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L’appel de l’Université de Bagdad

Publie le mardi 21 mars 2006 par Open-Publishing

Un professeur irakien raconte les effets de l’occupation étasunienne

L’appel de l’Université de Bagdad

ERNESTO MILANESI/IL MANIFESTO

Paru le Lundi 20 Mars 2006

. Professeurs décédés ou enlevés par centaines. Etudiants islamiques déchaînés. Femmes en proie à la violence à chaque coin de rue. Bagdad est « éteinte », et pas seulement parce que l’énergie électrique fait défaut (donc l’eau potable également). Pourtant, à l’intérieur de l’Université, il en est encore qui résistent et essayent de reconstruire une bibliothèque.
Tel est l’Irak raconté par qui doit faire face chaque jour aux effets de l’occupation américaine. La « libération » n’est plus qu’un souvenir. La « transition » a causé des résultats dévastateurs. Ce « journal de guerre » a été écrit par un professeur de l’Université de Bagdad à l’intention de collègues à l’étranger, et parvenu dans des Universités du nord-est de l’Italie. Nous le publions épuré de toute référence pouvant aboutir à l’identification de l’auteur, afin que ses destinataires puissent continuer à maintenir ce dialogue à distance.

Réalité dramatique

Il s’agit de courriers électroniques tout sauf académiques. Messages expédiés avec mille difficultés et la peur d’être interceptés. Une voix laïque, libre et indépendante est intolérable à Bagdad. A plus forte raison si elle maintient des contacts avec des personnalités de renom du monde académique.
Ces messages adressent des remerciements pour la participation active au projet de redonner vie à une bibliothèque. Mais surtout, le collègue irakien raconte la situation de l’Irak trois ans après l’arrivée des troupes US. Le prétendu après-guerre s’affiche alors dans toute sa portée dramatique. Certes, il s’agit du « point de vue personnel » de quelqu’un qui essaye de poursuivre son travail académique au milieu des décombres de la ville et de ce qu’il reste de l’Université. Toutefois, la « scène » irakienne apparaît avec un réalisme crû sans le voile de la médiation.
« Au moment de l’agonie du fascisme baath, la promesse d’un mouvement civil progressiste avait commencé à se développer. Il visait à instaurer la liberté, la justice et les droits civiques. Particulièrement au sein de l’Université et des autres institutions culturelles. Mais ce processus a été bloqué par les Américains. » Avec ce préambule, l’auteur se débarrasse de la question liée à une appréciation de Saddam Hussein.

Effet boomerang

Les derniers messages ont été expédiés entre fin janvier et mi-février. Avec la demande de soutenir concrètement ce qu’il reste d’un enseignement universitaire libre. Ils anticipaient la récente escalade des affrontements ethnico-religieux. Ils dénoncent la stratégie adoptée par les Etats-Unis : le choix d’interlocuteurs proches du Grand Ennemi de « la guerre sans fin au terrorisme ».
Quatre actions pour autant d’effets ayant pour conséquence ultime un seul boomerang. « Ils ont encouragé les leaders de groupes et partis religieux de tous les secteurs. L’influence de ceux-ci est alors devenue politique, ôtant toute limite à l’ignorance et à la fermeture des esprits. » Par conséquent, ils ont ouvert la voie à l’escalade des tragédies. « La société irakienne éclairée ne concédait pas de marge de manoeuvre au terrorisme. Grâce aux groupes religieux, les Américains ont donné le feu vert aux gouvernements d’Iran, de Syrie et d’Arabie pour exporter des milliers de terroristes. Des individus sans cervelle qui n’ont plus la moindre idée de la fibre sociale et culturelle de l’Irak. » Troisième action : « Personne n’a stoppé la tragédie planifiée des professeurs et chercheurs universitaires. Jusqu’à présent, plus de 250 d’entre eux sont morts. » Enfin, les relais locaux des USA ont mis à genoux la ville : « Des crises énergétiques ont été planifiées en continu. Désormais, nous sommes sans électricité vingt heures par jour, mais il manque également l’eau potable et le carburant. Je parviens tant bien que mal à imprimer quelques pages grâce à un petit générateur domestique bruyant et fumant. »

Guerre civile religieuse

Voilà la stratégie qui a prévalu durant la phase du référendum constitutionnel et des élections parlementaires. L’Irak a certes voté, mais la liberté et la démocratie sont restées dans les urnes. La situation réelle a sombré dans la guerre civile religieuse. « La stratégie adoptée a fini par produire des résultats évidents. L’identité irakienne a été morcelée en de nombreux sous-groupes conflictuels, alimentant le sectarisme et l’ethnocentrisme. La permanence d’une voix rationnelle, humaniste et sociale a été effacée pour être remplacée par une sorte d’émotivité pré-étatique. Par conséquent, la population a été contrainte de se concentrer sur ses besoins psychologiques et de sécurité. Il n’y a plus de temps pour penser à autre chose qu’à la survie, encore moins pour protester. En somme, l’énergie sociale qui aurait pu être dirigée vers la conquête définitive de la liberté et de la dignité humaine est désormais motivée dans des buts violents, même pour agresser des ennemis imaginaires. »
Rien de neuf sous le soleil, même à Bagdad. « La vieille histoire se répète : humiliations et sang, uniquement pour accumuler un mythique et nouveau sauvetage. Les Américains sont vraiment très pragmatiques et sans coeur dans l’application de leur stratégie. Mais le problème demeure : pourquoi, dans ces conditions, personne ne se réveille, à part une petite élite conscientisée ? »
La correspondance à travers le web dresse également le cadre de ce qu’il reste de l’académie en Irak et confirme à quel point la vie est devenue difficile pour des femmes.

Femmes très menacées

« De nombreux collègues ont été tués. On sait que d’autres sont entre les mains de ravisseurs inconnus. Nous sommes souvent insultés : en tant qu’universitaires, nous sommes devenus la cible prioritaire des étudiants islamiques. Quoi qu’il en soit, nous continuons à résister patiemment pour maintenir ce qui peut l’être des valeurs académiques et laïques au sein de l’Université. »
Les femmes, en revanche, survivent dans des conditions particulièrement dramatiques. « Aucune femme ne peut désormais marcher seule dans la rue, sans risquer de se faire tuer, enlever ou violer. Nous sommes tous angoissés pour nos femmes, filles et soeurs. Si pour une raison ou une autre elles doivent rester seules, nous les appelons toutes les cinq minutes, jusqu’à ce qu’elles soient de nouveau en compagnie de proches ou d’amis. »
La solidarité académique internationale constitue une consolation non négligeable : « Nous avons reçu durant les six derniers mois des dons d’Australie, du Canada et d’Egypte. Cela représente du matériel indispensable pour maintenir en vie notre Université, du moins point de vue de la didactique et de la mise à jour. Dans notre département, en particulier, nous nous efforçons de maintenir en vie une bibliothèque. Nous vous remercions d’avance pour continuer à nous envoyer des livres, des encyclopédies, des dictionnaires, bulletins scientifiques, thèses universitaires et CD scientifiques

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