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Jours de grève à l’Elysée : les coulisses d’une grève qui fut un test politique

Publie le lundi 26 novembre 2007 par Open-Publishing
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Ce furent neuf jours de grève révélateurs et pourtant attendus. Neuf jours "inévitables", avait prévenu Nicolas Sarkozy. "Un minimum, confirma François Fillon vendredi, dans l’avion qui l’emmenait à Stockholm. Mais cela aurait pu s’enkyster." Neuf jours pendant lesquels l’Elysée ausculta l’opinion, la détermination des cheminots et l’exaspération des usagers, les divisions des étudiants et la solidité de sa propre équipe.

"UN JOUR, VOUS DIREZ QUE J’AI RÉFORMÉ AUTANT QUE MARGARET THATCHER"

Ce lundi 19 novembre, lorsque Nicolas Sarkozy reçoit un groupe de journalistes, il n’est pas inquiet. Il y a là le patron d’Europe 1, Jean-Pierre Elkabbach, l’éditorialiste de RTL, Alain Duhamel, celui de Ouest-France, Paul Burel, le directeur adjoint de la rédaction du Figaro, Nicolas Barré, l’économiste et chroniqueur du Point, Jacques Marseille, et l’éditorialiste du Monde, Eric Le Boucher.

Juste avant eux, le président a reçu Jean-Marie Le Pen et ce dernier, sur le perron, a déjà lancé qu’il juge les grèves comme "un mode désuet et ruineux de règlement des conflits sociaux". Nicolas Sarkozy, lui, est confiant : "Les choses ne se passent pas si mal." Il n’ignore pourtant pas que le mouvement des cheminots est en train de parvenir à faire la jonction avec la grève des fonctionnaires prévue pour le lendemain, mais il considère déjà que "la voie est dégagée" et que, quel que soit le nombre de gréviste, "il n’est pas si important qu’il faille arrêter les réformes".

Curieusement, il a pour qualifier sa réforme des régimes spéciaux le même mot... que le leader de la LCR, Olivier Besancenot, qui depuis plusieurs jours a pris la tête de la contestation politique : "Les régimes spéciaux ne sont qu’un apéritif." Le cycle a pourtant débuté avec l’allongement de la durée de cotisations des retraites du privé, impulsé par Edouard Balladur en 1993 et l’alignement du public en 2003 sous Jean-Pierre Raffarin.

Mais le président énonce déjà les projets à venir. Après la fusion de l’ANPE avec l’Unedic, la réforme de la carte judiciaire - "Rachida Dati s’est extrêmement bien débrouillée", affirme-t-il, malgré les manifestations que sa ministre de la justice affronte depuis plusieurs semaines -, la réforme des services des impôts, la fusion des services de renseignement et la réforme des régimes spéciaux, il se prépare déjà à faire adopter le traité européen simplifié, la réforme de la Constitution, la réforme hospitalière, celle de la défense et des industries d’armement, du droit du travail et, enfin, celle qui doit notamment régler la représentativité des syndicats. Sans compter, en 2008, la négociation sur l’allongement à quarante et un ans de la durée des cotisations pour la retraite. "Je ne m’arrête pas, j’accélère. C’est ce que ceux qui m’ont élu réclament", assure-t-il avant de lancer : "Un jour, vous direz que j’ai réformé autant que Margaret Thatcher."

"IL NE FAUT PAS QUE LE CONFLIT S’ÉTERNISE"

Ce salon vert d’où sortent les journalistes est, depuis le début de la grève, la "war room" où se gère la crise. Une ou deux fois par jour, c’est là, au premier étage de l’Elysée, que Nicolas Sarkozy reçoit les ministres et les conseillers directement concernés par le conflit en cours. S’y retrouvent le ministre du travail, Xavier Bertrand, le premier ministre, François Fillon, le conseiller social du président, Raymond Soubie, le secrétaire général de l’Elysée, Claude Guéant, la "plume" du chef de l’Etat, Henri Guaino, sa conseillère Catherine Pégard, et son porte-parole, David Martinon. Au gré des dossiers, s’y joindront encore, la ministre de l’intérieur, Michèle Alliot-Marie, la ministre des universités, Valérie Pécresse, et celui des transports, Dominique Bussereau. C’est là que l’on dissèque les sondages, qu’on analyse les votes dans les assemblées générales et les taux de grévistes dans les entreprises. Mais le plan de bataille est prêt.

