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L’esquive ou l’idée du cinéma. "Ecarts" d’auteur entre cinéma et politique

Publie le samedi 18 juin 2005 par Open-Publishing
4 commentaires

de Paolo Godani traduit de l’italien par karl&rosa

C’est Gilles Deleuze qui a clarifié les termes de la relation possible entre la philosophie et le cinéma : il ne s’agit pas de faire de la philosophie en prenant le cinéma comme texte ou prétexte, pour la simple raison que d’un côté la philosophie n’est pas du tout une réflexion sur quelque chose (à la limite sur n’importe quelle chose) et que de l’autre le cinéma n’a pas besoin des philosophes pour réfléchir sur ce qu’il fait.

En Italie, parmi les philosophes qui parlent et qui écrivent à propos du cinéma, il semble qu’une exigence de ce genre ait bien peu été pressentie (les positions bien différentes de Mario Pezzella et de Pietro Montani sont l’exception, non la règle) : on parle tout au plus d’un film comme si c’était un texte dont il faudrait extraire un "contenu de pensée" : que dit Blade Runner sur le futur, quelle est la position que l’on prend sur la guerre dans Full Metal Jacket, comment se positionne Kieslovski face au problème du destin ? C’est avec de telles demandes que l’on réduit le cinéaste à un quelqu’un qui donne une opinion.

Mais si parler de cinéma a un sens pour un philosophe, ce n’est que dans la mesure où son intérêt se tourne vers la façon particulière qu’a le cinéma de penser, la façon particulière qu’a le cinéma de construire ses propres idées. Comment une idée est-elle faite, non pas en philosophie mais en "cinéma" ? C’est à cela que ressemble le problème que nous voudrions commencer à poser.

Comme première définition générale, nous dirions que le cinéma consiste dans la construction, ou plutôt dans le montage, d’images ("blocs de mouvement-durée", dit Deleuze) qui sont des perspectives sur l’univers et sur la vie. Comme conséquence de cette définition préliminaire, nous pouvons déjà énoncer le critère de distinction d’un cinéma "d’auteur" : la multiplication des points de vue et l’articulation divergente des perspectives, dans le but de créer un ensemble singulier. Par opposition, on dira que le cinéma "grand public" consiste à sélectionner et à mettre en forme (ou plutôt à organiser de manière convergente) des points de vue dans le but de marteler un ensemble universel. La définition du cinéma "grand public" doit découler du cinéma "d’auteur" parce que d’une part seul ce dernier possède les caractéristiques essentielles qui permettent de le considérer comme une activité proprement créatrice, analogue aux autres arts, à la science, à la philosophie. C’est pourquoi, d’autre part, on ne pourra pas ne pas considérer le cinéma "grand public" comme une fonction, parmi les autres, de l’ensemble du système de l’information et de la communication de masse.

L’importance du caractère politique d’une œuvre cinématographique dépend entièrement de cette distinction, plutôt que de considérations idéologiques extrinsèques. Le cinéma grand public est essentiellement réactionnaire non pas parce qu’il est au service des grands intérêts économiques, il peut bien, certes, être physiologiquement lié à ces derniers puisqu’il se présente comme formulation d’une grande opinion universellement partagée. Le cinéma grand public est réactionnaire non pas à cause du message qu’il véhicule (il peut exister sans aucun doute une bonne conscience grand public "progressiste" dont le meilleur exemple est peut-être le cinéma de Spielberg) mais à cause des modalités formelles de sa composition qui consiste à sélectionner et à organiser des points de vue aptes à marteler une grande opinion universelle. Dans ce cas, il est absolument impossible de discerner la volonté d’organiser le consensus et le fait de sonder et de reconnaître sa présence : une opinion universelle ne se crée qu’en recueillant un sens commun ou un consensus déjà existant et un consensus ne devient vraiment tel qu’au moment où on l’organise effectivement.

