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LA REALISATION DE PURT

Publie le vendredi 25 avril 2003 par Open-Publishing

Federico GIUSSANI
(traduit de l’Italien par l’auteur, avec la collaboration d’Eric Tessier)

Purt regarda le texte qui défilait sur l’écran. Dans les archives de la bibliothèque du MÉMORIAL, en suivant les instructions, il avait numérisé comme premier mot clé « connaissance » et puis « douleur ». Ce titre de livre était le premier de la liste et Purt l’avait sélectionné. En lisant au hasard il se demanda quel rapport pouvait avoir le texte avec le titre "La connaissance de la douleur", d’un certain E. Gadda, auteur italien. Mais il ne comprenait pas grand chose à cet étrange langage antique et laissa tomber. Il chercha la troisième phrase du troisième chapitre, la mémorisa, abandonna la salle des archives. Encore agité par ce qu’il avait vu durant l’après-midi, il entra dans une large pièce, faiblement éclairée, pleine de fauteuils imposants et sévères, habilement disposés. Il y avait là un silence particulier qui l’aida à fermer les yeux. Il était piégé, et c’est délibérément qu’il avait choisi d’entrer dans un piège.

Ils étaient nombreux les pièges, disséminés un peu partout dans le Monde Heureux, mais Purt possédait un petit appareil qui vibrait à leur approche et les avait ainsi toujours évités. Mais là c’était différent. Le MÉMORIAL était seulement toléré. A côté de la sortie, se tenait l’Institut de Recherche Psycho-médicale, construction moderne dont la façade noire contrastait de manière suggestive avec la blancheur du musée. Aucun moyen de transport pour joindre le MÉMORIAL : deux heures à pied vers la côte normande au beau milieu d’un paysage désolé envahi d’oiseaux lugubres. Justification de tant de tolérance, le portique blanc situé au-dessus de la sortie, le portique du contrôle émotif.

Depuis près d’un demi-siècle le musée acquérait sa documentation automatiquement à l’extérieur et se protégeait bien : quiconque tentait d’enlever les objets exposés ou d’altérer les données était expulsé. Les visiteurs en étaient prévenus un peu partout. Il y avait aussi un mécanisme d’autodestruction ; gravée en grandes lettres dans le hall la phrase « quiconque tente d’altérer la mémoire la fera pour toujours disparaître ». Des panneaux tout autour décrivaient le mécanisme d’implosion du bâtiment.

Dans le musée Purt avait vu l’ancienne folie des guerres mondiales du vingtième siècle et celle plus moderne des guerres économiques qui leur avaient succédées : d’un côté des yeux d’hommes qui en mourant demandaient pourquoi et de l’autre des enfants pleurant de faim. Tout ceci dans la mémoire de l’humanité. En guise de témoignage, pour éviter que cela se reproduise.

Maintenant il s’agissait de sortir du musée. Purt ouvrit les yeux, la dernière pièce sur la gauche du couloir sud devait être la bonne. Il se dirigea vers la quatrième niche du mur de droite et vit exposé le synthétiseur de psycholeptiques : sale, couvert de chewing-gums écrasés, d’inscriptions obscènes, d’éraflures. Il correspondait à la description. Purt récita la phrase empruntée au livre de Gadda et en espérant ne pas se tromper tapa sur le clavier ces mots : "Oh, le long du chemin des générations, la lumière !? qui recule, recule ? opaque ? de l’immuable devenir". En grinçant la protection en plexiglas coulissa vers l’intérieur du mur, lui permettant d’accéder à l’appareil. Il inséra la main droite, moite, dans la fente. La machine commença à bourdonner, sur le petit écran le visage d’une femme apparut et le pria de patienter quelques instants. Puis le remercia et salua. Purt referma la main sur le paquet qui y avait été déposé, la retira et l’enfonça dans sa poche.