A l’Elysée, Julien Vaulpré, conseiller chargé d’ausculter l’opinion publique, a fait remonter des archives, dès le mois de septembre, les sondages de 1995, lors de grèves contre la réforme des régimes spéciaux lancée par Alain Juppé, mais aussi les sondages de 2006, lors des manifestations contre le CPE de Dominique de Villepin.

Vaulpré a été clair : "Au départ, l’opinion était majoritairement favorable à la réforme. Elle s’est retournée pour deux raisons. En 1995, parce que le conflit est devenu trop long. En 2006, parce que les Français ont eu l’impression d’un passage en force du gouvernement. Les réformes ont dès lors perdu leur légitimité." En 1995, cependant, l’opinion avait gardé sur le coeur le renoncement de Jacques Chirac à ses promesses de campagne. "Avec moi, il n’y a pas de piège, chacun a été prévenu, se félicite le président. Mais il ne faut pas que le conflit s’éternise."

Nicolas Sarkozy a donc prévenu ministres et conseillers : si le pouvoir veut en sortir en vainqueur, le conflit devra être le plus court possible et afficher, en même temps que sa fermeté, son souci du dialogue. Une note "bleue" de Matignon a averti les ministres : à l’exception du président et du premier ministre, "seuls Xavier Bertrand et le porte-parole du gouvernement Laurent Wauquiez sont habilités à s’exprimer sur la question des régimes spéciaux".

"JE NE VEUX PAS D’EXPRESSION MALHEUREUSE"

Les rôles ont également été soigneusement distribués. Xavier Bertrand et Raymond Soubie seront mandatés pour parler aux syndicats. Bertrand, 42 ans, ambitieux et bosseur, a bien compris qu’il tenait là l’occasion de s’imposer. Soubie, 67 ans, a l’expérience pour lui. N’était-il pas déjà conseiller social... en 1969 auprès du ministre du travail, Joseph Fontanet, avant de devenir, au milieu des années 1970, le conseiller social de Jacques Chirac puis de Raymond Barre ? "Le syndicalisme est sa seconde langue", s’émerveille-t-on à tout propos à l’Elysée. Son rôle sera de repérer "les points de retournement du conflit". Ces moments où la confrontation soudain s’amollit, où l’opinion se lasse, où les acteurs se fatiguent.

Aux deux hommes, le président a réclamé du doigté. Et une gestion quasi exclusive du dossier. Le premier ministre, François Fillon, qui fut pourtant le négociateur de la réforme des retraites en 2003, est bien de toutes les réunions. Mais il n’a pas la main, à l’évidence, et s’est retranché dans des interventions médiatiques plus dures. "On dit que je suis méchant, ça me change et ça me fait plutôt plaisir", dit-il. Sur le fond, il l’est aussi : "Certains pensent qu’à partir du moment où les quarante ans de cotisations sont acquis, on peut être souple sur les deux autres principes de la réforme, la décote et l’indexation sur les prix. Pas moi !"

Le 16 novembre, lorsque Soubie a évoqué l’idée de renoncer à tout "préalable" avant la négociation, le sang de Fillon n’a fait qu’un tour. Le premier ministre n’était pas au courant de l’intervention du conseiller social ni de son contenu. Il convoque un point de presse à Matignon pour réclamer aux syndicats "un appel à la reprise du travail" comme condition à l’ouverture des négociations. Mais c’est Soubie qui l’emportera en proposant la formule alambiquée de "dynamique de reprise du travail" comme " condition de la négociation".

Nicolas Sarkozy a, pour sa part, totalement déblayé son agenda, à l’exception des rendez-vous diplomatiques. Sa parole, et seulement la sienne, doit être relayée. Pour les acteurs du "salon vert", l’écouter, c’est apprendre les éléments de langage qui seront ensuite répercutés sur les radios et les télévisions. "Il faut du sang froid et le tempo est important", répète-t-il. C’est donc lui qui freine les ardeurs de cette base UMP qui rêverait de défiler sur les Champs-Elysées comme le 30 mai 1968. Il a prévenu d’emblée le secrétaire général du parti majoritaire, Patrick Devedjian : "Je ne veux pas d’expression malheureuse." L’UMP aura juste le droit de distribuer des tracts, de fournir les bataillons de la manifestation antigrève du 18 novembre et de poster une vidéo sur DailyMotion pour expliquer la réforme des régimes spéciaux.

