faut prendre en compte aussi qu’ils
reconnaissent leur grande ignorance de beaucoup de questions
internationales et que cela les rend prudents. Mais par exemple la guerre
en Irak a été essentielle pour les zapatistes, au point qu’ils ont pris
contact avec beaucoup de composantes du mouvement antiguerre en Europe et
aux Etats Unis. C’est la seule fois que l’EZLN a signé un manifeste
international, celui qu’avait impulsé Chomsky aux USA.
Je crois qu’on interprète mal parfois la non-participation des zapatistes
aux forums internationaux. On peut croire à une sorte de sentiment de
supériorité, mais il faut y voir au contraire une preuve de prudence et de
modestie. Dans la VIe Déclaration de la Selva Lacandona, la partie
consacrée aux questions internationales est plus importante que dans les
précédentes. Et dans "l’autre campagne", la situation internationale est
très présente. Nous verrons comment les choses se développent.
M.R. : A combien estimes-tu le nombre de participants dans "l’autre
campagne" ?
S.R. : Je pense que dans les trois mois écoulés, quelque 45 000 personnes
s’y sont engagées.
M.R. : Bien malin qui les attrapera ! Salut et bonne chance, hermano !
Interview réalisée par Miguel Romero, à Mexico DF, le 6 octobre 2005,
et publiée par la revue "Viento Sur".
Notes :
[1] On trouvera une information très complète sur le site de "Rebeldía",
notamment la VIe Déclaration de la Selva Lacandona et les activités de
"l’autre campagne".
[2] Sergio utilise habituellement ce "ils" quand il parle de l’armée
zapatiste, pour éviter sans doute toute que ses opinions soient reçues à
tort comme celles d’un porte-parole ; mais cela ne signifie en aucun cas
qu’il se sentirait extérieur à "eux".
[3] NdT : postérieurement à cette interview, l’EZLN a fait connaître la
décision de dissolution du FZLN.