Il restait une demi-heure avant la fermeture. Affalé sur un fauteuil Purt inspira, expira, ouvrit le paquet et observa la pastille. Elle était longue d’un demi-centimètre et épaisse d’environ deux millimètres. Purt en détacha un tout petit bout et la mit dans sa bouche. Il se sentit tout de suite mieux. Il décida de bouger. L’ordre chronologique des horreurs était scrupuleusement respecté : juste avant la sortie, la galerie de l’Homme Réalisé. Sur le plancher le chiffre 34 556 729, répété tout le long du parcours ; sur les écrans des murs et du plafond les trente-quatre et quelques millions de noms correspondants, accompagnés par des dates allant de 2124 à 2201. Quand Purt eut fini de parcourir la galerie, accompagné d’un silence seulement troublé du bruit de ses pas, le numéro sur le plancher était passé à 34 556 753. Quatorze noms supplémentaires s’étaient inscrits sur les parois, compressant les autres pour prendre place à leur côté dans le temps et la mémoire. Quatorze individus finis, brisés, pensa Purt. Arrivé au fond du couloir, malgré la drogue, une panique irrationnelle commença à le gagner. Elle n’irait qu’en grandissant, Purt le savait. Il se lança vers la sortie, franchit le seuil et passa sous le portique.

Il entendit la sirène d’alarme.
"Je n’en ai pas pris assez " comprit-il, avant de se consoler : "tôt ou tard ça devait arriver."
Il sentit quelqu’un le saisir fermement par le bras. C’était un homme énorme et bien habillé : sourire, costume et cravate habillaient cette sympathique montagne de muscles. Il pria Purt de l’accompagner en indiquant de sa main libre l’entrée de l’institut de Recherche Psycho-médical. Purt se laissa emmener.

* * *

La pièce où il entra était une salle de réception entièrement vitrée. Il pouvait voir le corps de l’infirmière qui allait s’occuper de lui. Le seul objet non transparent du mobilier était l’écran de l’ordinateur qui cachait ses seins. Purt s’assit sur le siège siliconoïde mis à sa disposition, face au bureau qui le séparait de l’infirmière.
- Vous n’avez pas idée de la masse de travail que nous donnent les gens comme vous, qui inconsciemment contaminent leur environnement et entraînent l’hospitalisation de personnes innocentes.
Purt ne broncha pas.
- En conservant la mémoire de vos émotions vous vous empêchez de vivre sereinement, en êtes-vous conscient ?
- Il y a une erreur ? - souffla Purt.
- Nous voulons seulement vous aider à vous Réaliser - insista l’infirmière en levant la main - connaissez-vous le second article de la constitution ?
- « L’État a l’obligation de lutter pour le bonheur de ses sujets ? » - récita Purt.
- Justement : je vous informe que votre indice de santé mentale est dangereusement dans le rouge. Je vous conseille, au nom de l’État, de vous adresser le plus tôt possible à votre Centre Anti ?dipien de Zone.

Purt recouvra son sang-froid. Il n’était pas encore dans le noir, juste dans le rouge. Le peu de psycholeptique qu’il avait avalé avait suffi. Ils ne l’interneraient pas de force. Il était sauf.
- Je lis que vous vous êtes établi à Paris seulement depuis quinze jours, je ne crois pas que vous y trouverez votre bonheur. Pourquoi ne vous êtes-vous pas encore inscrit au Bureau du Travail ?
- J’ai eu des problèmes avec le déménagement, avec mes affaires ?
- Je lis aussi qu’ils ne vous restent que deux jours avant la Réalisation. Je vous souhaite bonne chance.

L’infirmière abandonna à l’improviste sa pose rigide et sévère. Purt observa avec plaisir le balancement coquin de son sein tandis qu’elle lui faisait signe de s’en aller. Sur le visage de la femme la sérénité du devoir accompli. Purt en s’éloignant salua le gros costaud qui lui répondit en riant.

* * *

- Tu es un sot, un sot ! - dit-elle.
Purt n’était pas de cet avis. Il ne lui demanda cependant pas ses arguments ; il savait que l’être humain heureux n’était pas apte à écouter ce qu’il avait à dire. De cela il était certain et tout ce qui lui restait à faire était de chasser Silvia de la manière la plus diplomatique possible. Cela prendrait au moins une demi-heure, calcula-t-il.

Il avait affaire à une belle femme ayant à peine dépassé la trentaine et donc Réalisée.
Une femme convaincue d’avoir prise sur les hommes. Mais Purt était un homme malheureux et, par conséquent, foutu. Tout se réduisait à lui faire prendre la porte pour ensuite assumer, seul, les conséquences de ses actes et de sa manière d’être.

- Hier soir, en revenant à la maison j’ai contrôlé mon humeur, j’étais dans le noir. Danger public.
- Ils auraient dû t’hospitaliser.
- Ils ne l’ont pas fait parce que j’ai coupé le câble. Ils viennent le réparer demain.
- Tu es un sot.
- Non, mais je risque de le devenir si je me fais hospitaliser, as-tu déjà vu les légumes ?
- Les Contemplants sont ainsi dès leur naissance ?
- Ce n’est pas vrai, ceux que tu appelles "Contemplants" sont des gens qu’on ramène de force du noir au vert.