"LES RADICAUX DE SUD VALORISERONT LES RÉFORMATEURS"

Un nouveau conflit, ce sont souvent de nouveaux interlocuteurs. Le gouvernement Raffarin avait privilégié le dialogue avec la CFDT de François Chérèque, réputée plus réformiste. Mais le CFDT ne pèse que 12 % à la SNCF et 10 % à la RATP. En face de Matignon et de l’Elysée se dressent donc d’abord la CGT et SUD.

Dès qu’il a été élu et avant même de rejoindre l’Elysée, Nicolas Sarkozy a reçu Bernard Thibault (CGT), François Chérèque (CFDT) et Jean-Claude Mailly (FO). A tous, il a tenu le même discours sur la réforme des régimes spéciaux de retraite : "Je veux tout de suite vous dire un truc : cette réforme, je la ferai. Tout le reste est négociable."

Au ministère du travail, Xavier Bertrand a lui aussi a organisé à maintes reprises, en bras de chemise et autour d’un verre, ce qu’il appelle les "apéros de Grenelle" avec les patrons des grandes centrales. Le syndicat SUD, pourtant, n’a jamais été convié à ces discussions. Un de ses représentants a bien été discrètement reçu le 8 octobre par un conseiller de Bertrand, mais le compte rendu de ce dernier a été clairement pessimiste : "Un dialogue de sourd."

Au fond, à l’Elysée ou au ministère du travail, on saisit mal les ressorts de Christian Mahieux, le leader de SUD chez les cheminots. Mahieux, 49 ans, est un de ceux qui, après dix-huit ans de militantisme à la CFDT, ont quitté le syndicat en 1995 pour protester contre sa volonté de négocier la réforme des régimes spéciaux. Agent administratif à la SNCF, fondateur de SUD, il n’est que membre de son bureau fédéral, à égalité avec seize autres militants : le titre de secrétaire général n’existe pas, pour éviter la "bureaucratisation". Autant dire que le gouvernement y perd ses repères classiques et que le syndicat le plus radical du conflit reste pour lui une énigme.

La présidente de la SNCF, Anne-Marie Idrac, et son directeur général, Guillaume Pepy, le patron de la RATP, Pierre Mongin, celui d’EDF, Pierre Gadonneix, et de GDF, Jean-François Cirelli, venus quatre fois à l’Elysée depuis le début du conflit, ont raconté ces syndiqués qui ne veulent pas céder.

La CFDT, qui connaît mieux que quiconque "les SUD", parce qu’ils sont souvent issus de ses rangs, sait bien, pour sa part, que ces militants assurent parfois un véritable service de proximité auprès des jeunes embauchés, qu’ils ont souvent constitué une "cagnotte" pour "tenir" pendant la grève et ne sont pas forcément tous d’extrême gauche. Mais Xavier Bertrand, en persistant à écarter SUD Rail de ses rendez-vous, a permis au syndicat de faire de la surenchère et de mettre en difficulté Bernard Thibault et la CGT. A l’Elysée, Nicolas Sarkozy croit cependant que le radicalisme de SUD aura au moins un bon côté : "Cela valorise les réformateurs."

"IL FAUT SAUVER LE SOLDAT THIBAULT"

Le patron de la CFDT, François Chérèque, a pourtant aussi rappelé qu’en 2003, son syndicat a subi une autre hémorragie de militants, au moment de la réforme des retraites impulsée par le gouvernement Raffarin et que ceux-là ont rejoint la CGT plutôt que SUD. Ce sont eux qui, depuis le début de la grève, malmènent le plus souvent Bernard Thibault dans sa tentation de négocier. Entre la base et les dirigeants du syndicat majoritaire à la SNCF et à la RATP, la coupure est nette.

Mais Nicolas Sarkozy ne semble pas l’avoir tout de suite perçu. Le président semble en effet resté au vieux modèle gaulliste qui consiste à "passer des deals" avec la CGT. Il se vante d’avoir procédé ainsi en 2004, lorsqu’il était ministre de l’économie, pour obtenir l’ouverture du capital d’EDF. Nicolas Sarkozy en a gardé de bonnes relations avec Frédéric Imbrecht, secrétaire générale de la Fédération CGT de l’énergie, qu’il tutoie et sur lequel il ne tarit pas d’éloges. "Imbrecht m’a dit : "D’accord pour négocier, mais tu mets quoi dans ma gamelle ?" Moi, j’aime ça", sourit Sarkozy.

Le secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault, est cependant dans une situation bien plus délicate. Le patron de sa puissante fédération des cheminots, Didier Le Reste, est en effet son rival. Partisan du non à la Constitution européenne, Le Reste a affronté Thibault en 2005 et l’a mis en minorité. On lui prête désormais l’ambition de lui succéder.

