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La commandante d’Abou Ghraïb dénonce Bush

Publie le dimanche 25 septembre 2005 par Open-Publishing

de Marjorie Cohn

Le général de brigade de la réserve de l’armée Janis Karpinski
était chargé de la prison d’Abou Ghraïb, en Irak, quand furent prises
les infamantes photographies des tortures. Elle fut réprimandée et
rétrogradée au rang de colonel en raison de son incapacité à diriger
correctement les gardiens de la prison. Karpinski est l’officier le plus
haut en grade à avoir été sanctionné pour maltraitance de prisonniers.
Cette interview exclusive réalisée par la collaboratrice de Truthout,
Marjorie Cohn, est la déclaration publique la plus complète que
Karpinski ait faite à ce jour.

MC. Général Karpinski, merci d’avoir accepté de me parler aujourd’
hui.

JK. J’ai hésité à parler auparavant parce que cette administration
est particulièrement rancunière. Mais je vais le faire aujourd’hui.

Malgré des années de discours à propos de « l’unité de l’armée »,
nous, les réserves, subissons absolument des discriminations. Les gens
des échelons supérieurs des éléments de réserve, comme, par exemple, le
commandant en chef de l’armée de réserve, un trois étoiles, n’a jamais
pris la peine de m’adresser un coup de fil, ni d’échanger quelques mots
avec moi, dans toute cette histoire. A deux reprises, mon avocat a
demandé de pouvoir le rencontrer d’homme à homme, à Washington, DC. Il a
décliné chaque fois l’invitation. Il a rejeté ces deux demandes l’une
après l’autre.

C’est réellement un réseau de braves vieux garçons. Que l’enfer se
déchaîne ou que l’eau déborde, ils maintiendront le statu quo. Tous, ils
vivent les uns sur les autres à Fort Myers, ou dans les environs
immédiats de Fort Myers. Je suis sûre qu’ils ont des sessions où ils
fument le cigare et où ils se tapotent mutuellement sur les épaules pour
avoir mis hors course une autre de ces femelles, avant que je ne sois en
mesure de gravir un échelon de plus. Mais je me suis toujours attendue à
ce que les réservistes trouvent du soutien dans leur propre corps et non
à ce qu’ils soient catalogués comme des pommes pourries. Pour moi, il n’
y a eu aucune forme de soutien de quelque sorte que ce soit.

Je trouve ça tout bonnement incroyable que le système - le
Pentagone et le système judiciaire - puisse continuer à garder ces
soldats en prison quand il existe tout simplement des volumes entiers de
documents et d’informations qui apparaissent et continuent à apparaître,
qui disent exactement ce qu’un Graner, en particulier, a toujours dit
depuis le début, qu’il avait reçu l’ordre de faire faire ces choses par
les gens des renseignements militaires et par les interrogateurs, les
interrogateurs sous contrat. Et il y a de plus en plus d’informations
qui le confirment. La recommandation disait que le général Miller, le
grand escamoteur, soit réprimandé, et son commandant à quatre étoiles du
Southcom a dit non, je ne suis pas d’accord avec ça.

MC. Et le général Geoffrey Miller fut celui qui était censé
transférer ces techniques d’interrogatoire et de torture de Guantanamo à
Abou Ghraïb ?

JK. C’est exact. Il y a des déclarations sous serment, non
seulement de la part des interrogateurs et du personnel du FBI sur
place, à Guantanamo, avant même qu’on ait pensé à utiliser Abou Ghraïb
comme lieu de détention. Ces techniques de torture ont été mises au
point et utilisées à Guantanamo Bay et, naturellement, aujourd’hui, nous
avons des tas de déclarations prétendant qu’on les a également utilisées
en Afghanistan.

A la fin août et en septembre 2003, Miller s’amène en visite,
après quoi tout commence à changer, et cela inclut également le
transfert total de la responsabilité d’Abou Ghraïb aux gens des
renseignements militaires. Et la chose est apparue bien réelle au
travers d’une enquête sur le fait que ces pratiques de torture ont été
développées et mises au point à Guantanamo Bay et importées ensuite à
Abou Ghraïb.

Ils tiennent ces soldats pour responsables d’avoir commis ces
conneries un jouir, en une nuit. Laissez-moi rire ! Il est déloyal de
continuer à blâmer ces soldats. Vous savez, je serais la première à dire
à n’importe qui que Graner et Fredericks, en tant que sous-officiers,
ont dépassé les limites. Graner a frappé un prisonnier si violemment
dans la poitrine, pour l’avoir sous contrôle, que le type en est mort.
Fredericks a sauté sur des pieds et des mains et toutes sortes d’autres
choses. Et ils n’ont pas fait de rapport sur ce dont ils savaient que c’
étaient des violations des Conventions de Genève. Ils n’ont fait aucun
rapport à leurs supérieurs hiérarchiques.

Maintenant, on m’a tenue pour responsable de tout ça mais, jamais
au grand jamais, Marjorie, je n’ai eu l’occasion de parler à l’un ou l’
autre de ces soldats, parce qu’avant que j’aie été au courant de l’
enquête en cours ou qu’il y ait eu des photographies ou quoi que ce
soit, ces soldats avaient déjà été démis de leurs fonctions à Abou
Ghraïb et avaient été renvoyés au quartier général de Sanchez. Et on ne
m’a jamais autorisée à leur parler. Pas une seule fois.

MC. Pourquoi pensez-vous être l’officier le plus gradé à avoir été
sanctionné ?
JK. Eh bien ! Je ne sais comment expliquer cela autrement, mais je
pense que j’ai vérifié un tas de détails. Avant que la guerre n’éclate,
avant le 11 septembre, le plan de Rumsfeld était de réduire les
effectifs de l’armée - moins d’effectifs, plus rapide, mieux entraînée
pour les opérations spéciales, ne plus jamais devoir se battre sur deux
fronts en même temps. Il voulait réduire l’armée en général. Il voulait
rendre le contrôle de l’armée au secteur civil. Et les commandants de
division, du moins dans l’armée, étaient opposés à ce plan. Et il y eut
des raisons très égoïstes à cette opposition. Si vous étiez commandant
de division, vous pourriez rembourser des faveurs qu’on vous a faites,
peut-être, pour que vous obteniez une promotion ou vous mettre en
position d’améliorer votre position. Vous les remboursez à d’autres
diplômés de l’Académie militaire - des choses de ce genre - en les désig
nant à des postes de commandement dans votre propre division. Ainsi,
plus vous disposez de jouets, plus votre division et vous seront
susceptibles d’être près du gâteau quand votre promotion se présentera.
C’est ça, l’histoire.

Rumsfeld voulait réduire l’armée et les chefs de corps y étaient
opposés. IL les renvoya à leurs bureaux en disant : « Trouvez le moyen
de le faire. » Le seul corps qui s’amena avec une solution était celui
des marines. Ensuite, il renvoya les forces aériennes, la marine de
guerre et l’armée à leurs études et c’est à ce moment que se produisit
le 11 septembre. De la sorte, ils eurent un sursis. Et ce fut à eux de
prouver à quel point il importait qu’ils aient encore besoin de grosses
divisions et de tas d’équipements et de toutes ces choses du même genre.