Purt le savait avec certitude. Pendant une brève période il avait fréquenté la Congrégation des Déchiquetés, association subversive auprès de laquelle il avait été introduit par un ami : dont les adeptes pensaient trouver des émotions plus fortes dans le malheur. Purt après un peu de militantisme les abandonna, il avait vu l’effet de l’internement forcé auprès de ceux qui étaient tombés dans un piège, qui les avait rendus à la société transformés en légumes : « Comment ça va X ? ». "Bieeeen, très bieeen." Gestes hésitants et lents comme leurs exclamations. Éclats de rire excessifs et insensés pour rompre leur silence perpétuel.

Le malheur, comme certaines drogues illégales, laissait-il des cicatrices dans le cerveau quand on renaissait au Monde Heureux ? Etaient-ce les soins auxquels on était soumis ? Qu’est-ce qui était effacé, au juste ?

Il fallait s’en sortir tout seul, rester passablement heureux ou s’échapper.

- Tu es un sot qui ne fait que des caprices ! - Dit Silvia avec coquetterie.
- Je dois m’échapper Silvia ?
- Je le savais, voilà que tu veux t’en aller encore une fois.

Purt se concentra. La dernière fois c’était elle qui était partie, il lui semblait bien s’en rappeler : elle était allée faire shopping, lui avait-elle expliqué innocemment après. Du shopping pendant deux mois.
- Ce n’est pas que je veuille m’en aller, je le dois. Je tente d’embarquer comme volontaire pour les Colonies Indépendantes après-demain. Est-ce que tu veux venir avec moi ?

Là, il y allait fort. Il s’attendait à être frappé, ou à voir Silvia filer pour le dénoncer comme danger public en hurlant les pires insultes.

Quand il avait expliqué à Silvia, deux mois auparavant, qu’il voulait déménager à Paris, il lui avait parlé pendant des heures des merveilles de la ville, le seul endroit où il serait en mesure de se réaliser naturellement : la magie de ce temple de la culture, le fourmillement d’humanité et d’opportunités d’une grande métropole ?

En réalité c’était à l’astroport le plus grand du Monde Heureux et au MÉMORIAL qu’il pensait, mais Silvia s’était laissée convaincre. Elle avait considéré un changement comme positif, en avait parlé à son médecin qui avait approuvé. Elle avait ensuite entamé la procédure de transfert occupationnel et, avant même Purt, s’était installée à Paris. Maintenant elle y menait une vie identique à celle d’avant : elle avait trois amants (dont Purt), le même travail, les mêmes amusements.

Naturellement, pendant le contrôle médical qu’elle s’était empressée de faire dès son arrivée, on lui avait sainement rééquilibré les pulsions de gratitude et regret, de manière à l’immerger dans le présent en aseptisant tout souvenir milanais. Pour cette raison, contrairement à ce à quoi Purt s’attendait, elle répondit :
- Et pourquoi un tel caprice ?
- Parce que la Ligue des Colonies Indépendantes ne prévoit pas le Contrôle Médical Obligatoire.
- Tu n’as pas encore 30 ans, tu n’est pas encore majeur et Réalisé. Tu ne peux pas t’embarquer.
- Je le serai demain, je serai majeur et Réalisé.
- Quand ils t’auront Réalisé, tu comprendras l’inanité de tes projets ? - murmura Silvia en le caressant.

* * *
- Bon anniversaire Purt Anzik ! Bienvenu dans l’âge du Bonheur Parfait et Réalisé !

Tel fut le réveil de Purt le matin du 20 septembre 2134, sur l’écran du télénet.
- Bon anniversaire Purt Anzik ! Bienvenu dans l’âge du...
Purt grogna et appuya sur « Entrée » pour éteindre.
Un second message priait Purt d’ouvrir la porte pour recevoir son cadeau d’anniversaire.
- Ding Dong ! Ding Dong ! - fit la porte.
Purt sauta hors du lit, ramassa son pantalon et se mit à fouiller dans les poches frénétiquement.

