Accueil > La Bolivie en marche : interview d’Evo Morales
publié sur le site du Courrier http://lecourrier.programmers.ch
Evo Morales : « Les années des multinationales sont comptées en Bolivie »
PROPOS RECUEILLIS PAR BENITO PEREZ
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« GUERRE DU GAZ » - De passage à Genève, le leader de la gauche bolivienne témoigne du combat des mouvements sociaux pour récupérer les ressources naturelles du pays.
La Bolivie est à nouveau prise de convulsions. Le calme précaire qui avait suivi les sanglants affrontements entre grévistes et militaires en février dernier a fait place à d’importantes mobilisations populaires. En cause, cette fois-ci, non plus un énième ajustement néolibéral, mais le projet du président Gonzalo « Goni » Sanchez de Lozada d’ouvrir une nouvelle route du gaz à un consortium international, chargé d’exporter le précieux combustible vers les USA et le Mexique via le littoral chilien. Depuis deux semaines, barrages routiers et manifestations rythment la vie de ce petit pays d’Amérique du Sud. Le 20 septembre, sept morts (deux militaires et cinq paysans) sont venus endeuiller la contestation sans parvenir à la freiner. Car si l’appel à la grève générale illimitée lancé lundi dernier par la Centrale ouvrière bolivienne (COB) est modérément suivi, le projet présidentiel, les sondages en attestent, est fort impopulaire. Et dès lundi prochain, un gigantesque blocage des routes pourrait paralyser l’entier du pays.
En partie - et les médias n’ont pas manqué de le relever - la fronde a des racines historiques : le choix du Chili comme partenaire a heurté de plein fouet le sentiment national bolivien, puisque les deux pays sont en froid depuis... 1879 et l’annexion par Santiago de l’ancien littoral bolivien !
Mais le mécontement puise à une autre source moins évoquée par la presse : la volonté des peuples indigènes de reprendre le contrôle de leurs ressources naturelles des mains des multinationales.
Enfin, les actuelles mobilisations sociales marquent également la réussite de la stratégie unitaire suivie depuis plusieurs années par les mouvements sociaux boliviens. Aujourd’hui, comme jamais auparavant, organisations indigènes, cocaleras, paysannes, ouvrières, étudiantes et civiles sont parvenues à se fédérer en un seul mouvement. Non exempt de contradictions mais solidaire dans la lutte.
Infatigable défenseur des cocaleros, militant altermondialiste, leader de l’opposition politique bolivienne, l’Aymara Evo Morales est l’un des instigateurs de cette unité d’action. Fondateur du Mouvement vers le socialisme (MAS), il fut aussi à l’origine de l’Etat-major du peuple, véritable cheville ouvrière de l’actuelle « Guerre du gaz »1. De passage ces jours au Palais des Nations à Genève, Evo Morales nous en explique les enjeux.
Le Courrier : Que se passe-t-il actuellement en Bolivie ? Qu’est-ce que la « Guerre du gaz » que vous annonciez à mi-septembre ?
Evo Morales : La Guerre du gaz a effectivement commencé. C’est une guerre pacifique qui exprime en fait la volonté nationale de récupérer les hydrocarbures. Ça ne veut pas dire que l’on ne veut pas vendre notre gaz à l’étranger. Mais qu’il faut le vendre à d’autres conditions. Les Boliviens ont perdu le contrôle de cette richesse au profit des multinationales. Et l’actuel projet d’exportation de gaz ne nous rapporterait rien. Or les hydrocarbures sont notre vie, notre espoir, notre patrimoine. Comment justifier que, pendant que l’on saccage notre territoire ancestral, que l’on exporte nos richesses, nous nous appauvrissons toujours plus ? »Ce sentiment n’est pas seulement celui des indigènes ou du mouvement populaire, mais également celui de nombreux intellectuels, de militaires, de policiers. C’est pourquoi, le 5 septembre, nous nous sommes réunis pour examiner une stratégie d’opposition au projet et avons appelé à une mobilisation le 19 septembre. Cette mobilisation pacifique fut tellement massive, en ville comme à la campagne, que certains ont voulu continuer à descendre dans la rue le lendemain. C’est là que plusieurs frères aymaras de l’Altiplano ont été tués par le gouvernement, provoquant une vague de protestation dans tout le pays, dans tous les secteurs sociaux. Dès lors, les manifestations n’ont plus cessé et depuis lundi, la COB a décrété la grève générale illimitée demandant la démission du président. Par ailleurs, nous avons entamé une procédure visant à reconnaître l’inconstitutionnalité des décrets ayant livré les hydrocarbures aux multinationales. Je pense que cette démarche, qui a été admise par le Tribunal constitutionnel, est en bonne voie.
»Sincèrement, je suis persuadé que les années des multinationales sont comptées en Bolivie. Mais pour l’heure, nous ne réclamons qu’une meilleure répartition de leurs gains.
Le président promet que l’argent rapporté par son projet serait intégralement versé à un fonds destiné à la santé et à l’école. N’est-ce pas alléchant ?
– Une vente dans ces conditions ne rapporterait que 50 millions de dollars par an au peuple bolivien. Alors que si nous récupérons la propriété des hydrocarbures, les rentrées se chiffreraient à hauteur d’un milliard de dollars par année, selon des études d’experts, 1,3 milliard, selon nos chiffres ! Cela permettrait d’investir effectivement dans l’éducation, mais aussi dans les industries productives du pays. Or, actuellement, le président ne dit qu’une chose : il faut faire passer le gazoduc par le Chili plutôt que par le Pérou. Pour nous, là n’est pas la question. La seule question est de savoir de quelle façon les hydrocarbures rapporteront davantage au peuple... Il faut savoir qu’aujourd’hui, alors que nous disposons d’immenses réserves de gaz naturel, de nombreux paysans de l’Altiplano continuent de se chauffer à la bouse ou de cuisiner en brûlant du bois et de la paille.
Le développement de ce nouveau projet gazier implique d’importants investissements. L’Etat a-t-il les moyens de faire cavalier seul ?
– Nos réserves de gaz lui en assurent les moyens. Regardez ce que nous avons fait avec l’Etat brésilien. Celui-ci a avancé l’argent pour un projet similaire contre la garantie de livraisons à sa société Petrobras. De même, l’agence des Nations Unies ONUDI2 a examiné neuf nouveaux pôles gaziers en Bolivie. Dans un premier temps, elle s’est engagée à apporter 450 millions de dollars pour les développer. On le voit : on peut très bien se passer des capitaux des transnationales pour développer notre industrie gazière. C’est plus qu’une possibilité, c’est une nécessité, car nous avons besoin de bénéficier réellement de la manne gazière si l’on veut développer notre industrie et ainsi sortir de notre dépendance à l’égard des matières premières. En attendant, des solutions de transition existent. Par exemple, nous proposons que l’Etat perçoive des redevances de 50% sur le gaz contre les 18% ponctionnés aujourd’hui sur les multinationales pétrolières (lire ci-contre). Cela signifierait tout de même 150 millions de dollars annuels à consacrer aux besoins de la population !
Note : 1 Référence à la « Guerre de l’eau » qui avait permis aux citoyens de Cochabamba de récupérer, en 2000, la distribution de l’or bleu des mains de la multinationale Bechtel.
2 Organisation des Nations Unies pour le développement industriel, fondée en 1966, chargée de promouvoir l’industrialisation du Sud (www.unido.org