Et voilà Shinseki qui vient raconter à Rumsfeld qu’il ne peut
gagner cette guerre, s’ils insistent pour envahir l’Irak, il ne peut
gagner cette guerre avec moins de 300.000 hommes. Je n’étais pas là pour
l’entendre mais je présume que Rumsfeld a dit à Sinseki : « Rentrez chez
vous et trouvez un moyen d’y arriver avec 125.000 ou 150.000 hommes. Eh
bien ! Shinseki est revenu et a déclaré : « Monsieur le Secrétaire, on
ne peut y arriver avec ce chiffre. Ils vous faut 300.000 hommes. »
Qu’a fait Rumsfeld ? « Si vous n’êtes pas d’accord avec moi, je
vais trouver quelqu’un d’autre qui le sera. » Il a collé une étiquette
de canard boiteux à Shinseki, à toutes fins pratiques, et à fait venir
Schoonmaker. Et celui-ci a eu le boulot. Il a dit : « Bien sûr,
Monsieur, que nous pouvons y arriver avec 125.000 hommes. »

Eh bien ! aucun des deux n’a dû aller faire la guerre. Aucun des
deux n’a eu à déployer et gérer ce nombre restreint d’effectifs. Et tout
le monde a eu l’impression que cette guerre allait se terminer très
vite. Ainsi, il n’y a pas eu de plan à long terme. Et j’ai été choisie
comme général de brigade. J’avais le choix : je pouvais soit attendre
que mon unité revienne aux Etats-Unis et la rejoindre à ce moment-là,
soit me rendre sur le terrain des opérations. Je voulais être avec mon
unité sur le terrain. Je pensais que ce serait une occasion importante
de voir comment ils allaient opérer dans des conditions de terrain, sur
un théâtre de guerre réel.

Quand je suis arrivée sur place, nous avons découvert une tout
autre histoire que ce qu’on nous racontait aux Etats-Unis. La situation
était incontrôlable. Il n’y avait pas assez d’effectifs. Personne n’
avait l’équipement adéquat. Les hommes circulaient dans des véhicules
non blindés, dont certains n’avaient même pas de portières. Certains
soldats n’avaient même pas de gilet de protection. Et je n’ai cessé d’
entendre la même excuse pour les réservistes, pour les unités de la
Garde Nationale : le corps d’active prenait prioritairement les
équipements. Nous ne pouvons en sortir, en Irak.

Et puis la cerise sur le gâteau : il n’y avait pas de système de
relève du personnel, ni pour les réservistes ni pour la Garde Nationale.
Ainsi donc, si je perdais un soldat pour maladie, dépression nerveuse,
blessure au combat ou quoi que ce soit, je devais opérer avec un homme
en moins, dix en mois, ou trente en moins, voire soixante. Ce n’est pas
moi qui ai mobilisé ces unités, ni moi qui les ai déployées. Je les ai
rejointes sur le théâtre des opérations. La responsabilité de la méthode
de déploiement de ces unités et de la façon dont elles étaient mal
préparées, repose sur les épaules des niveaux supérieurs ou du haut
commandement de l’armée.

MC. Quand vous parlez de « niveaux supérieurs », vous parlez de
qui ?

JK. Je parle du Chef des réservistes de l’armée, du chef de la
Garde Nationale ici, qui est le seul officier général dans toute cette
histoire à avoir admis qu’il n’avait aucune idée. Je pense que c’était
le général Bloom, un trois étoiles. Je ne sais même pas s’il est encore
chef de la Garde Nationale. Mais il a admis qu’ils n’avaient aucune idée
à propos du déploiement ou pas des unités pour quoi que ce soit, ni du
laps de temps qui allait s’écouler avant qu’on soit sûr que les hommes
allaient effectivement être déployés. Ainsi, ils les ont fait sortir des
centres de mobilisation, parce qu’ils savaient que les unités allaient
se débrouiller d’une façon ou d’une autre une fois qu’elles seraient en
Irak. Ainsi, tout en sachant qu’ils étaient mal équipés et mal préparés,
ils les ont sortis quand même, parce que ces deux généraux trois étoiles
désiraient leur quart d’heure de gloire, je suppose.

Mais Bloom, au moins, a grimpé sur le plateau et a pris ses
responsabilités. Helmsley, qui a permis à ces unités de se déployer, qui
s’est pointé avec le plan insensé prévoyant de fournir des soldats et de
faire servir des gens complètement étrangers à l’affaire, ce mêle
Helmsley n’a jamais endossé la moindre responsabilité. Pas plus que ne l
’a fait le Pentagone.

Il y a plus d’un an, ce brave soldat s’est dressé et a dit à
Rumsfeld : « Pourquoi n’avons-nous pas les équipements nécessaires ?
Pourquoi devons-nous toujours circuler dans des véhicules non blindés
 ? » Rumsfeld y est allé de ce commentaire infamant : « Vous allez en
guerre avec les unités dont vous disposez et pas nécessairement avec
celles que vous voudriez. » Eh bien ! que dire de ce camouflet en pleine
figure ? Mais jamais on n’a tenu Rumsfeld pour responsable de la chose.
Et l’homme, l’officier qui avait bloqué les demandes censées être
prioritaires de véhicules blindés et de gilets protecteurs est aujourd’
hui chef de l’état-major de l’armée, c’est le général Cody. C’est un
quatre étoiles. Il était trois étoiles, naguère. Il était chargé de la
logistique et il désapprouvait toute demande supplémentaire de véhicules
ou de tenues protectrices pour nos soldats. Il a été promu. C’est un
quatre étoiles aujourd’hui et c’est lui qui, aujourd’hui, est le chef d’
état-major de l’armée.

Voilà comment Rumsfeld et le Pentagone récompensent les gens qui
sont d’accord avec eux. Je ne sais que dire d’autre. Shinseki, qui avait
dit la vérité à Rumsfeld, a été « admis » à la retraite.

Toute personne disant la vérité et confrontée à cette
administration ou à Rumsfeld ou au Pentagone perd soit son boulot, soit
sa situation, elle est sacquée, relevée de ses fonctions voire durement
punie. Sa carrière se termine là.

MC. Quel est votre statut actuel ?

JK. Je suis retraitée de l’armée.

MC. Vous avez écrit dans un e-mail : « Les techniques s’écartent
visiblement de ce qu’on enseigne aux soldats, de ce qu’ils comprennent,
et ce sont les techniques qui ont été imposées par les niveaux
supérieurs de cette administration. » En disant cela, vous voulez dire
que ça remonte aux niveaux supérieurs, jusqu’au Bureau ovale ?

JK. Je veux dire au moins jusque Cheney. Je ne connais pas la
façon dont ça fonctionne exactement, là-bas, en haut. Mais je penserais
que c’est très semblable à toute autre grosse société ou à l’armée, que
si vous avez un adjoint - ou un vice-président, dans ce cas - et qu’il
prend des décisions ou approuve certaines choses, vous pourriez dire,
dans ce cas, implicitement : « Si je n’étais pas au courant, j’aurais dû
l’être » ou « Je ne savais pas. » Parce qu’il est votre vice-président.
Ou qu’il est le vice-président. Ou qu’il est le secrétaire à la Défense.
Je ne sais pas ce qu’ils racontent au président et je m’en fiche. Il est
le président et il est censé savoir ce qui se mijote au sein de cette
administration et, honnêtement, parfois, on ne le dirait pas du tout.

MC. De quelle façon ces techniques s’écartent-elles manifestement
de ce qu’on enseigne aux soldats et de ce qu’ils sont censés comprendre
 ?