Depuis le début du conflit, Le Reste navigue au plus près des intérêts de sa base, coincé entre les radicaux de SUD-Rail et les réformistes de la CFDT. Et Thibault paraît parfois tétanisé. "Il ne fait pas de politique. Il ne négocie rien", se plaint un conseiller de l’Elysée.

Xavier Bertrand a pourtant vite pris la mesure de ses difficultés. Dès le 13 novembre, à la veille de la grève reconductible, il a reçu Bernard Thibault, Didier Le Reste, Frédéric Imbrecht et Gérard Le Boeuf. Une heure et quart de palabres sans issue. Puis le patron de la CGT a fini par dire : "Je viens avec une proposition" - qu’il avait déjà présentée à la presse. Jusque-là, la CGT exigeait une négociation globale. Elle accepte la négociation tripartite, "entreprise par entreprise", qui permet l’acceptation de contrepartie. Thibault, convaincu que la CGT n’a rien à gagner à une grève longue qui n’a pas les faveurs de l’opinion, est parvenu à imposer sa stratégie à Le Reste. Mais la déchirure menace. A Bertrand qui réclame des précisions, Thibault au supplice souffle : "Ne me demandez pas de me répéter."

Le lendemain, en constatant que le leader de la CGT, héros des cheminots de 1995, vient d’être sifflé par sa base dans certaines AG de la SNCF, Xavier Bertrand est convaincu : mieux vaut avoir Thibault pour négocier que des radicaux ou des coordinations incontrôlables. "Il faut sauver le soldat Thibault", résume Sarkozy, et lui donner le temps de convaincre ses adhérents qu’ils n’ont rien à gagner dans un conflit long. L’ouverture des négociations sera fixée selon les demandes de la CGT.

"LES ÉTUDIANTS ? ILS N’ONT MÊME PAS DE MOT D’ORDRE !"

Dans les facultés, notamment de sciences humaines, le mouvement a gagné en ampleur. Mais aussi en tension. "Bloqueurs" contre antibloqueurs, chaque faculté en grève voient ses AG débattre, se diviser entre des étudiants inquiets d’une éventuelle "privatisation" de leurs facs et des jeunes gens qui refusent que les cours soient empêchés. Sur le fond, les slogans et les revendications sont mêlés. On condamne la loi Pécresse d’autonomie des universités, mais aussi l’OMC et la "marchandisation" de la société. Il y a parfois un étudiant pour lancer, sous les applaudissements : "C’est le début de la fin pour Sarkozy et sa clique !"

A Nanterre, une semaine plus tôt, les CRS sont intervenus tôt le matin pour faire évacuer brutalement quelques centaines d’étudiants grévistes qui bloquaient l’accès au bâtiment de l’UFR de droit, et la vidéo, qui circule sur Internet, est bientôt l’une des plus regardée.

Mais, à l’Elysée, Nicolas Sarkozy ne cesse de répéter : "Les étudiants ? Ils n’ont même pas de mot d’ordre !" Sa ministre des universités, Valérie Pécresse, après un moment de flottement, s’est décidée à occuper les médias. Du Parisien à Elle, elle est partout. Mais elle reste déroutée par le double jeu du président de l’UNEF, Bruno Julliard, qui tente de rejoindre depuis dix jours un mouvement étudiant qu’il n’a pas lancé et qui l’a débordé.

Les experts en syndicalisme étudiants, dans les ministères, ont pourtant vite alerté : l’UNEF n’est pas parvenue à noyauter, comme elle l’avait fait lors des manifestations anti-CPE, la coordination étudiante. Celle-ci comprend d’abord des militants de SUD-Etudiant, des Jeunesses communistes révolutionnaires (JCR), de l’Union des étudiants communistes (UEC), du mouvement des Jeunes Communistes (JC), de la Fédération syndicale étudiante (FSE). Et ses débats, à huis clos, sont d’interminables discussions qui reflètent souvent avec violence les luttes de pouvoir entre les différentes tendances.

A l’Elysée, on a déjà noté avec satisfaction que les étudiants ne sont pas parvenus à faire la jonction avec les cheminots. Trop de décalage dans les cultures et les intérêts. On regarde avec plus de satisfaction encore l’UNEF quitter la coordination, le 24 novembre, pour cause de tensions persistantes.

Déjà, l’Elysée assure que le président proposera des mesures sur le pouvoir d’achat. François Fillon annonce : "La page de la grève est tournée."

Service France

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