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L’autopsie est formelle : Ben Ali n’était pas un dictateur éclairé

Publie le lundi 24 janvier 2011 par Open-Publishing
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[depuis le blog CPPN] Il existe une vieille habitude chez les commentateurs politiques, les éditorialistes et chez beaucoup d’hommes politiques français : considérer les dictateurs alliés de la France comme des « despotes éclairés ». Cette image d’un dirigeant autoritaire (certes), ne respectant pas les droits de l’homme (bon OK, c’est vrai), muselant l’opposition (c’est pas faux mais bon…) mais mettant son pays sur de bons rails et le préparant à devenir une vraie et belle démocratie libérale (et c’est quand même ça l’essentiel) a la vie dure.

Elle colle de façon nostalgique à certains grands amis de la France aujourd’hui décédés, au premier rang desquels on retrouve Félix Houphouët-Boigny. Dans sa chronique du 3 décembre 2010 traitant de la Côte d’Ivoire, le toujours pontifiant Bernard Guetta le qualifiait ainsi dans une tribune sentant bon le regret du temps jadis où il assurait, sans rire, « que le post-colonialisme n’aura jamais été aussi séduisant que sous le colonialisme » et que « les Occidentaux appuient [l’exigence démocratique en Afrique] depuis la fin de la Guerre froide ». En entendant cette phrase, plusieurs dirigeants africains se seraient étouffés de rire avec leur petit déjeuner.

En quoi Houphouët-Boigny fut-il un despote « éclairé » ? Aujourd’hui, « le Vieux » garde en France l’image bonhomme d’un ami de la France sous la sage tutelle duquel la Côte d’Ivoire connut un « miracle économique », le « miracle ivoirien » comme disait les livres de géographie de mes années collège. Les féroces répressions d’opposants, les trucages d’élections lui permettant d’être élu à l’unanimité plus une voix, la complicité continue avec les pires réseaux françafricains, son association – entre autre - avec le boucher libérien Charles Taylor et le pillage de l’État ivoirien qui lui permit de financer sur ses deniers « personnels » la construction de la basilique de Yamoussoukro (plus grand édifice chrétien au monde) échappent généralement à la mémoire collective. Hier, cette image du bon tyran était utilisée pour justifier l’alliance de la France avec la Côte d’Ivoire, aujourd’hui sa mémoire est magnifiée pour mieux fustiger ses successeurs à la francophilie trop hésitante.

Ben Ali, s’il était mort au pouvoir il y a un an ou deux, aurait pu bénéficier d’une image analogue. Mais ayant eu le mauvais goût d’avoir été renversé, il est probable que l’image de ce grand ami de la France, qui s’est dégradée très vite après sa fuite, va continuer à se noircir. Pourtant, il y a encore quelques semaines, le consensus dans les élites politiques et médiatiques françaises était que Ben Ali n’était certes pas un démocrate mais :

- Sa politique économique était bonne, voire brillante,

- La répression en Tunisie était nécessaire pour combattre l’islamisme,

- La Tunisie avait le mérite d’être un pays laïc,

- Il amenait le pays dans la voie de la démocratisation progressive.

De passage en Tunisie le 18 novembre 2008, Dominique Strauss-Kahn, l’homme de gauche qui transforme le FMI en institution marxiste, avait ainsi déclaré : « Je m’attends à une forte croissance en Tunisie cette année. La politique économique adoptée ici est une politique saine et constitue le meilleur modèle à suivre pour de nombreux pays émergents. ». Une déclaration étonnante rétrospectivement quand on considère que le soulèvement populaire tunisien a commencé par des protestations sur des sujets économiques. Quelques mois plus tôt, le 28 avril 2008, Nicolas Sarkozy, en voyage officiel en Tunisie, avait déclaré : « Certains observateurs sont bien sévères avec la Tunisie qui développe, sur tant de points, l’ouverture et la tolérance. ». Le 31 octobre 2009, le député UMP et ancien ministre Eric Raoult avait déclaré lors d’une interview où on lui demandait s’il se réjouissait de la réélection de Ben Ali avec plus de 90% des voix : « oui car [la Tunisie] est un pays stable, oui car la classe moyenne est en progression, oui car c’est un pays qui est ami de la France » et, commentant le score du président, il ajoutait – sans une trace d’ironie - « indiscutablement, beaucoup de gens aiment le président Ben Ali », avant de proposer que certains dirigeants étrangers soient mieux traités que d’autres en disposant « d’un label « Ami de la France » ».

Ces déclarations ne sont que des exemples et, jusqu’à la fuite de Ben Ali, beaucoup multiplièrent les amabilités pour le dirigeant tunisien dans la classe politique française, mais aussi chez les éditorialistes ou au sein du petit monde des experts médiatiques.