JK. Eh bien ! je puis vous dire que les soldats de la police
militaire (et je ne me soucie guère du corps d’où ils proviennent : la
Garde Nationale, les réservistes ou l’active) - en fait, quand il s’agit
des Conventions de Genève et du traitement décent et humain des
prisonniers, les unités de réservistes et de la Garde Nationale sont
meilleures, parce qu’il s’agit d’une mission. Les opérations d’
incarcération de prisonniers de guerre et les opérations de recasement
de réfugiés n’ont jamais été des missions que les corps d’active
voulaient assumer. Ils voulaient que ce soient la Garde Nationale et les
unités de réservistes qui s’en chargent. Ils pensaient que c’était une
insulte à leur égard que d’être forcés d’accomplir ce genre de missions.
Ainsi donc, à mon avis, les réservistes et la Garde Nationale étaient
mieux équipés, mieux entraînés et pleinement conscients des Conventions
de Genève et des exigences sur la façon de traiter les prisonniers de
guerre loyalement et humainement.

Ils ont modifié la mission. Ils ont confié une nouvelle mission d’
incarcération à la 800e Brigade MP et ont relocalisé la plupart des
unités provenant du camp des prisonniers de guerre, qui s’est réduit
progressivement à partir de mai, et ils les ont mutés, les ont envoyés
en Irak afin d’accomplir cette nouvelle mission consistant en opérations
d’incarcération. On nous a dit - on m’a dit - qu’il allait s’agir d’
aider le QG de Bremer, l’Autorité provisoire de la coalition, en
restaurant les prisons et les centres de détention et de remettre les
prisonniers irakiens sous les verrous du fait qu’ils gênaient et
interrompaient les opérations, etc.

Ainsi, en dépit du fait que les opérations d’incarcération pour
les criminels irakiens diffèrent de celles concernant les prisonniers de
guerre (ils ont une tournure d’esprit différente de celle d’un droit
commun, dirais-je), les MP se sont vu confier cette mission. Il n’y a eu
absolument aucune discussion de quelque sorte pour voir si les unités
étaient bien équipées et si elles avaient eu l’entraînement adéquat. A
deux reprises, je suis allée trouver le deux étoiles, un gars du nom de
Cruser [?], c’est un général major de réserve. Deux fois, je suis allée
le trouver pour lui dire : « Ce n’est pas notre mission » et il m’a dit
 : « Oui, je sais, Janis, mais vous êtes ce qu’il y a de plus ressemblant
à des MP chargés de ces missions d’incarcération. » Eh bien ! non ! vous
voyez, nous n’avons pas l’équipement qu’il faut, non, nous n’avons pas
l’entraînement qu’il faut, nous n’avons pas le contexte qui convient. Il
n’en a eu cure.

MC. Vous avez dit que la détention des Irakiens est différente de
celle des prisonniers de guerre, qu’il y a une tournure d’esprit chez le
droit commun. Vous pouvez en dire un peu plus ?

JK. Eh bien ! quand vous assumez des opérations avec des
prisonniers de guerre ou des opérations de recasement de réfugiés et qu’
une guerre est en cours, les prisonniers de guerre savent et comprennent
et ils le voient à ce que montrent les soldats de la police militaire,
qu’ils seront traités dignement et humainement, et que l’ennemi - les
gens qui les détiennent - ne vont pas vivre dans des hôtels de haut
standing alors qu’eux croupissent dans des camps de prisonniers. Tous
ceux qu’ils voient - les MP et les soldats qui les gardent - vivent au
même niveau qu’eux. Ainsi, s’il y a une ration d’eau de deux litres par
jour, les prisonniers ont la même ration que les soldats. S’ils vivent
dans des tentes à l’extérieur, les soldats font de même dans des tentes
à l’extérieur, dans des villages de tentes. Il n’y a pas d’air
conditionné. Il n’y a pas de service de nettoyage du linge. Il n’y a pas
de location de voitures. Et les prisonniers de guerre comprennent cela.
Ils savent qu’ils vont simplement être détenus comme combattants, jusqu’
à la fin de la guerre, de sorte que leur esprit est différent. Ils sont
généralement sous contrôle.

Personne n’apprécie d’être détenu contre son gré. Mais les
combattants ennemis comprennent que, dans le cours de la guerre, s’ils
sont capturés, ils vont dans ce cas être détenus dans un camp de
prisonniers et seront traités humainement jusqu’à la fin de la guerre,
après quoi, ils pourront rentrer chez eux. Voilà comment fonctionnent
les opérations concernant les prisonniers de guerre et c’est la
disposition d’esprit, dirais-je, du soldat moyen, généralement, et de 75
pour-cent du monde libre.

Les criminels irakiens, par ailleurs, du moins s’il s’agissait de
criminels violents - que ce soit sous Saddam ou aujourd’hui sous le
contrôle des forces américaines - pourraient rester en prison pour le
reste de leurs jours. Ainsi, ils ont, 24 heures par jour, 7 jours par
semaine, pour ruminer et mijoter des façons de s’évader, des façons de
harceler leurs gardiens, des façons de rendre impossible la vie des MP
ou des individus qui les détiennent.

La seule raison pour que nous exercions quelque contrôle - je vais
vous la dire carrément, sans détour - dans n’importe laquelle de nos
prisons, à part Abou Ghraïb, c’est que les MP prenaient l’initiative en
trouvant des façons de loger les prisonniers. Ce n’est pas en raison de
la belle sécurité du bâtiment. C’est parce que les prisonniers savaient
que les MP faisaient tout ce qu’ils pouvaient, tout ce qui était en leur
pouvoir, pour rendre leur vie plus acceptable pendant qu’ils passaient
leurs jours et leurs nuits en détention.

Nous avions de prétendus experts civils - des entrepreneurs sous
contrat - au sein de l’Autorité provisoire de la Coalition, et qui
travaillaient pour le compte du ministère de la Justice. Il faut dire
que ces experts des prisons avaient tous de l’expérience en tant que
surveillants ou directeurs de prisons aux Etats-Unis.

MC. Certains d’entre eux étaient-ils d’anciens membres de Forces
spéciales américaines ?

JK. Non. Tous étaient des civils. Un seul d’entre eux était un
retraité de l’armée, et il était en fait retraité en tant qu’officier de
la Police militaire. Mais il est tout bonnement incroyable que ces trois
entrepreneurs qu’ils avaient amenés avaient été embauchés par le
département de la Justice à Washington, et c’était le même département
de la Justice - il n’y a pas deux entités séparées - qui, entre 30 et 60
jours avant d’embaucher ces gens pour qu’ils viennent à Bagdad, le même
département de la Justice qui les avait sacqués de leur postes aux
Installations pénitentiaires de l’Utah pour exactions sur les détenus.

Et je n’étais pas au courant de la chose quand nous sommes arrivés
sur place. Personne ne s’est soucié de nous le dire. Mais on nous a dit
que nous allions nous retrouver à Bagdad, que nous allions relocaliser
les quartiers généraux à Bagdad afin d’assister le département des
Prisons, du ressort du ministère de la Justice, avec la restauration de
prisons et de centres de détention. Eh bien ! nous avons débarqué là-bas
et il y avait trois de ces types et un directeur. Et ils disposaient de
121 prisons différentes pour nous en refiler la gestion et les
opérations. Et je leur ai dit que je n’avais pas autant de MP ! Je
pouvais mettre 3 MP dans chacun de ces bâtiments et les diriger. Nous
devons trouver les plus grosses installations et c’est ce qu’ils ont
fait. Ils en ont finalement identifié, je pense, 15 ou 18 et nous en
avons choisi 15 ou 16.

MC. Pourquoi ont-ils amené ces entrepreneurs civils ? Pourquoi
pensez-vous qu’ils les ont fait venir ?