Le cinéma grand public en tant qu’organisateur de consensus à travers l’élaboration d’opinions universelles se fonde donc sur la sélection et sur l’organisation convergente des points de vue. Le cinéma "d’auteur" sur leur multiplication et sur leur articulation divergente. Il ne s’agit pas seulement d’un critère quantitatif (le nombre des points de vue) mais aussi et surtout qualitatif (organisation convergente ou articulation divergente). Il est du reste facile de deviner comment toute sélection qui, en tant que telle, est nécessaire à la purification des divergences et donc à la constitution de la convergence des points de vue, ne peut avoir lieu que si l’on établit préalablement un point de vue externe à partir duquel il soit possible d’opérer la sélection. Dans un ensemble convergent, la multiplicité des points de vue est toujours préalablement subordonnée à la position d’un point de vue suprême qui peut rentrer ou ne pas rentrer visiblement dans la dialectique des points de vue sélectionnés : dans le cas où le point de vue sélectionné rentre dans la dialectique des points de vue, on a les mises en scène épiques d’une lutte du bien contre le mal, dans le cas où le point de vue externe est inapparent, on a l’exposition de conflits relatifs et temporaires, dans le cadre d’un sens commun établi, pour ainsi dire, hors champ (dans les deux cas, la dialectique montrera son caractère essentiellement illusoire).

Construire un ensemble divergent n’est possible que si la multiplicité des points de vue s’étend sur même et unique plan, conjurant ainsi la position de tout point de vue externe. C’est pourquoi ne subsistent dans le cinéma "d’auteur" que des points de vue internes.

Comme la multiplicité divergente du cinéma "d’auteur" n’a rien à voir avec la dialectique, en aucun cas on ne pourra dire que la divergence des points de vue donne comme issue une dialectique bloquée dans laquelle on ne donne pas de solution à l’opposition de deux points de vue parce qu’on se limite à en présenter la tragique irréductibilité. Dans toute dialectique, l’opposition, bloquée ou résolue, est toujours déjà constituée par de grandes opinions qui prétendent être universellement partagées. Toute divergence organisée en opposition, actualisée ou virtuelle, est toujours déjà résolue par la victoire de l’un des adversaires ou par le dépassement du conflit en un "tiers supérieur".

Dans le cinéma "d’auteur", le caractère interne des points de vue se concrétise dans la description de rencontres locales, favorables ou défavorables. L’ensemble singulier auquel le cinéma "d’auteur" cherche à donner lieu n’est autre que l’articulation des rencontres locales favorables et défavorables. Le point de vue est toujours interne dans la mesure où, avant une expérimentation, aucune règle générale n’est donnée qui permette de savoir à l’avance quelle rencontre sera favorable et quelle rencontre sera défavorable.

Prenons l’exemple d’un film récent : L’esquive. On y raconte l’histoire d’un groupe de jeunes de la banlieue parisienne, avec leurs problèmes d’adolescents, les relations difficiles avec la famille et l’école, la passion pour le théâtre. L’essentiel est précisément l’articulation d’une multiplicité de points de vue internes, locaux et divergents. Nous voyons ce que cela peut signifier concrètement. Les jeunes protagonistes sont avant tout rassemblés par l’appartenance à une même condition sociale : ils habitent le même quartier pauvre, fréquentent la même école. Mais ce plan commun est déjà marqué par une petite divergence, tenant au fait qu’une des jeunes filles est de famille française tandis que les autres sont enfants de l’immigration. Ce qui les rassemble tous est la passion pour le jeu dramatique. Jouer Shakespeare, endosser d’improbables vêtements luxueux, faire semblant d’être seigneurs et serviteurs - la belle gamine française joue ironiquement le rôle d’une grande dame snob qui est aux prises avec un jeune amoureux qui lui fait la cour et qui maltraite avec négligence sa servante.

Les répétitions se passent le plus souvent sur un terrain entouré de quelques gradins de ciment et de tours sordides de banlieue : un espace fictif (la scène d’un théâtre postiche) qui découpe son territoire de rêve au milieu d’un espace réel. Mais aussi, en même temps, l’esprit du lieu réel qui s’infiltre dans l’espace imaginaire et magnifique parce que les jeunes acteurs ne réussissent pas être vraiment tels mais entremêlent sans arrêt leurs petites disputes réelles à la pureté du texte qu’ils devraient déclamer. Le tout - et c’est ça l’essentiel - dans une langue étrange (horriblement homologuée par le doublage italien) : un français traversé par un argot commun des banlieues qui n’efface pas les accents et les inflexions particulières à chacun. Une langue multiple et qui varie continuellement. Une langue qui ne donne lieu à aucune opposition dialectique (par exemple entre l’autochtone et l’étranger) mais se constitue localement, dans la multiplication des divergences singulières, des rencontres favorables et défavorables.

