Accueil > LE MARCHE AU COEUR
Qu’ils soient cléments ou rigoureux, les hivers ne sont plus ce qu’ils étaient pour les appels aux bon cœur des m’sieurs-’dams. Lorsque ces messieurs et des dames formaient encore les derniers bastions de la classe bourgeoise, un religieux en colère pouvait alors, d’une station de radio, déployer ses enfants de chœur dans les greniers et les caves des « beaux quartiers » afin d’en rapporter, pour les distribuer aux pauvres, quelques vieux poêles, quelques bijoux anciens et aussi quelques chèques. Cinq cents pauvres secourus permettaient d’oublier un instant cent mille prolétaires risquant de s’enrager…
Maintenant que la falsification du mouvement réel de Mai 68 a largement conduit son office ; maintenant que la société des individus-démocratiques s’est établie sur les ruines des deux classes ennemies, les qualités de cœur de tout « particulier » font désormais partie du monde du marché, c’est-à-dire du marché devenu la seule réalité du monde.
Aujourd’hui, l’ex-Camarade (de parti ou d’association), et l’ex-Monsieur (de Wendel ou Dupont de Nemours), qui, dans la société de classe, existaient d’abord comme membre dépendant de leur communauté, puis, seulement comme individu autonome, ne tirent désormais leur substance sociale qu’en se donnant comme une conscience du marché : rien d’autre qu’une publicité.
L’ancienne économie de marché tenait sa puissance de l’existence d’activités humaines non marchandes. Des milieux naturels, des modes de vie, des expressions, des rencontres, des œuvres échappaient encore au broyeur barbare de l’économie..
Qu’est-ce qui lui échappe aujourd’hui ?
L’économie a mis le monde à sa mesure au point que tout projet qui ne contient pas ses lois « naturelles » n’a ni réalité ni avenir. Ainsi, « nouvelle nature » se faisant humaine, l’économie transforme-t-elle sur le champ les élans du cœur, les sympathies, les aspirations à la communauté humaine en entreprises humanitaires, en rackets solidaristes, en shows égalitaristes, en gangs SOSistes, en mafias imaginistes, en commandos charismatiques.
Celles et ceux qui, jadis, pouvaient dire d’un être humain qu’il avait « un portefeuille à la place du cœur », doivent savoir à présent que nous avons tous le marché au cœur. Pour juger un homme et le monde à leur juste valeur, celle de la communauté des hommes, il faut maintenant nous débarrasser du monde de la valeur.
Carmen Mercatella
Février 1994