JK. Eh bien ! à l’époque, tout le monde avait l’impression que l’
Autorité provisoire de la Coalition était dirigée sous les auspices du
département de l’Etat et que l’opération d’incarcération des droits
communs irakiens était une fonction qui, finalement, allait être
reconfiée aux Irakiens.

Maintenant, la chose peut avoir été vraie dans l’un ou l’autre
plan en coulisse, et les gens avaient une idée de ce qui allait être mis
en place. Mais il n’y avait pas de plan. Parce que, normalement, les
opérations de prison et les opérations d’incarcération viennent avec le
rétablissement de la paix et de la sécurité. Et cela vient avec des
opérations de maintien qui suivent les opérations de combat. Ainsi, si
on retourne en arrière, au moment où moment où la guerre a été déclarée
terminée sur le porte-avions, les opérations de maintien - les
ingénieurs, les entrepreneurs civils, la police militaire et ses
organisations - toutes ces organisations se hâtent pour que les choses
suivent le même cours. Eh bien ! il n’existait pas de plan de maintien
de ce genre. Et je puis vous le certifier, Marjorie : mon avis est qu’il
n’y avait pas de plan de maintien, parce que, à ce moment, il y avait un
tas d’entrepreneurs - des entrepreneurs américains uniquement - qui
comprenaient qu’ils allaient se faire un tas de pognon en Irak.

MC. Qu’éprouvaient les soldats enrôlés à propos des grosses sommes
perçues par les entrepreneurs ?

JK. Mes soldats disaient, et je l’ai entendu très souvent : « 
Madame, je veux quitter l’armée et revenir ici. Je pourrais gagner cinq
fois plus que ce que je ne gagne comme soldat. Et ces types ne sortent
jamais ni ne font rien. Nous faisons tout le travail et ils ramassent
tout l’argent ! » J’entendais ça une douzaine de fois par semaine à tous
les niveaux de grades, dans chacune de mes unités. Ils pouvaient le
voir. Ils savaient ce qui se passait. Voilà ici ces entrepreneurs qui
sont censés restaurer le système des prisons avec l’aide des militaires
et ils ne sortent jamais - je ne veux pas dire jamais -, il est bien
rare qu’ils sortent des confins de l’Autorité provisoire de la
Coalition.

MC. Maintenant, ont-ils joué un rôle dans les interrogatoires ?

JK. Non, aucun. Les interrogatoires étaient séparés et à part, par
rapport aux opérations d’incarcération des Irakiens. Le seul rôle qu’ils
ont joué, c’est d’avoir restauré Abou Ghraïb. Ils ont utilisé les fonds
de l’Autorité provisoire de la Coalition pour restaurer les cellules en
mauvais état d’Abou Ghraïb.

MC. Ainsi donc, qui était chargé des interrogatoires à Abou Ghraïb
 ?

JK. Les Renseignements militaires.

MC. Et vous avez été réprimandée et dégradée pour n’avoir pas
contrôlé l’équipe d’Abou Ghraïb, et vous avez dit que vous aviez été un
bouc émissaire ?

JK. Exact.

MC. Que voulez-vous dire par-là ?

JK. En fait, je dois revenir au fil des événements. Miller s’
amène, nous avons Abou Ghraïb, et Abou Ghraïb n’était qu’un amas de
décombres, la première fois que je l’ai vu. Le seul avantage d’Abou
Ghraïb, c’était son mur de 6 mètres de haut tout autour du site, qui
fait des hectares et des hectares. Ainsi, nous avions cela comme
sécurité, comme première ligne de défense. Mais tout ce qui se trouvait
à l’intérieur de la prison, à ce moment-là, avait été pillé. Les
systèmes électriques, les installations d’eau, l’infrastructure, les
portes, tout ça était parti. Des blocs de béton avaient été retirés de
la section intérieure, des cellules intérieures.

Mais j’avais un commandant de compagnie qui commandait une unité
de MP là-bas, sur place, et il m’a dit, en juillet : « Madame, si vous
nous obtenez le matériel, nous pourrons au moins tenir les prisonniers
ici jusqu’à ce que les autres bâtiments soient restaurés. » Ainsi, il y
a eu une grande opposition contre ce projet, en raison de l’histoire
même d’Abou Ghraïb. Mais nous avons procédé avec les encouragements et
le soutien, à un point limité, de l’ambassadeur Bremer. Parce que nous
avions besoin de place pour incarcérer ces criminels irakiens que les
divisions contrôlaient au cours de leurs opérations et que ces divisions
essayaient d’organiser des opérations de maintien, entre-temps, dans
tout l’Irak. Ainsi, en août, les divisions se sont vu confier la tâche
de se charger de ça, laissez-moi revenir en arrière. A Abou Ghraïb, en
juillet et au début août 2003, nous gardions plusieurs centaines de
prisonniers.

MC. Des prisonniers de guerre ?

JK. Non, c’étaient des droits communs irakiens, parce que la
guerre était terminée. Ainsi, quand le président déclara que la guerre
était terminée, il n’y eut plus de prisonniers de guerre. Ceux que nous
gardions, c’étaient des droits communs irakiens.

MC. Avaient-ils été arrêtés pour des crimes et délits ?

JK. Oui, c’était le cas. Mais certains d’entre eux, la plupart,
même, la grande majorité, c’étaient des délits mineurs. Ils ne
respectaient le couvre-feu. Ils avaient fait l’objet d’une fouille
générale et on avait découvert une arme dans leur véhicule. Ils avaient
pillé, vendu du carburant, des choses de ce genre. Mais c’étaient des
délits mineurs, des délits sans violence, pour la majorité d’entre eux.

En octobre et novembre 2002, Saddam et ses fils ont ouvert toutes
les prisons et centres de détention et ont libéré tous les prisonniers
afin de provoquer le chaos au fur et à mesure que la Coalition
progresserait vers Bagdad. Et c’est bien ce qu’ils ont fait. Ces
criminels, ces éléments criminels, ont fait des tas de dégâts. Ainsi, il
n’était pas inhabituel, quand les divisions accomplissaient leurs
opérations où qu’elles plaçaient des effectifs sur un check-point, qu’
elles tombent sur un délit mineur, sur des délinquants mineurs. Et
alors, quand on les transférait, les prisonniers admettaient qu’ils
avaient été en détention sous Saddam. Dans les milliers de prisonniers
qui ont été remis à notre contrôle, nous n’en avons eu qu’un seul qui s’
est amené avec un papier de prison soigneusement plié dans son
portefeuille. Parce qu’ils ne sont pas élégants au point de dire : « Oh
 ! j’étais en prison, j’étais un meurtrier et j’étais détenu à vie sous
Saddam, et vous m’avez donc attrapé. » Vous savez, ils étaient tous,
tous les prisonniers étaient innocents.

MC. Ainsi donc, les prisonniers qui étaient torturés ou malmenés à
Abou Ghraïb - tous étaient des criminels inculpés ?

