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Renaud Van Ruymbeke est un soldat de la sempiternelle guerre entre le politique et le judiciaire
de Christophe Barbier
Qui veut noyer son juge l’accuse de la rage. L’affaire Clearstream a cessé de passionner les foules, ses funambules et ses clowns ont cédé la place, sous le chapiteau médiatique, aux grands fauves de la présidentielle, Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy ont conclu une tacite paix des braves, et voici que le gouvernement renvoie Renaud Van Ruymbeke devant le Conseil supérieur de la magistrature. Menteurs, manipulateurs et margoulins dorment tranquilles, celui qui a cherché la vérité est traîné devant le tribunal de ses pairs. Pas de coupable ? Punissons le juge !
Certes, Renaud Van Ruymbeke n’est pas un saint et la justice n’est pas une science. Peut-être même certaines méthodes d’investigation méritent-elles sanction. Sans doute devait-il prévenir ses voisins de bureau qu’il connaissait le probable corbeau. Mais quand la procédure habituelle est contournée par un juge, il faut se demander si c’est la faute du juge ou celle de la procédure. L’affaire des frégates de Taïwan, dans laquelle l’épisode Clearstream n’est qu’une pittoresque diversion, est colossale. Commissions, « rétrocommissions » : ce fut un pas de deux franco-chinois au grand bal de la corruption internationale, et l’on veut, depuis, que le juge reste loin de la piste. Cela fait des années que les gouvernements successifs lui opposent le « secret défense », condamnant la vérité au nom de la raison d’Etat. Et l’on vient aujourd’hui reprocher à Van Ruymbeke d’avoir manqué de discernement en agissant hors procédure ? C’est plutôt demeurer entre les quatre murs de la procédure qui eût signé le manque de discernement ! En fait, de droite ou de gauche, le pouvoir, qui n’a jamais voulu dans ce dossier qu’on trouve la vérité, ne veut désormais plus qu’on la cherche.
Même s’il est un officier aguerri plus qu’un pioupiou, Renaud Van Ruymbeke, dans sa mésaventure, est un soldat de la sempiternelle guerre entre le politique et le judiciaire. Comme Fabrice Del Dongo à Waterloo, le voici à la fois acteur brinquebalé et spectateur avisé des combats. « Pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir », écrivait Montesquieu. Sagace, l’auteur de L’Esprit des lois prônait l’équilibre des institutions plutôt que leur séparation. A la recherche de cet introuvable aplomb entre le juge et le gouvernant, la Ve République connut trois temps. D’abord, la justice fut aux ordres du pouvoir, qui lui lustrait bien l’hermine. Puis les juges se révoltèrent, alliés aux médias, pour faire choir les politiques : l’hermine eut alors le poil hérissé, et souvent, il est vrai, rouge...
Aujourd’hui se joue le troisième temps. La grande majorité des édiles est honnête, mais, profitant d’une opinion repue d’affaires politico-judiciaires et d’une magistrature usée par les dossiers, certains politiques sont tentés de fermer le ban des accusés. Il appartiendra au prochain chef de l’Etat, même contre son penchant, d’empêcher que tombe cette nuit-là. « L’art de la police est de ne pas voir ce qu’il est inutile qu’elle voie », assurait Napoléon. L’art de la justice, lors du prochain quinquennat, sera-t-il de ne pas dire ce qu’il est inutile qu’elle dise ?