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LE G8 VU DE LAUSANNE

Publie le jeudi 17 juillet 2003 par Open-Publishing

DES QUESTIONS A PROPOS DE LA VIOLENCE

La " violence " a été, une fois encore, le principal centre d’intérêt des
manifestations altermondialistes contre le G8. Non pas la violence que
fabrique quotidiennement le système capitaliste, non pas les guerres, en
Irak ou ailleurs, mais la violence de certains manifestants cagoulés qui
s’en prennent aux vitrines des commerces, des banques, etc.

Pour Micheline Spoerri, la cheffe de la police genevoise, il s’agit d’une "
nouvelle forme de criminalité urbaine ". Un analyste militaire affirme que "
le Black Bloc n’est rien d’autre qu’une bande armée temporaire, planifiant
soigneusement des actions de type militaire "(1). Toujours à propos des gens
du Black Bloc " la vedette altermondialiste vaudoise "(2) déclare qu’" au
lieu de permettre l’auto-émancipation, leurs pratiques autoritaires et
militaristes sont aliénantes : elles légitiment (...) l’attitude ultra
répressive des forces de police "(3). Bref, face à un tel unanimisme, on
pourrait se demander tout d’abord si ces personnes se sont donné le mot ;
ensuite, si elles ont le sens de la mesure ; et enfin, si elles ne cherchent
pas un bouc émissaire.

Car enfin, dans notre société, les déprédations, les altercations et les
bagarres sont fréquentes. Tout le monde sait que la plupart des grands
rassemblements sont accompagnés de casse ou d’affrontements. Cela arrive
aussi lors de manifestations sportives... Durant les deux semaines qui ont
suivi le G8, trois jeunes gens ont été tués à coups de couteau en Suisse
romande. Quelqu’un a-t-il fait la moindre comparaison entre ces faits divers
tragiques et la " violence " contre les biens en marge des manifs ?

Signalons en passant que la violence policière ne subit pas le même
dénigrement que celle des " casseurs ". Même si elle a été critiquée à
l’occasion des manifestations contre le G8, il y a toujours des voix pour la
justifier ou la féliciter. Après que Martin Shaw ait été grièvement blessé
en faisant une chute de 20 mètres, parce qu’un policier a sectionné la corde
à laquelle il était suspendu, on a vu le médecin chef des urgences banaliser
la gravité de ses blessures et des journalistes ironiser autour de sa
personnalité. Quant à la police genevoise, elle pu, sans trop faire de
vagues, envahir l’Usine (un lieu alternatif) pour y réaliser des
arrestations, ou frapper indistinctement des manifestants pacifiques et des
passants, sans que cela ne fasse trop de vagues.

LA VIOLENCE COMME ENJEU

C’est donc avant tout la " violence " des " casseurs " qui provoque la
réprobation, tant de la part des autorités que de la part des organisateurs
des manifestations officielles contre le G8. Et cette violence justifierait
celle de la police... Essayons de comprendre le pourquoi de cette
convergence.

L’Etat voit dans la casse une atteinte à son pouvoir, une remise en question
de son exclusivité quant à l’usage légitime de la violence. Lorsque les
débordements sont incontrôlés, sa capacité à gérer les situations engendrées
par les sommets internationaux est remise en question, avec tout ce que cela
implique comme contre-publicité sur le plan international, comme vis-à-vis
de certains électeurs.

Quant aux altermondialistes, ils rejettent avec véhémence la " violence "
des " casseurs " parce qu’elle trouble et pollue leurs discours politiques.
Ces discours souvent abstraits, éloignés de la réalité quotidienne de la
majorité, intéressent beaucoup moins la presse et le public que les
anecdotes sur les vitrines cassées, les incendies ou les bagarres avec les
flics. C’est pour cela notamment qu’ils s’engagent de manière active, non
pas à protéger leurs cortèges contre des provocateurs, comme ils le
prétendent, mais pour encadrer et contrôler les " violents " susceptibles de
les accompagner.