JK. Non, parce que jusqu’à la mi-août ou jusqu’à la troisième
semaine d’août 2003, je dirais que 95 pour-cent de notre population
carcérale étaient des criminels irakiens, et la majorité d’entre eux
étaient des criminels sans violence. Ensuite, sous la direction du
CJTF-7, les divisions ont entrepris ces raids agressifs et ces
opérations qui visaient des individus bien spécifiques qui étaient soit
des terroristes, soit des gens suspectés de terrorisme ou des personnes
dont on savait qu’elles étaient associées à des terroristes. C’est ce qu
’on appelait les « détenus de sécurité ». C’est une nouvelle catégorie
de prisonniers. Ainsi donc, ils les amenaient à Abou Ghraïb et, une fois
de plus, sans la moindre coordination avec le commandant (moi en l’
occurrence) ou mon commandant de bataillon détaché à Abou Ghraïb. Ils
ont tout simplement afflué à Abou Ghraïb chaque nuit, à partir de la fin
août, 15 prisonniers, 30 prisonniers, 8 prisonniers, 60 prisonniers. ça
dépendait. Ainsi, la population finit par exploser par rapport à ce qu’
elle était fin août, 1200 détenus. En septembre, puis en octobre, nous
en avons accueilli au moins autant. Ainsi, fin septembre, nous avions
déjà plus de 3000 prisonniers. Et à la fin octobre, nous en avions plus
de 6000. Et le QG du CJTF-7 ne s’embarrassait pas de savoir si nous
avions de quoi héberger les prisonniers, si nous avions des tenues de
prison pour ces détenus, ou quoi que ce soit.

Mais la différence la plus marquante, ce fut quand Miller vint
nous rendre visite. Il s’est amené juste après la visite de Rumsfeld.
Miller était là le lendemain. Et il est resté une dizaine de jours à
travailler avec le commandant des Renseignements militaires, l’officier
d’état-major des Renseignements militaires, le général [Barbara] Fast,
et le commandant de la commission des Renseignements militaires, le
colonel Pappas.

Et il a dit qu’il allait utiliser le modèle de Guantanamo Bay pour
« normaliser » les opérations à Abou Ghraïb. Il n’a pas passé beaucoup
de temps avec moi, mais il voulait me voir avait de redescendre pour
informer le général Sanchez lorsqu’il serait sur le point de s’en aller.
Et c’est alors qu’il a utilisé cette technique de la manière forte avec
moi. Il m’a dit : « Voyez, nous pouvons faire les choses de cette façon,
ou nous pouvons opter pour la manière forte. » Je veux dire, d’abord,
nous sommes du même côté ! Et il le savait, et je lui ai dit : « 
Monsieur, je ne sais pas qui vous a dit que j’allais faire des
difficultés. Ce que je vais faire, c’est vous dire qu’il ne m’appartient
pas de vous céder Abou Ghraïb, qui appartient à l’ambassadeur Bremer. La
prison va être rendue aux Irakiens. » Il me dit : « Non pas. Je veux ces
installations et Rick Sanchez a dit que je pouvais avoir toutes les
installations que je voulais. »

Ainsi, je veux dire, je lui disais la vérité. Miller,
manifestement, détenait les pleins pouvoirs de quelqu’un, vous savez,
comme Cambone ou Rumsfeld à Washington, DC. Et tout de suite après, au
cours de la visite de Miller, le colonel Pappas, commandant de la
brigade des renseignements militaires, m’a demandé s’il pouvait avoir le
plein contrôle du bloc cellulaire 1-A, parce que toutes les personnes
détenues là étaient en fait tous ces détenus de sécurité.

Les experts des prisons de l’Autorité provisoire de la Coalition
(APC) firent des objections parce que c’est avec l’argent de l’APC qu’
ils avaient restauré ces cellules. J’expliquai qu’il s’agissait de types
d’une valeur plus élevée et qu’il convenait de les mettre à part. Ils
répondirent OK. Et nous remîmes donc le bloc cellulaire 1-A au colonel
Pappas. Puis, très peu de temps après, dans la semaine qui suivit, ils
demandèrent également le bloc cellulaire 1-B. Et c’est probablement
Miller qui supervisait. Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que Miller
a eu cette idée insensée de vouloir amener ces milvans. Vous savez ce
que c’est, des milvans ?

MC. Non.

JK. Des milvans [= military van = remorque, conteneur de l’armée,
NdT], ce sont des trucs tout en métal et on les trouve dans les ports.
Habituellement, on les place à l’arrière d’un gros tracteur ou
semi-remorque. Parfois, vous pouvez voir de grosses grues au port lever
ces conteneurs en métal. Ce sont l’équivalent des milvans. Vous pouvez
les transporter et, ensuite, on les soulève avec un appareil de levage,
où qu’ils aillent.

Ainsi donc, Miller eut l’idée qu’ils pouvaient faire venir des
centaines, sinon de milliers de ces milvans, de les modifier avec des
barres et, de la sorte, d’en faire des cellules individuelles,
similaires à celles qu’ils ont réalisées à Guantanamo Bay, apparemment.

Ainsi, j’ai dit au général Miller - juste sur ce point particulier
 : « Regardez, Monsieur, nous ne pouvons même pas avoir des matériaux de
construction, ici, tout simplement. Où pensez-vous qu’ils vont faire
entrer tous ces milvans et les amener ici, à Abou Ghraïb ? » Il m’a
répondu : « Ce n’est pas un problème. Nous utiliserons la Turquie, nous
utiliserons la Jordanie. Nous avons la réponse. » OK. Eh bien ! à ce
jour, pas un seul milvan n’a encore débarqué à Abou Ghraïb.

Néanmoins, il n’était pas là, et il ne reçut rien, comme tant d’
autres gens. Le général Cody peut être bien installé à Washington, DC,
aujourd’hui, comme chef d’état-major de l’armée et il peut parader sur
la façon dont il faudrait que ça se passe. Il n’était pas au milieu de
ce désastre et de ce chaos. Et les efforts des soldats de la police
militaire, ils étaient tout simplement si incroyables, parce que chacune
de nos installations manquait d’effectifs, était mal protégée et gérée à
partir du fauteuil sur lequel ils usent leurs pantalons.

MC. Taguba a suggéré que vous n’accordiez pas assez d’attention à
ce qui se passait sous votre commandement. Mais vous avez dit que vous
avez été évincée par les Renseignements militaires et par la CIA. Qui
vous a mise sur la touche ?

JK. Le général Miller, en premier lieu, et le général Fast, qui le
représentait, même si le général Miller a prétendu à plusieurs reprises
et dans un témoignage sous serment devant la Commission sénatoriale sur
les services armés qu’il était seulement un conseiller, en Irak. Il n’
avait pas d’autorité pour imposer à qui que ce soit d’effectuer des
changements ou de faire quelque chose de différent.

Pourtant, quand il est parti, le colonel Pappas, le général
Sanchez et le prévôt marshall du général Sanchez, je pense - un type, un
colonel, dont le nom devait être quelque chose comme Sanwalt (?) - ils
faisaient des copies, des cc, du général Miller à propos de tous les
rapports qui avaient quelque chose à voir avec les interrogatoires ou
les opérations d’incarcération. Ainsi, s’il n’avait été qu’un
conseiller, pourquoi tenaient-ils tellement compte de lui ? Et, ensuite,
quand je me rendis chez le général Fast, après avoir appris que la
prison avait été assignée à la brigade des renseignements de l’armée qui
en assurerait le commandement et le contrôle complets.

MC. Qui a cédé Abou Ghraïb aux Renseignements militaires ?

JK. Le général Fast s’est rendue à la Section des Opérations du
quartier général, le CJTF-7, et leur a dit de concocter un ordre de
transfert des prisons de la Police militaire aux Renseignements
militaires. Il n’y eut pas de coordination avec moi ni avec le colonel
Pappas. Il n’y eut pas de discussion à propos de la chaîne de
commandement ou quoi que ce soit. Le général Fast, qui n’était pas
commandant, leur ordonna de le faire dans la Section des Opérations au
quartier général de Sanchez, et ils le firent. Et ils produisirent un
ordre et transférèrent la prison.

MC. Et maintenant, qui vous a mise sur la touche ? Quand cela s’
est-il produit ?

