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L’OMC bénéficie aux pays pauvres...

Publie le lundi 30 août 2004 par Open-Publishing

de Zaki Laïdi

L’arrangement de Genève auquel sont parvenus laborieusement les pays de l’OMC le 31 juillet n’a rien réglé. Il n’en demeure pas moins important. Il ne règle rien puisqu’il constitue un programme et non un résultat de négociations. Mais il revêt une importance réelle car il souligne à la fois l’ampleur des questions commerciales dans la politique mondiale, l’inflexion des débats au sein de l’OMC dans un sens plus favorable aux pays en développement, les résistances croissantes que rencontre la libéralisation des échanges à mesure que celle-ci touche le cœur des "préférences collectives" de chaque pays.

Ce qui est désormais en jeu, ce n’est pas simplement l’abaissement des protections douanières, mais l’harmonisation généralisée des conditions sociales de l’échange.

Il en résulte tout d’abord l’implication politique des Etats plus que jamais convertis au jeu du néo-mercantilisme et qui trouvent une légitimité dans la globalisation. D’où cette alternance d’échecs et de demi-succès. Echec de Seattle en 1999, demi-succès à Doha en 2001, échec à Cancun en 2003, demi-succès à Genève.

Cette progression en crabe du jeu commercial mondial tient à plusieurs facteurs. Le premier s’explique par le fait que l’OMC est l’institution multilatérale la plus démocratique. Dans un pays comme la France, baigné par le discours altermondialiste, cette affirmation peut surprendre, mais elle n’en reste pas moins incontestable.

Les décisions prises par l’OMC le sont par consensus, ce qui oblige les plus puissants à composer avec les plus démunis. C’est dans le cadre de l’OMC que les Etats africains ont réussi à faire reconnaître qu’ils subissaient un énorme préjudice commercial : cinq millions d’Africains vivant de l’exportation du coton sont pris en otage par 25 000 producteurs américains puissamment subventionnés et détruisant ainsi le seul avantage comparatif dont ils disposent. C’est aussi au travers de ses "panels" que les pays en développement peuvent faire condamner les pays riches. C’est ce qui vient de se passer avec les subventions américaines pour le coton et celles de l’Europe pour le sucre que l’OMC a condamnées suite à une plainte brésilienne.

Certes, les sanctions légales que le Pérou, par exemple, peut prendre contre l’Europe pour protectionnisme n’auront pas le même poids que si l’UE en imposait aux produits péruviens entrant sur son marché. Mais un fait demeure : l’OMC n’est plus une simple machine entre les mains des nantis.

Cela nous amène à un second point essentiel. Depuis Seattle, les pays du Sud ont acquis une influence politique considérable au sein de l’OMC. L’entrée de la Chine a renforcé cette évolution révélée à Cancun par la création du G 20. Cette influence s’est traduite de deux façons. Si ces pays ont globalement accepté d’entrer dans la logique libérale des avantages comparatifs, ils exigent en contrepartie que cette règle du jeu soit appliquée par les pays développés eux-mêmes.

Or le fondement concret du système commercial mondial contrevient dans bien des cas à ce principe. Non seulement les pays riches ont une protection tarifaire plus importante vis-à-vis des pays en développement que des autres pays développés, mais ils ont systématiquement recours à l’escalade tarifaire au fur et à mesure que les pays pauvres fabriquent des produits élaborés. De sorte que le système donne l’impression de ne favoriser la règle de l’avantage comparatif que pour les pays à niveau de vie équivalent.

C’est, d’une certaine manière, cette anomalie qui a été reconnue à Genève cet été. Les pays du Sud ont réussi à faire en sorte que les questions agricoles soient au cœur des négociations alors qu’elles ne représentent que 8 % des échanges mondiaux. En s’engageant pour la première fois à supprimer les subventions aux exportations - même si aucune échéance n’a été véritablement donnée -, les Etats-Unis comme l’Europe ont été forcés d’admettre qu’ils ne pouvaient pas continuer à plaider pour l’ouverture des marchés des services et de l’industrie du Sud tout en gelant la question agricole au prétexte qu’elle serait une question sensible.

Car si l’agriculture est un secteur sensible pour la France, qu’en est-il de l’Inde, qui compte non pas 700 000 mais 700 millions d’agriculteurs ? Or, sur ce plan, les pays riches n’ont jamais été cohérents avec eux-mêmes. Ils défendent l’avantage comparatif mais le tempèrent quand il les gêne. Ils plaident pour la multifonctionnalité de l’agriculture mais n’ont jamais réfléchi à la manière de poser le problème à l’échelle mondiale.

Derrière la question agricole apparaît en fait une autre question que les pays du Sud sont parvenus à poser à l’OMC : celle du lien entre commerce et développement. Certes, les pays du Nord rétorquent que l’OMC n’est pas une institution de développement. L’objection est pertinente. Sauf qu’il y a contradiction à dire que l’ouverture commerciale est productrice de développement et à refuser que l’on s’interroge sur les bénéfices par secteur et par pays d’une libéralisation des échanges qui ne sera jamais une potion magique.

Le discours qui consiste à dire "Ouvrez vos marchés. Ceci est votre intérêt", tout en disant que cette ouverture ne réglera rien quand les pays du Sud réclament celle des marchés agricoles du Nord a quelque chose de contradictoire. Il faut donc trouver un langage politique commun qui qualifie les bienfaits d’une ouverture commerciale en évitant les écueils du souverainisme, cher aux altermondialistes français, et du libéralisme idéologique. Cette voie moyenne est d’autant plus difficile à dégager que les intérêts du Sud sont loin d’être homogènes et que même la disparition des subventions à l’exportation peut gêner les pays les moins développés.

Ne nous trompons pas. Tous les problèmes qui opposent le Nord et le Sud existeront de plus en plus entre pays intermédiaires et pays moins avancés. Ce qui rend encore plus nécessaire l’approfondissement du concept de "traitement spécial et différencié" dont parle l’accord de Genève. Car ce traitement profitera plus aux pays émergents qu’à l’Afrique. C’est pourquoi, par-delà le Nord et les Sud, la seule question qui se pose est la suivante : y a-t-il des préférences collectives opposables aux règles de l’avantage comparatif et de l’ouverture des marchés ?

Car, dans tous les pays, notamment développés, on constate une montée du protectionnisme et une faible préférence pour le libre-échange. Certes, ce sentiment n’est pas nouveau, d’autant que le fonctionnement concret du commerce mondial n’a rien à voir avec la représentation mercantiliste qu’en ont les citoyens.

Mais l’ignorance n’explique pas tout. Le fond de l’affaire est que l’on ressent la nécessité de trouver un nouvel équilibre entre ouverture et protection, mais que l’on ne dispose pas encore des instruments intellectuels ou politiques pour le penser au-delà des bricolages en vigueur.

C’est le mérite de la Commission de Bruxelles d’avoir lancé le chantier sur les préférences collectives. Il revient aux gouvernements de l’Union de reprendre la balle au bond plutôt que de continuer à naviguer à vue et sans panache entre des lobbies aux intérêts divergents. Espérons que la nouvelle équipe puisse être à la hauteur pour affronter la crise de légitimité que connaît le système libre-échangiste.

Zaki Laïdi est chercheur au Ceri (Centre d’études et de recherches internationales).

http://www.lemonde.fr/web/recherche_articleweb/1,13-0,36-377157,0.html