Le seul moment où la multiplicité des points de vue internes et divergents est surdéterminée sur un plan homogène est celui de l’irruption de la police. Une vieille voiture volée et un peu de marijuana suffisent aux agents zêlés d’une patrouille, non seulement pour malmener et humilier les jeunes gens mais aussi et surtout pour les identifier immédiatement comme membres de l’ensemble universel des jeunes-criminels-arabes.

L’irruption de la police incarne le point de vue "grand public" mais encore exposé sur un plan immanent : cette rencontre aussi est présentée avec un montage rapide de cadrages partiels et sans lien. Le point de vue "grand public" est réduit à un élément prospectif d’une multiplicité divergente. Le point de vue de la police n’est pas présenté comme un point de vue effectivement homologuant mais plutôt comme l’effet de la malheureuse rencontre sur les corps et sur les visages de chacun des protagonistes : la froideur d’une femme en uniforme, l’impatience menaçante et violente de son collègue, la terreur sur le visage de la jeune française, la résignation sur celui d’un autre qui se laisse pousser contre le coffre de la voiture pour être menotté. Phénoménologie de la rencontre défavorable avec un pouvoir qui prétendrait effacer la logique même de la rencontre.

L’idée de l’esquive est celle d’un mouvement rapide grâce auquel on parvient à éviter le danger d’une rencontre imminente. Celui qui esquive n’est pas simplement celui qui reste de côté, seul avec lui-même, mais c’est celui qui devient capable, par de grandes accélérations et des ralentissements improvisés, de se soustraire à une rencontre défavorable. L’idée de l’esquive, avec sa logique interne, est mise en acte par les mouvements rapide d’une prise de vue directe, par l’alternance de vues subjectives divergentes, par le montage de perspectives sans lien.

Et la même idée s’actualise sur un plan linguistique disloqué, constitué à la manière d’un patchwork sur lequel des voix disparates tendent toujours à se superposer. Esquiver l’école à travers le théâtre, esquiver sa condition sociale à travers le jeu dramatique, esquiver la périphérie en y construisant les coulisses d’un théâtre virtuel ; mais aussi esquiver l’identification linguistique à travers l’hybridation des argots ; et encore, esquiver le point de vue et l’opinion universels à travers la recherche de perspectives divergentes. Pour tout cela, L’esquive est un exemple de grand cinéma.

Messages

  • Juste une petite précision : C’est Marivaux et non pas Shakespeare (pour " L’esquive ").

    Sinon que dire de cet article ? Bah vaut mieux rien dire, tiens.

    Stan

  • Pour avoir également vu le film, je précise que je partage l’avis donné plus haut. Ce n’est pas tant pour l’attribution de Césars ou autres médailles des foires festivalières dont je me fiche totalement, mais parce qu’au final dans cette production, tout dans la fameuse « multiplicité des points de vue internes » fonctionne en réalité sur le mode tautologique de l’intégration.

    Résumé du film : dans une « cité » de la région parisienne, de jeunes maghrébins et maghrébines en âge scolaire s’essayent au « jeu de l’amour et du hasard » en compagnie d’une oie blanche aux intonations vocales elles-mêmes maghrébines, ... car elle est du même « milieu ». Voilà.

    Dès les premières séquences on voit poindre la construction d’une métaphore à tiroirs grosse comme une maison (ou une MJC) de bons sentiments, avec évidemment un brin de grincement sociââl sinon ça peut pas le faire : il s’agit de brouiller la donne entre maîtres et domestiques - ça c’est pour l’utilisation de Marivaux, au sens utilitaire – le tout au sein d’un ghetto somme toute assez propre sur lui, qui a su rester digne, et surtout dont on ne sort pas puisqu’il est lui-même image de la cité universelle. Ca c’est pour le reste du film.

    Une fois ces bases posées, la pellicule déroule ses plans trébuchants selon la sage grammaire d’un cinéma-vérité, et valse dans le béton sublimé, magnifiant les figures d’un « lumpen » qui n’a aucun visage. Après c’est le générique de fin. Et peu importe le « happy end » ou pas, de toute façon ça finit bien puisque chacun est rassuré dans sa « multiplicité interne » judéo-chrétienne, la métaphore consensuelle et universelle se chargeant de nous dire que l’intégration peut réussir dans la « cité citoyenne ». Ah… l’ntégration, cette bonne parole castratrice d’une gauche christique en son Etat laïque qui tourne en rond pour un retour à la case sans départ.

    On a tous en nous quelque chose d’athée messie (jauni à l’idée).