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L’Etat veut-il tuer Internet en France ?

Publie le vendredi 20 avril 2007 par Open-Publishing
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de Philippe Jannet

Discrètement, en marge de la campagne, le gouvernement prépare un décret qui, s’il était appliqué, tuerait l’Internet "made in France". En effet, sous prétexte de surveiller au plus près les internautes, un décret d’application de la loi sur la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004, exige que les éditeurs de sites, les hébergeurs, les opérateurs
de téléphonie fixe et mobile et les fournisseurs d’accès à Internet,conservent toutes les traces des internautes et des abonnés au mobile, pour les délivrer à la police judiciaire ou à l’Etat, sur simple demande.

Au-delà du coût incroyable que cette conservation représenterait, cette mesure ne pourrait que déclencher une défiance immédiate des Français à l’égard de leur téléphone mobile ou fixe, comme à l’égard des acteurs français d’Internet, assassinant instantanément l’économie numérique française, pourtant décrite comme stratégique par nos chers candidats.

Le décret en préparation exprime le fantasme "Big Brother" : tout savoir sur tout et tous, même l’impossible. Selon ce texte, les opérateurs téléphoniques, les fournisseurs d’accès à Internet, les hébergeurs et les responsables de services en ligne (sites Web, blogs, etc.), devraient conserver pendant un an à leurs frais toutes les coordonnées et traces
invisibles que laissent les utilisateurs lors d’un abonnement téléphonique
ou à Internet, lors de leurs déplacements avec un téléphone allumé, lors de
chaque appel ou de chaque connexion à Internet, de chaque diffusion ou
consultation sur le Web d’un article, d’une photo, d’une vidéo, ou lors de
chaque contribution à un blog.

En substance, devraient être conservés les mots de passe, "pseudos", codes
d’accès confidentiels et autres identifiants, numéros de carte bancaire,
détails de paiement, numéros de téléphone, adresses e-mail, adresses
postales, le numéro de l’ordinateur ou du téléphone utilisé, le moyen
d’accès à un réseau, les date et heure d’appel, de connexion et de chacune
de leurs consultations ou contributions sur un site Internet.

A tant vouloir être exhaustif, le texte imposerait d’identifier quiconque,
en France, aura mis en ligne, modifié ou supprimé une virgule dans son blog,
un "chat", ou sur le Web. Techniquement, on peut, certes, tenter de savoir
qui s’est connecté à un site et constater sur Internet ce qu’il diffuse à un
instant donné.

Mais en cherchant à conserver la trace de la publication d’un contenu qui
aura, par la suite, été retiré, le texte impose de facto de mémoriser
systématiquement tout ce qui est mis en ligne, modifié et supprimé sur
"l’Internet français". De l’avis unanime des spécialistes, c’est
économiquement et techniquement impossible. Même les Etats-Unis de George W.
Bush et leur "Patriot Act" post-11-Septembre n’ont jamais envisagé pareille
conservation ou réglementation, qui soulèverait sans doute l’opinion
publique américaine d’aujourd’hui, mais s’opère sans bruit en France.

Le coût, aussi bien pénal qu’économique, d’un tel dispositif serait colossal
pour la France. En cas de résistance, ou juste de passivité, la sanction
encourue est lourde : les fournisseurs d’accès à Internet ou les sites
Internet français qui ne conserveraient pas toutes ces données seront
passibles de 375.000 euros d’amende et leurs dirigeants, d’un an
d’emprisonnement et 75.000 euros d’amende, sans compter la fermeture de
l’entreprise, l’interdiction d’exercer une activité commerciale, etc.

Lors d’une réunion organisée en catimini le 8 mars 2007 par les ministères
de l’intérieur et des finances - le ministère de la justice jouait, une
nouvelle fois, les absents -, certains professionnels ont fait valoir,
notamment, que cette conservation leur coûterait très cher en stockage
informatique et en moyens humains. De plusieurs dizaines de milliers à
plusieurs millions d’euros par an de perte nette.

Pourtant, la plupart des sites Web, les Web radios, les blogs, la vidéo à la
demande ou mobile, sont encore en quête d’un modèle économique pérenne. Déjà
insécurisée par la complexité des enjeux de propriété intellectuelle,
l’économie numérique de demain - celle du contenu et pas seulement de
l’accès - serait encore fragilisée par une telle surenchère réglementaire
franco-française.

En imposant aux entreprises françaises d’être des auxiliaires de justice ou
des "indics", l’Etat fragilise tout un pan de l’économie de demain et de la
démocratie d’aujourd’hui, en favorisant qui plus est, la domination déjà
outrancière des grands acteurs internationaux de l’Internet, qui ne seront
pas impactés à l’étranger. Jusqu’alors, seuls les fournisseurs français
d’accès à l’Internet et hébergeurs étaient soumis à cette exigence et
l’Etat, qui avait promis des compensations financières aux coûts induits par
une surveillance des moindres faits et gestes de leurs clients, met tant de
mauvaise grâce à s’acquitter des indemnités dues que certains d’entre eux
ont renoncé à en réclamer le règlement, préférant envisager la
délocalisation pure et simple de leurs activités...