Le paradoxe, c’est que tout le monde pense que des violences auront lieu. Et
en tout cas, on n’hésite pas à cultiver l’ambiguïté à ce propos. De la
presse qui fait chauffer l’ambiance durant les mois qui précèdent les
manifs, aux autorités qui mettent en place des dispositifs extravagants, en
passant par les altermondialistes dont les diverses tendances font de la
surenchère. Quant on a l’immense ambition de remettre en question les "
maîtres du monde " et que l’on sait que les manifestations ne pourront que,
dans le meilleur des cas, perturber leur réunion, on crée des frustrations.
Il est logique que des personnes en révolte, que la société appauvrit et
marginalise, ne soient pas patientes, ni vraiment motivées par les actions
symboliques prévues au programme, et qu’elles imaginent spontanément ou non
d’autres choses à faire.

Donc, la " violence " faisait partie, dès le départ, des ingrédients
prévisibles du voisinage du G8. C’est pourquoi il faut s’intéresser au
traitement politique qui l’a accompagnée. Nous pensons que lors de ce genre
de manifestations, les enjeux locaux prennent le pas sur le reste. Et que,
conscients de la chose, plusieurs des acteurs en présence prennent leurs
dispositions pour exploiter ce phénomène à leur avantage. Ayant été aux
premières loges dans l’une des localités concernées, nous allons illustrer
cette question avec un cas précis.

L’EXEMPLE LAUSANNOIS

Reliée à Evian par de vénérables bateaux de plaisance, à 15 kilomètres à vol
d’oiseau de l’autre côté du lac Léman, s’étale la bonne ville de Lausanne
chef-lieu du canton de Vaud. L’annonce de la tenue du sommet du G8 ne
pouvait laisser indifférentes les diverses forces de la gauche locale.
Depuis des mois, cette affaire avait jeté au deuxième plan les autres
questions politiques et sociales (expulsions de demandeurs d’asile et de
sans papiers, licenciements massifs, projet du président suisse de retarder
l’âge de la retraite de 65 à 67 ans... on en passe et des meilleurs).

Parmi les diverses péripéties, il y eut ce vote du Conseil communal
(parlement municipal) demandant, ni plus, ni moins, l’annulation du G8 ! Un
coup de pub pas cher et sans risque, pour la majorité rose-rouge-verte... Et
qui n’empêchera pas, le moment venu, son plus haut magistrat, le syndic
(maire) Daniel Brelaz des verts, d’aller sabrer le champagne avec le prince
hériter d’Arabie saoudite et le président Lula... logés dans un cinq étoiles
de la ville.

Mais n’allons pas trop vite en besogne. À côté d’ATTAC et des gauchistes
habituels, nous avons dans notre bonne ville une gauche de la gauche assez
curieuse qui n’allait pas manquer de faire parler d’elle. En janvier,
prétendant voler la vedette à ses collègues genevois et annemassiens, le
député ex-communiste(4) Josef Zisyadis, au nom des altermondialistes
lausannois, qualifiait Lausanne de " candidate naturelle " pour les
manifestations contre le G8, soulignant " l’image positive " que la ville
pourrait en tirer. En écho, les manchettes des journaux titraient : 300’000
manifestants à Lausanne...(5)

Epargnons-nous quelques épisodes de ce feuilleton, pour en venir au coup de
théâtre du 1er mai. À la fin du cortège officiel, une " action symbolique "
dégénère provoquant de la casse à la terrasse d’un grand hôtel. Il n’en faut
pas plus pour que le député Zisyadis retourne sa veste, appelle à
l’annulation des manifs lausannoises à l’exception des forums de discussion
et de l’opération feu au lac (un feu de joie allumé le jour venu par les
pompiers du cru). Raison invoquée : le comité d’organisation n’a pas les
moyens d’assurer la sécurité et d’empêcher la violence. Si celle-ci se
produit, cela justifierait à posteriori les millions dépensés pour assurer
la sécurité des délégations du G8 logées à Lausanne et les toutes nouvelles
tenues policières. Raison officieuse : c’est mauvais pour les élections
nationales de cet automne, quiconque cherche à se faire élire doit viser
l’ordre et la paix civile, et caresser dans le sens du poil ses alliés
socialistes... Et si la manif lausannoise était un flop ? Autant se montrer
à Genève.