 Ding Dong !
Elle n’y était pas ! La pastille n’y était plus ! Ce n’était pas son pantalon ! C’était celui de Silvia.
Une anxiété désespérée lui lacéra la poitrine pendant qu’il cherchait le pantalon sous le lit et parmi les affaires sales. Rien.
Fuir. Mais par où ? Sauter par la fenêtre du quatrième étage ? En finir ?
- Un instant, je suis en train de m’habiller, je suis à vous tout de suite !
Purt ouvrit la porte et deux des quatre hommes qui attendaient sur le seuil entrèrent.
- Ceci est un grand et très beau jour pour vous - dirent-ils à Purt.
- Installez-vous et excusez le désordre, un café ?
- Merci ! - sourirent-ils en s’asseyant sur les fauteuils du séjour standard.
Purt passa dans la cuisine et trouva sur la table un message : "pour sentir l’odeur de ton sexe, je prends ton pantalon. Bon anniversaire, grand sot !"
Purt en fit rageusement une boulette, alluma la machine à café, y glissa deux tasses.
- Maintenant ou jamais - déclara-t-il. Il prit le rouleau à pâtisserie et ouvrit la porte.
Le premier coup pulvérisa l’épaule du garde qui se penchait pour voir qui sortait de l’appartement. C’était un coup terrible asséné à pleine force. Le second coup fut encore plus méchant et chargé d’encore plus de violence : il percuta le second garde dans les côtes.
"Petite dégustation de douleur" pensa Purt en laissant tomber le rouleau à pâtisserie et en sautant par-dessus les deux corps gémissants. Il entendit les deux Réaliseurs se précipiter hors du salon et s’engouffra dans l’escalier.
Il devait trouver Silvia à tout prix.

* * *

Depuis combien de temps courait-il ? Purt écrasa une larme aussi intempestive qu’inutile. Il se rappela la dignité de sa mère et l’assurance de son père. Des projections ostentatoires sur les enfants d’un idéal que les parents feignaient d’avoir atteint, lui avait-on expliqué avec insistance à l’école. Distorsions d’un parcours évolutif dépassé. Peut-être, mais maintenant ça l’aidait. Combien se rappelaient ce genre de choses ? Purt entra dans la cabine et composa le code de Silvia. Une secrétaire souriante répondit :
- Silvia Slavta est momentanément engagée dans une mission diplomatique délicate - affirma-t-elle joyeuse.
- Passez la moi tout de suite, c’est très important.
- C’est impossiiiible, Mademoiselle Silvia est injoignable.
- Alors passez-moi le responsable - répliqua Purt froidement.
- Un instant, je peux toujours essayer ? - dit la secrétaire boudeuse.

Silvia assistait à l’acte masturbatoire du capitaine de l’IntersitteR, vaisseau des colonies indépendantes. Quand dans un coin de l’écran parut l’inscription "Purt Anzik : appel", elle s’excusa auprès de l’astronaute et la voix de Purt remplaça les halètements de plaisir.
- Purt c’est toi ?
- Silvia, je regrette de te déranger, mais c’est très important.
- Figure-toi que j’étais justement en train de parler à tes futurs amis ?
- Silvia, fouille dans la poche droite de mon pantalon, il doit y avoir un paquet qui m’est particulièrement nécessaire ?
- Purt, je suis en train de travailler, comment ça s’est passé ce matin ?
- Bien, mais regarde dans la poche, je t’en prie ?
- T’es énervé parce que j’ai pris ton pantalon ?
- Non, mais dis-moi si dans la poche il y a un petit paquet ?
Sur l’écran de Silvia le diplomate de l’IntersitteR était au paroxysme de sa jouissance onaniste.
- C’est un travail bizarre que le mien, tu sais Purt ? - dit Silvia en laissant glisser hors de la combinaison un sein et en le caressant, afin de faciliter les relations entre Empire et Colonies Indépendantes.
- Tu as trouvé le petit paquet ?
- Quand nous voyons-nous Purt ? J’ai ton petit paquet ? - dit Silvia qui à force de fouiller dans les poches et de regarder l’écran sentait éclore des idées en elle.
- Dès que tu peux ! Je t’attends au restaurant de la sortie B.
- Je viens tout de suite ! - conclut Silvia ?