Ces menaces proférées par quelques poids lourds de l’Internet en France font
sourire Bercy, qui semble n’avoir pas encore compris qu’Internet est un
réseau mondial dont de nombreux prestataires peuvent s’établir et payer
leurs impôts presque où bon leur semble.

Il reste que la confusion des genres est totale. Toutes les données
conservées seraient accessibles à la police administrative (RG, DST, etc.)
comme à la police judiciaire, pendant un an. Les réquisitions
administratives pour la "prévention du terrorisme" seraient également
conservées un an dans des fichiers tenus par les ministères de l’intérieur
et de la défense. Les réponses à ces mêmes réquisitions - nos traces, donc -
seraient, pour leur part, conservées pendant trois ans supplémentaires et
communicables à la police judiciaire.

Ainsi, des données récoltées sur la base de requêtes administratives
initialement motivées par la prévention du terrorisme pourraient se
retrouver dans le dossier d’un juge d’instruction en charge d’une affaire de
droit à l’image, de diffamation ou de contrefaçon, par exemple, sans que les
personnes mises en cause par des traces informatiques vieilles de 4 ans,
puissent connaître - ni contester - l’origine ou la pertinence de ces
données, ni le contexte dans lequel elles avaient été recueillies, en dehors
de toute procédure judiciaire, sans magistrat ni contradictoire, quatre ans
auparavant.

Ce projet de décret constitue donc une véritable menace de mort. Il est
inquiétant pour trois raisons essentielles. D’abord, le coût. A vouloir
faire conserver et restituer par les entreprises, sous peine
d’investissements à perte, de prison et d’amendes, des traces qu’elles n’ont
pas de raisons ou de possibilité d’avoir, la France créerait une distorsion
de concurrence au détriment de sa propre économie numérique, pourtant
motrice de notre croissance. Un internaute choisira plus aisément un site
non surveillé qu’un site français pour s’informer, même s’il n’a rien à
craindre de sa recherche.

Ensuite, la confusion entre le renseignement d’Etat et la justice, qui
relègue la séparation des pouvoirs au rang de fiction juridique. Enfin, le
risque qu’un tel dispositif ferait peser sur la régularité des procédures
judiciaires au regard de notre procédure pénale. C’est-à-dire le risque de
priver une politique de sécurité de toute efficacité.

Certes, le gouvernement consultera la CNIL, brandie en épouvantail par les
ministères. Mais l’avis de celle-ci, même défavorable, sera dépourvu du
moindre effet juridique depuis la refonte de la loi informatique et libertés
intervenue en 2004. Certes, l’équilibre entre sécurité, croissance, libertés
et efficacité est complexe. Au demeurant, aucune de ces valeurs ne
s’illustre dans ce projet de décret, dont la rédaction est aujourd’hui
laissée à un consensus entre technocrates et techniciens qui, quels que
soient les résultats des échéances électorales, seront encore là demain.

Ce qui pourrait n’être qu’un décret illisible de plus est aujourd’hui une
menace de mort pour le développement du numérique en France et pour tous les
acteurs concernés de près ou de loin par celui-ci, de la presse aux
blogueurs, en passant par la grande distribution, les opérateurs de
téléphonie, les fournisseurs de logiciels, les fabricants d’ordinateurs,
etc.

Sous prétexte de lutter contre la menace réelle du terrorisme, l’Etat
français prend - comme aucun autre - le risque de tuer une part non
négligeable de l’avenir du pays, sans aucun état d’âme et dans le silence
assourdissant d’une campagne présidentielle omniprésente sur Internet, mais
muette sur le développement de l’Internet.

...................

Philippe Jannet est président du Groupement des éditeurs de sites en ligne
(Geste).

Le Geste regroupe les principaux éditeurs de sites en ligne français, qu’il
s’agisse de portails généralistes (Yahoo ! France, Google), d’organismes ou
d’entreprises (INA, UFC Que choisir, Manpower, Comareg, France Télécom,
Bouygues Télécom, etc.), ou encore de sites de chaînes de télévision (TF1,
France télévision, M6, etc.), de radios (Radio France, Skyrock, RTL, RFI,
etc.), d’agences (AFP), de journaux (Le Figaro, Les Echos, Libération, Le
Monde, L’Equipe, Le Point, L’Express, Le Nouvel Observateur, Le Parisien et
les journaux du groupe Hachette Filipacchi Multimedia, etc.).

 http://www.lemonde.fr/web/article/0...

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