JK. Quand j’ai découvert l’affaire, je n’étais même pas en Irak.
Et quand j’y suis retournée, ils m’ont dit que la prison avait été
transférée sous le contrôle des Renseignements militaires. Ainsi, je
suis d’abord allée chez Sanchez, et son adjoint est entré pour lui dire
que j’étais là et que je désirais le voir à propos du transfert de la
prison. Le général Sanchez ne voulut pas me recevoir, mais il dit à son
adjoint ou son. - je pense qu’il devait s’agir de son SGS ou de son
officier exécutif, un colonel, au vrai grade de colonel - que je devais
aller voir le général Fast, que c’est elle qui avait tous les détails.
Et j’allai donc trouver le général Fast et celle-ci me montra l’ordre.
Me montra l’ordre ! En disant, c’est chose faite.

MC. Et ainsi donc, vous n’aviez plus le droit de vous rendre dans
ce bloc de cellules ?

JK. Non, il n’y a jamais eu de restriction m’empêchant de me
rendre dans ce bloc ni ailleurs à Abou Ghraïb, jamais. Je n’étais pas
autorisée à me rendre à Abou Ghraïb ou nulle part ailleurs durant les
heures de nuit. Personne n’en avait le droit. Les routes étaient trop
dangereuses. On commençait seulement à voir les débuts de ces attentats
à la bombe sur les routes, ces IED [Improvised Explosive Devices =
engins explosifs improvisés, NdT] et autres trucs du même genre. Ainsi,
le quartier général dit que, sauf en cas de danger de mort, et là, il
donnait l’autorisation, on ne voyageait pas Durant les heures de nuit.

MC. Et c’est à ce moment-là que les tortures avaient lieu ?

JK. Et c’est à ce moment-là que les tortures avaient lieu, exact.

MC. Ainsi donc, si vous aviez voulu vous rendre sur place la nuit,
vous n’auriez pu le faire ?

JK. Exact. C’est correct.

MC. Quand avez-vous découvert que ces tortures avaient lieu ?

JK. Eh bien ! je ne l’ai pas réellement découvert - j’ai découvert
qu’il y avait une enquête, et j’ai découvert cela, non via le général
Sanchez, non via le général Fast, ni via qui que ce soit du quartier
général. J’ai découvert l’affaire via le commandant de la Division des
Enquêtes criminelles - un type qui s’appelle Marcelo. Un colonel. Il m’a
adressé un e-mail. Nous avions une autre mission, à proximité de la
frontière iranienne et je m’étais rendue sur place. C’était à une heure
trois quarts, deux heures de route de Bagdad. De sorte que j’ai consulté
mes e-mails à la sortie de la réunion avec l’officier qui dirigeait le
groupe sur place. Il était près de minuit. J’ai ouvert le-mail et j’ai
dit : « C’est à propos de quoi ? » Et l’e-mail disait : « Madame, je
voudrais simplement que vous sachiez que je vais arriver et informer le
CG des progrès de l’enquête au sujet d’Abou Ghraïb. Celle qui concerne
les allégations de sévices et les photos. » Voilà, on y était.

MC. C’est la première chose que vous avez apprise ?

JK. C’est effectivement la première chose que j’ai apprise et c’
était exactement le 12 janvier 2004. Je suis partie le lendemain, au
matin, et je ne savais rien de l’histoire. J’ai demandé à mon assistant,
j’ai demandé à mon Officier en Opérations, et personne ne savait rien à,
ce propos, et tout le monde était profondément choqué, abasourdi. Nous
sommes partis dès le lever du jour et sommes rentrés à Bagdad et nous
sommes rendus directement à Abou Ghraïb. Et nous avons essayé de parler
avec certaines des personnes là-bas qui auraient pu être au courant de
cela.

Eh bien ! toutes les personnes qui ont été de l’équipe de nuit
avaient déjà été relevées de leur poste et emmenées au quartier général,
le QG du CJTF-7. Je n’ai jamais eu la permission de leur parler. Je n’ai
jamais échangé un seul mot avec elles, parce que le colonel Warren (l’
officier JAG du général Sanchez) m’a dit qu’ils n’étaient pas sous mes
ordres, ni sous mon contrôle et que je n’avais absolument pas le droit
de les voir.

Les gens qui travaillaient au bloc cellulaire 1-A à l’époque où je
me suis absentée d’Abou Ghraïb n’étaient au courant de rien du tout. Ils
étaient complètement dans l’ignorance de tout. J’ai dit : « C’est quoi,
ces photographies ? » Et le sergent m’a dit : « Madame, nous avons
entendu parler de ces photos, mais je n’ai aucune idée à ce propos.
Personne n’a de détails et, Madame, si quelqu’un sait quelque chose,
personne n’en parle. » J’ai dit : « OK, faites-moi voir les registres.
Faites-moi voir les livres. » Il m’a répondu : « Ils ont tout emporté.
La Division des Enquêtes criminelles a tout emporté. » J’ai dit : « Bon,
qu’est-ce que vous avez sous la main ? » Et il m’a montré ce piquet, à l
’extérieur, près du petit bureau que nous utilisions, et il a dit : « Eh
bien ! ils ont laissé ça. »

C’était une note signée par le secrétaire à la Défense Rumsfeld,
autorisant une brève liste de 6 ou peut-être 8 techniques : usage de
chiens, positions de contrainte, musique forte, privation de nourriture,
lumières laissées allumées, ce genre de choses. Puis, un message
manuscrit, de l’autre côté, qui s’avéra de la même écriture que la
signature, et cette signature était celle du secrétaire Rumsfeld. Et le
message disait : « Assurez-vous que tout ceci se fasse !! », avec deux
points d’exclamation. Et c’était tout ce qu’ils avaient. Tout le reste
avait été confisqué.

J’ai donc essayé d’avoir des informations. J’ai discuté avec le
colonel Pappas. J’ai discuté avec le commandant de bataillon. Je me suis
adressée à la chaîne de commandement ainsi qu’à celle de la Police
militaire. Personne ne savait rien, personne - du moins, c’est ce qu’ils
prétendaient. Le commandant de la compagnie, le capitaine Reese, avait
les larmes aux yeux dans mon bureau et m’a dit à plusieurs reprises qu’
il ne savait rien de cette affaire, rien du tout.

Mais, dans un compromis accepté plus tard, après avoir rencontré
Taguba, le capitaine Reese a déclaré que, non seulement, il était au
courant de l’histoire, mais qu’on lui avait dit de ne pas en faire
mention à ses supérieurs hiérarchiques, et c’est le colonel Pappas qui
lui avait dit cela. Et il a prétendu qu’il avait vu le général Sanchez
là-bas, assistant à plusieurs occasions aux tortures infligées à
plusieurs des détenus de sécurité.

Ainsi donc, la première fois que j’ai eu le moindre
éclaircissement sur ce que représentaient ces photographies, ce fut le
23 janvier. L’enquêteur criminel, le colonel Marcelo, est venu dans mon
bureau. Il devait être huit ou neuf heures du soir. Et il m’a appelée en
me demandant si j’étais là ou si je serais là et j’ai dit oui. Il a dit
 : « J’ai ici quelques photographies que j’aimerais vous montrer. »

Ainsi, quand j’ai vu les photos, j’ai été sciée. Réellement, le
monde s’est effondré quand j’ai vu ces photos, parce que c’était si loin
et si différent de ce que j’avais imaginé. Je pensais que peut-être
quelques soldats avaient pris des photos de prisonniers derrière les
barbelés ou dans leur cellule ou quelque chose du genre. Je ne pouvais
imaginer rien de tel que ce que j’ai vu sur ces photos.