Bref, à côté quelques communistes restés fidèles au comité vaudois anti-G8
et de 3 ou 4 ex(?)-trotskistes, la responsabilité de l’organisation des
manifestations locales allait revenir aux " libertaires " locaux, pour la
plus grande joie des journaux qui nous ont servi, pendant des jours et des
jours, de passionnants dossiers sur ces curieux oiseaux. Entre un article
intitulé " Le fossé des générations anarchistes " insinuant que le leader ne
tenait pas ses troupes(6) et l’interview déjà citée du bonhomme à propos du
Black Bloc, chacun a pu étancher sa curiosité et se donner le petit frisson
en prévision de la venue des sauvages à Lausanne.

Mais contre toute attente, les " libertaires " lausannois allaient réussir
là où les altermondialistes genevois allaient échouer, c’est-à-dire à éviter
la casse au centre ville. Après la première manif du jeudi 29 mai, la police
cantonale se félicitait même de " la collaboration du service
d’autoprotection [de la manif], appelé les " poulettes "(sic !), qui a
permis d’éviter tout débordement "(7)

Débordements il y eut tout de même, le dimanche 1er juin aux aurores, mais
lors d’une manif non prévue. Et aussi des arrestations massives (environ 400
personnes) dans un camping mis à disposition par les autorités politiques,
sur une zone au bord de l’autoroute, bien délimitée et comme prévue à cet
effet. Commentant en direct ces arrestations à la télévision locale, un
responsable altermondialiste local déclarait : " nous avions négocié des
frappes chirurgicales, mais là c’est un tapis de bombes " montrant jusqu’où
allait la collaboration...

Tant de questions nous trottent dans la tête. Pourquoi certains ont-ils
tellement tenu à jouer les gentils animateurs des manifs lausannoises,
contrôlant tout ce qui pouvait l’être ? Ces manifs préparées, contrôlées,
encadrées, malgré la démission des principaux leaders de la gauche locale
furent une chance pour le gouvernement vaudois. Le chef de la police avait
d’ailleurs annoncé qu’il parlerait aux interlocuteurs anti-G8 tant qu’il y
en aurait et quels qu’ils soient. Il n’a pas eu à le regretter.
L’organisation de manifestations de rue et autres activités à Lausanne
n’a-t-elle pas favorisé une dispersion bienvenue des manifestants sur
plusieurs sites ? Ce qui ne pouvait qu’être favorable à un contrôle accru
(technique développée à l’occasion du World Economic Forum où les
manifestants ont été bloqués dans plusieurs gares sur la route de Davos). En
tout cas, les délégations officielles des pays du Tiers Monde installées
dans la zone interdite (le port de plaisance) de la ville n’ont vu aucun
manifestant.

Finalement, à Lausanne, les enjeux politiques étaient bien moins importants
qu’à Genève (ville internationale, siège de l’OMC, de l’ONU, etc.) et on
pouvait laisser se débrouiller le personnel politique subalterne.

GENEVE, LA FRANCE, LA SUISSE ET LE RESTE ...

Difficile de savoir aujourd’hui quel impact les événements du G8 auront sur
l’avenir de Genève. Ce qui est sûr, c’est que les différentes forces
politiques n’ont pas manqué de croiser le fer au lendemain des événements,
s’accusant mutuellement d’avoir favorisé la casse ou d’avoir été incapable
de l’empêcher. On a entendu des militants de gauche affirmer que la cheffe
de la police avait fait exprès de dégarnir le centre ville de ses policiers,
ne respectant pas les accords passés à ce propos, et réclamer sa démission.
Et celle-ci accuser le tout nouveau ministre socialiste d’avoir saboté son
travail en intervenant personnellement auprès des policiers en action. Bref,
ce n’était plus le consensus propre en ordre à la suisse.