L’omniprésent expert du monde arabe, Antoine Sfeir, fut sans doute celui qui œuvra le plus à la popularisation de l’image d’un Ben Ali en despote éclairé. L’auteur ne ménagea pas sa peine, multipliant les tribunes, notamment dans le Figaro (par exemple le 28 mars 2005 : « Discours américain et méthode tunisienne », tribune coécrite avec Mezri Haddad, que Ben Ali nommera quelques années plus tard ambassadeur de Tunisie à l’Unesco, ou le 23 octobre 2009 : « La Tunisie, rempart contre la déferlante intégriste dans la région » , deux monuments de flagornerie), les conférences, les numéros spéciaux de sa revue Les Cahiers de l’orient et un livre (Tunisie, Terre de paradoxes, Archipel, 2006). On se demande toujours pourquoi Sfeir n’a pas produit un film 3D, des livres pour enfants et un jeu vidéo à la gloire de Ben Ali. Par manque de temps sans doute. Caroline Fourest, éditorialiste au Monde, chroniqueuse sur France Culture et sur France 2, invitée récurrente de nombreuses émissions et corédactrice de plusieurs textes contre le péril islamiste avec Antoine Sfeir, trouva également quelques vertus au président tunisien du temps de son règne. Elle lui trouva, en tout cas, suffisamment d’excuses pour condamner, dans son livre « Tirs Croisés » (co-écrit avec Fiammetta Venner), l’association Reporters sans Frontières, coupable de faire campagne, pourtant fort discrètement, contre l’enfermement arbitraire de Mohamed El Hachmi par Ben Ali. Ce dernier, journaliste et enfermé pour délit d’opinion, était probablement un dangereux islamiste.

Ben Ali aurait pu rejoindre Houphouët dans la légende comme Brigitte Bardot aurait pu rejoindre Marilyn : en mourant au sommet de sa gloire. Le destin et la population tunisienne en ont voulu autrement. Bien sûr, comme « BB », Ben Ali garde des fans nostalgiques. Mais le cœur n’y est plus et les défauts sont trop gros pour être masqués. Alors les soutiens d’hier rendent des hommages mitigés en forme d’autopsie du Benalisme. Black Hounschell de Foreign Policy loue les mérites de la politique économique « éclairée » de Ben Ali mais ne cache pas son malaise devant sa « nastiest » police. Jean-Christophe Ploquin dans La Croix continue de présenter Ben Ali en despote éclairé combattant l’islamisme mais ne cache pas les atteintes aux Droits de l’homme (sans omettre cependant de trouver des excuses à Ben Ali en rappelant qu’un pays arabe, ce n’est pas facile à diriger). Caroline Fourest juge dans le 13h15 de France 2 que l’efficacité de Ben Ali contre l’islamisme « n’était pas un fantasme » mais vole au secours de la victoire et se félicite de la chute de Ben Ali, tout en alertant ses lecteurs, auditeurs et amis Facebook du risque de contagion islamiste en Tunisie. Elle reste cependant convaincue qu’il faut combattre l’islamisme avant de penser à la démocratie, en Tunisie comme ailleurs dans le monde arabe, comme elle l’a indiqué dans Le Monde il y a quelques mois.

Dans un cocasse éditorial vidéo dont il a le secret, Christophe Barbier, juste après avoir proposé un nouveau type de contrat de travail pour les diplômés tunisiens (un CDD en France au terme duquel ils dégagent en Tunisie, faut pas pousser avec la solidarité française), déclare « Le régime de Ben Ali a sans doute des tas de défauts, mais il a su lutter efficacement contre le développement de l’islamisme : le principal danger pour le Maghreb ». Dans le Grand Journal de Canal+ du 14 janvier, il avait crié ce mot d’amour : « Plutôt Ben Ali que les barbus !! ». Même Bardot garde des inconditionnels, pourquoi pas Ben Ali ?

Par réflexe, les éditorialistes se détournant du « despote éclairé » déchu invoquent les grandes figures du passé et voient en Bourguiba le despote éclairé que Ben Ali na pas réussi à demeurer. C’est notamment le cas au Figaro, à Libération et au Nouvel Observateur, hebdomadaire dans lequel le toujours modeste Jean Daniel profite de l’évocation des évènements tunisiens pour rappeler que le trop méconnu Jean Daniel était le confident de Bourguiba.

Bref, les légistes sont unanimes : contrairement à Houphouët, contrairement à Bourguiba, Ben Ali n’était finalement pas un despote éclairé, sa chute le prouve. D’autres, demain, associant soumission à l’orthodoxie économique, violence vis à vis de leurs opposants, concentration du pouvoir dans les mains d’un clan, soutien aux pays occidentaux et discours modernisateur auront droit au titre, soit temporairement comme Ben Ali, soit plus durablement comme Houphouët.

Mais qui rappellera à la cohorte des utilisateurs de cette métaphore éculée qu’un despote n’est jamais éclairé, ne cherche jamais à transformer la situation sociale qui lui permet de se maintenir au pouvoir. Au mieux, les transformations qu’il opère dans son pays ne sont guidées que par l’objectif défini ainsi par Lampedusa dans Le Guépard : « il faut que tout change pour que rien ne change ». Les premiers dépositaires de ce titre officieux étaient des princes absolutistes qui adaptaient davantage leurs discours que leurs actes aux nouvelles idées mais qui avaient compris l’intérêt de passer pour modernistes. En revanche, ils finançaient les philosophes qui chantaient leurs louanges. Heureusement, ces pratiques d’un autre âge n’ont plus cours. N’est-ce pas ?

texte trouvé sur ce blog, en espérant que l’auteur ne m’en voudra pas d’avoir diffusé son texte :
http://cppn.over-blog.com/article-l-autopsie-est-formelle-ben-ali-n-etait-pas-un-despote-eclaire-65243339.html

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