Ainsi donc, le colonel Marcelo m’a dit : « Madame, je suis censé
vous dire, après que vous aurez vu les photographies, que le général
Sanchez veut vous voir dans son bureau. » Et je suis donc allée le voir
et lui, je lui ai dit, vous savez, avant de voir même les photographies,
je préparais les phrases que j’allais dire dans une conférence de
presse - pour être franche, pour être honnête à ce sujet - qu’une
enquête est en cours et qu’il y a certaines allégations concernant des
sévices sur les prisonniers.

Eh bien ! il a répondu : « Non, absolument pas. Vous ne discuterez
de cela avec personne. » Et j’aurais dû le savoir à ce moment, et je
sais que Sanchez espérait une quatrième étoile en guise de promotion,
déjà à l’époque, en janvier 2004. Et j’ai pensé que cela avait
probablement beaucoup à voir avec l’élection qui s’amenait en novembre
2004 et que, bien exploitée, cette affaire pouvait très bien chasser l’
administration de la Maison-Blanche. Naïvement, n’ai simplement pensé,
vous savez, ils vont laisser cette enquête suivre son cours et ils vont
la traiter de la façon qui convient.

MC. Pensez-vous que les enquêtes qui ont eu lieu jusqu’à présent
ont mis à jour la vérité à propos de ces tortures et qui est responsable
 ?

JK. Absolument pas. La vérité a été mise a jour, mais elle a été
étouffée et elle n’a pas été transmise avec les résultats de l’enquête.
Vous savez, ils peuvent dire que. McClellan et Rumsfeld peuvent monter
sur leurs grands chevaux et dire qu’il n’y a pas eu moins de 15 (quinze
 !) enquêtes. Mais chacune de ces enquêtes se fait sous le contrôle du
secrétaire à la Défense. Et chacune de ces enquêtes est menée et dirigée
par une personne qui peut très bien perdre son boulot sous la poigne de
Rumsfeld.

Nous ne saurons jamais la vérité tant qu’ils ne désigneront pas
une commission indépendante ou qu’on n’examinera pas l’affaire en toute
indépendance. Je ne sais pas si ce doit être fait par une commission. Je
ne connais pas le terme exact. Mais je sais que nous n’aurions jamais su
la vérité sur le 11 septembre s’ils n’avaient pas désigné une commission
indépendante. Et cette affaire, cette affaire ne tourne pas autour de ce
qui s’est passé dans le bloc cellulaire 1-A durant une pause de nuit. Et
elle ne tourne certainement pas autour de sept réservistes qui se sont
mis à débloquer une certaine nuit. Il s’agit d’instructions transmises
avec la pleine autorité et connaissance du secrétaire à la Défense et,
probablement, Cheney aussi. Je ne sais pas si le président est impliqué
ou pas. Je m’en fiche. Tout ce que je sais, c’est que ces instructions
ont été communiquées à partir du bureau du secrétaire à la Défense, à
partir du Pentagone, via Cambone, via Miller, jusqu’à Abou Ghraïb.
Et ces entrepreneurs civils qui ont été amenés ici n’étaient pas
soumis au même Code de l’Uniforme de la discipline de la Justice
militaire que les soldats. Ils ont été innocentés, rayés de la surface
de la terre et sept soldats sont tenus pour responsables de l’affaire. C
’est grossièrement déloyal.

MC. Maintenant, pourquoi pensez-vous que l’administration s’oppose
bec et ongles à une enquête indépendante si elle n’a rien à cacher ?

JK. Eh bien ! pour la même raison que quand ils ont commencé à
faire du tintouin voici quelques semaines - McCain, je pense, a
recommandé de développer un projet de loi censé définir les limites dans
la façon d’interroger les prisonniers, requérir une banque
internationale de données de sorte que les membres des familles
sauraient où se trouvent leurs êtres chers ou leurs proches qui sont
détenus. Et Cheney a dit qu’il allait recommander au président de
rejeter tout projet qui limiterait ses capacités à arracher des
informations aux terroristes. Et le président a dit qu’il allait
désapprouver tout projet en ce sens. Et cela va bien de pair avec la
répugnance de l’administration à aller à la vérité, parce que cela va
révéler qu’ils savaient que l’affaire avait été montée à leur niveau et
qu’elle avait débuté par la note sous Gonzales et Hayes, je pense,
est-ce Hayes ?

MC. Oui, Hayes.

JK. Et Cambone et tous ces gens-là ont littéralement pris le
contrôle des fonctionnements internes de cette administration [Bush]. Il
est tout simplement malsain - est-ce quelqu’un pense que Lynndie England
[l’une des sept soldats accusés de tortures, NDT] s’est amenée en Irak
avec un collier pour chien et une laisse, dans l’idée de passer le
collier autour du cou du prisonnier et de se faire tirer en photo de la
sorte ? Ils ont utilisé ces photos pour avoir - pour ne plus tourner
autour du pot, je ne vois pas de meilleure expression. L’intention était
d’utiliser ces photos pour les montrer aux prisonniers fraîchement
arrivés : « Hé ! Mets-toi à table ou demain, c’est toi le premier à y
passer. »

C’est une erreur de croire que c’était le genre de torture et de
sévices qui se pratiquait au bloc cellulaire 1-A. Il était certainement
humiliant de se faire prendre en photo de cette façon. Je ne suis pas en
désaccord du tout avec ça. Je n’essaie pas de le justifier non plus.
Mais il y avait des locaux pour les interrogatoires en dehors des blocs
cellulaires 1-A et 1-B - des locaux séparés, où les véritables
interrogatoires se déroulaient. Et cette administration ne souhaite
certainement pas que les détails de ce qui se passait dans ces locaux
réservés aux interrogatoires soient connus du reste du monde.

MC. Pensez-vous que la CIA soit impliquée ? Avez-vous eu le
moindre contact avec les gens de la CIA, à propos de leur implication
dans les interrogatoires ?

JK. Marjorie, je dois vous dire qu’à partir de juillet, à peu près
jusque décembre, je ne dirais pas régulièrement, mais souvent quand
même, j’ai rencontré quelqu’un de la Task Force, de la CIA, des
Opérations spéciales et, en général, c’étaient des professionnels. C’
étaient absolument de parfaits professionnels.

Maintenant, je ne sais pas s’ils géraient des installations
séparées et je sais pas quelles techniques ils utilisent. Ce que je
sais, c’est que, lorsqu’ils avaient décidé que quelqu’un qu’ils
détenaient dans l’une de leurs installations n’avait plus la moindre
valeur et qu’ils voulaient le larguer chez nous, à Abou Ghraïb, la
plupart du temps, ils nous l’envoyaient avec des dossiers médicaux
complets. Ils nous l’envoyaient avec tout un dossier d’entretiens et d’
interrogatoires et ils nous l’adressaient en relativement bonne santé,
particulièrement au vu de la situation. Ainsi donc, je pense que - c’est
seulement ma conclusion - mais je pense que si les techniques sont dans
les mains qui conviennent, dans des mains responsables, elles sont
utilisées de façon appropriée. Je veux dire, je n’ai jamais vu personne
sous contrôle de le Task Force ou sous contrôle de la CIA qui se soit
amené contusionné, en sang, tabassé et, vous savez, recousu de partout.
Occasionnellement, nous voyions les séquelles d’une blessure par balle,
mais il s’agissait de détenus de valeur supérieure, s’il y avait eu
échange de coups de feu ou s’il s’agissait d’une balle, mais ils
traitaient ce genre de blessures. Ce serait mon impression.