À moment donné, le gouvernement genevois a semblé vaciller. Et des
règlements de comptes pourraient bien avoir lieu. Déjà certains des
dirigeants du Forum social lémanique, qui ont le statut de fonctionnaire,
sont menacés de sanctions. Le droit de manifester a momentanément été
suspendu et il sera désormais soumis à autorisation obligatoire... D’une
part, on s’agite dans la perspective des prochaines échéances électorales,
de l’autre on profite du contexte pour renforcer et réorganiser les
dispositifs répressifs.

Même schéma au niveau Suisse, où la question de la création d’une police
fédérale est revenue sur le tapis alors que depuis plusieurs décennies,
c’est un serpent de mer qui n’arrive pas à passer la rampe du fédéralisme. À
ce niveau, il est évident que ce n’est pas le " black bloc " ou la "
violence " qui, en tant que tels, produiraient la répression. Ce sont les
promoteurs d’une société encore plus policière qui profitent des
opportunités qui s’offrent à eux pour faire passer leurs projets.

Depuis longtemps, nous nous posons des questions sur le sens et l’efficacité
des manifestations altermondialistes qui se reproduisent lors sommets
internationaux. Il est certes sympathique à nos yeux de contester les chefs
des gouvernements qui prétendent décider de notre avenir. Mais cela pose des
problèmes de priorité pour les personnes qui essaient de lutter là où elles
vivent. Alors qu’un mouvement gréviste secouait depuis des semaines la
France, il est difficile de ne pas considérer la grande manifestation du 1er
juin à Genève et Annemasse et toutes les activités qui l’ont accompagnée
autrement que comme un gaspillage d’énergie militante, énergie qui a pu
manquer pour obtenir une victoire sur les questions de la réforme des
retraites et de la précarisation au sein de l’éducation nationale.

Les radicalités qui s’expriment en vase clos dans les forums ou les villages
alternatifs ne devraient-elles accorder la priorité à d’autres objectifs,
comme celui de favoriser des structures permettant aux grévistes, par
exemple, de dépasser les blocages récurent des syndicats majoritaires qui
finissent toujours par trahir les luttes.

Après les premières mobilisations contre le G8 et les autres sommets, les "
maîtres du monde " avaient choisi de se réfugier dans des régions éloignées
comme au Qatar ou dans les Rocheuses. En organisant un G8 à Evian, en plein
centre de l’Europe, ne montrent-ils pas qu’ils ne font plus grand cas de
ceux qui les contestent ? Ou mieux encore, qu’ils savent désormais bien
gérer ces protestations et qu’ils se donnent les moyens répressifs de faire
face à toute éventualité. Il se pourrait bien que de part et d’autre on soit
entré dans une routine, une ritualisation de la contestation et de son
contrôle, dont la " violence " des casseurs ne serait qu’un moment un peu
plus exaltant que le reste.

Direct ! AIT, Lausanne, le juin 2003

Notes
1) Ludovic Monnerat, dans Le Temps du 12 juin 2003
2) Titre octroyé à Aristides Pedraza par Le Monde du 31 mai 2003
3) 24 heures du 27 mars 2003
4) Ce monsieur rejette désormais cette épithète, mais il est toujours membre
du parti ouvrier et populaire (POP) qui, depuis 1945, est l’héritier du
parti communiste suisse interdit lors de la 2e guerre mondiale.
5) Au final, les 2 principales manifestations lausannoises (jeudi et
dimanche après-midi) ont rassemblé environ 6000 personnes à chaque fois.
5) Le Temps 9 mai 2003.
6) 24 heures du 31 mai 2003.

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