* * *

Purt prit le paquet et abandonna Silvia dans le restaurant. Il avala la pastille et s’en alla. En entrant dans son centre anti ?dipien de zone il se sentait calme, détendu et lucide.
- Votre carte s’il vous plait - dit la secrétaire.
Purt lui tendit la carte d’identité et de crédit, elle la prit distraitement et l’inséra dans l’ordinateur. Sur l’écran l’inscription rouge apparut : attention, sujet violent, danger public, attendre l’intervention de la sécurité.
La secrétaire rendit la carte à Purt avec un sourire tendu.
Quatre gardes entrèrent, immobilisèrent Purt et le transportèrent au dispensaire. Il y régnait une lumière chaude et l’on y diffusait l’hymne à la mort de Mozart en sourdine. On étendit Purt sur un lit, il se laissa passer des courroies autour des bras, des chevilles, du buste. Quelques minutes s’écoulèrent. Un petit homme en blouse avec un regard de fouine apparut dans le champ visuel de Purt. Il avait les bras ramenés dans le dos et était dégarni. Il observa le patient d’un point de vue scientifique. Il balançait sa tête, en proie à on ne sait quelles considérations tandis que ses yeux parcouraient le corps de Purt, comme pour le sous-peser. Il ouvrit la bouche mais resta quelques secondes sans parler. Finalement, avec lenteur, il rompit le silence.
- Pour quelle raison avez-vous attaqué deux de nos opérateurs ce matin ? - tout en posant sa question, le Dr. _ P. abaissa avec des gestes rôdés et précis le casque du détecteur émotif sur le crâne de Purt. De lui émanait une douceur d’homme irrémédiablement trahi.
- Ils étaient quatre, de la Congrégation des Déchiquetés, je m’en suis aperçu tout de suite. Ils ont commencé à me bousculer, je devais m’échapper ?Ils voulaient m’empêcher de venir me réaliser !
Le Dr. P. examinait les graphiques sur l’écran. Quelque chose ne collait pas, ils ne correspondaient pas à ceux d’un homme capable d’envoyer deux gardes à l’hôpital. Le Dr. P. lança le programme de relevé pharmacologique utilisé habituellement pour les opérations chirurgicales.
- Ainsi vous vous imaginiez qu’un vulgaire psycholeptique ne serait pas détecté par la science médicale moderne ? - dit-il triomphant.
Purt n’eut même pas envie de se désespérer, en fait il ressentit presque du soulagement, c’était fini, du moins il avait essayé ?
Le Dr. P. sélectionna la courbe verte du psycholeptique, appuya sur "couper" et tout changea sur l’écran.
La peur éclata en Purt, il eut un spasme et se débattit en essayant d’arracher les courroies.
Le Dr. P. examinait le compte-rendu d’analyse comme d’autres lisent une poésie. Le tracé de l’agressivité, celui des pulsions sexuelles, celui du conditionnement parental, celui des attentes sociales, celui des pulsions de mort (gratitude et regret) et surtout celui de la mémoire : avec leurs couleurs bigarrées, tous dépassaient les courbes de la normale.
Le Dr. P. les sélectionna, porta le curseur sur « effacer » et hésita.
Il soupira, marmonna "rien qu’un homme très sensible" et, en jurant, appuya. Il défit les courroies, apposa le code des réalisés sur la carte de Purt et la lui tendit.
- Merci - marmonna ce dernier.
Peu après une infirmière le reconduisit à l’extérieur en le félicitant.
Purt était libre, Majeur et Réalisé.

* * *

Il sortit en tenant sa carte, fasciné, il aurait voulu la montrer à tous, à tous. Il regarda le soleil pendant un long moment, puis le ciel immensément bleu, il respira l’air frais et le mouvement des gens qui l’entouraient, et leurs éclats de rire, et le vert des arbres. Il était heureux et se mit à rire. Il savait où aller : au centre des Contemplants de son quartier il pourrait se reposer tant qu’il voudrait. Y avait-il autre chose à faire ? Il tâcha de se rappeler ses projets d’avant la Réalisation. Sans autre résultat qu’une somnolence étrange. Mais la pensée d’être Réalisé le remplissait d’orgueil et, revenant sur terre, il ricana, satisfait. Qu’est-ce qu’il voulait donc faire avant ? Qu’est-ce qu’il voulait faire ?
Un réflexe l’empêcha de tomber ; ses yeux s’étaient fermés ! il s’était endormi debout ? S’endormir, oui ?
- Quel beau soleil ?
- Au centre des Contemplants, oui
tout de suite tout
de suite ?

Dans la galerie du MÉMORIAL son nom s’ajouta à la liste des Hommes réalisés.