Toutefois, ces mêmes techniques ou suggestions de techniques
agressives qui étaient destinées, à mon avis - une fois encore, je n’ai
pas une connaissance de première main de ces choses - mais tous ces
rapports sembleraient indiquer que ces techniques étaient destinées et
testées et appliquées là-bas, à Guantanamo Bay et en Afghanistan. Et
quand vous prenez les mêmes techniques et que vous les mettez dans les
mains de gens irresponsables et non compétents, comme ces entrepreneurs
civils, ici, vous commencez à mélanger des ingrédients mortels. Et que
se passe-t-il ? Vous avez des entrepreneurs civils qui ont un terrain de
jeu et qui finissent par perdre tout contrôle. Et, malheureusement, à
Abou Ghraïb, ils ont attiré les militaires dans le même terrain de jeu.
Il ne fait aucun doute, dans mon esprit, qu’ils ont commandé ces choses
mêmes.

MC. C’est qui, « ils » ?

JK. « Ils », ce sont les entrepreneurs civils - les gens de Titan,
CACI. La majorité de ces entrepreneurs étaient soit à Guantanamo Bay,
soit en Afghanistan avant d’être envoyés à Abou Ghraïb. Il y avait un
tas d’interprètes qui travaillaient pour Titan. Certains d’entre eux
étaient engagés sur place, certains étaient amenés des Etats-Unis. Et on
leur donnait l’occasion d’améliorer leur situation en se muant en
interrogateurs - sans la moindre espèce d’entraînement formel de quelque
genre que ce soit. De sorte que, maintenant, vous disposez d’un mélange
mortel. Vous avez des gens qui ont été dénoncés et qui ont utilisé ces
techniques de première main en d’autres endroits. Ils savent qu’il n’y a
ni surveillance ni contrôle. Ils ont été dirigés, pour utiliser d’autres
termes, pour attraper Saddam, pour obtenir des informations et pour
faire en sorte que ces prisonniers se mettent à table et ils vont
utiliser des techniques plus agressives. Ainsi donc, on a permis à des
gens qui n’ont aucune sorte de responsabilité d’utiliser des techniques
qui, à l’origine, ont peut-être été étudiées et utilisées par des mains
très expérimentées. Et l’affaire, depuis, échappe à tout contrôle.
Manifestement, elle a échappé à tout contrôle.

Et la raison du fait que je n’en savais absolument rien, c’est
parce que Sanchez et Fast, et toute l’opération dirigée par Miller - qu’
il ait été là ou pas, il la dirigeait depuis Guantanamo Bay et Cambone
la dirigeait depuis Washington, DC - ils ne voulaient de Janis Karpinski
nulle part dans les parages de ces opérations. Parce qu’ils savaient, de
gens qui parlaient de moi, ainsi que de mes états de service, de mes
actions du passé, que je n’aurais absolument rien toléré du genre de ce
qui se passait aux blocs cellulaires 1-A et 1-B.

Si j’avais su cela, si j’en avais entendu parler par un
prisonnier, ou par un MP, ou par un soldat, si quelqu’un avait suggéré
la moindre chose de ce genre, j’aurais soulevé la question, j’aurais
gueulé de tous mes poumons jusqu’à ce que quelqu’un accorde son
attention au fait que ces choses se passaient là. Vraisemblablement en
aurais-je été tenue pour responsable quand même, parce qu’ils n’ont
cessé de chercher un bouc émissaire. Et je pense qu’ils en ont trouvé un
avec moi du fait qu’ils pouvaient dire facilement : « Eh ! C’est une
réserviste qui commande des soldats de réserve, et ils étaient devenus
incontrôlables. »

Vous savez, qu’on dise enfin la vérité ici. Je suis un chef au
moins aussi capable que n’importe quel autre, dans l’armée. Et j’ai
travaillé plus dur, assumé les tâches les plus pénibles et prouvé mes
capacités dans ces tâches, tout au long de ma carrière. Mais Miller
voulait faire apparaître que je n’avais pas les mêmes qualifications
parce que j’étais réserviste - que ces sept soldats étaient, vous savez,
hors de contrôle lors de la pause de nuit - parce qu’eux aussi étaient
réservistes.

Non, malgré l’incapacité de l’administration et du Pentagone à
déployer ces hommes avec l’équipement adéquat et l’entraînement adéquat
ou à leur assigner les missions adéquates, ces soldats faisaient un
sacré boulot. Dans 17 installations comptant plus de 40.000 prisonniers
durant tout ce temps, les seules photographies et allégations de sévices
ont concerné deux blocs cellulaires sous le contrôle des Renseignements
militaires, deux blocs réquisitionnés et incorporés par le général
Miller durant et après sa visite en Irak.

Maintenant, comment a-t-il couvert toute cette histoire ? Eh bien
 ! Devinez où il a été mis en poste, après avoir quitté Guantánamo Bay ?
Il est retourné en Irak pour assumer non seulement les opérations de
détention, mais également celles des interrogatoires, à Abou Ghraïb et
dans l’installation de détention la meilleure. Que je sache, c’étaient
les deux seules installations où les détenus de valeur supérieure sont
enfermés.

MC. Où se trouvait cette installation, cette installation de
détention de valeur supérieure ? JK. A Bagdad.

MC. Et il est toujours là ?

JK. Non, Miller est parti. Il a été là de juillet 2003 à décembre,
ou janvier 2004(*), puis il s’est rendu au Pentagone. Je pense qu’il y
est allé en mars, en fait. Peut-être était-ce de mars 2004 jusqu’en mars
2005. Puis, quand il a quitté l’Irak, il a été assigné au Pentagone. Et
c’est là qu’il est aujourd’hui. Il est le seul à n’avoir pas du tout été
promu, dans toute cette histoire. Mais le colonel Warren en était
pleinement conscient et, dans une déclaration sous serment à l’un des
avocats de la défense des soldats, il a dit que le général Karpinski n’
était au courant de rien du tout, parce qu’on avait mis en place des
mesures censées l’empêcher d’apprendre quoi que ce soit à ce propos.

MC. Qui a dit cela ?

JK. Le colonel Warren, l’officier JAG de la Task Force CJ. Il a
été proposé pour être promu une étoile.

MC. Et Sanchez est également recommandé pour une promotion, n’
est-ce pas ?

JK. Je ne suis pas au courant. Mais cela ne me surprend pas. Je
sais que Rumsfeld a dit durant toute cette histoire qu’il pensait que
Sanchez était un officier exceptionnel et qu’il devait être recommandé
pour une promotion.

MC. Et même si cette enquête militaire de niveau supérieur
recommandait que Miller fût réprimandé, le général de l’armée a rejeté
la recommandation, est-ce exact ?

JK. Le commandant du SOUTHCOM a rejeté la recommandation. Miller n
’a jamais été réprimandé pour quoi que ce fût remontant jusqu’à
Guantánamo Bay.
Il y avait un capitaine, une femme, qui avait été en Afghanistan.
Elle était lieutenant, à l’époque, Carolyn Woods. Et elle a été amenée
spécialement par Fast. Fast l’a recommandée à Miller. Miller l’a fait
venir en Irak spécifiquement pour gérer l’opération des interrogatoires.
Elle était liée à ces morts en Afghanistan, lorsque les interrogateurs
étaient sous sa surveillance, et elle avait été promue au grade de
capitaine. Où est-elle ? Elle est à l’école MI, sous les ordres du
général Fast.

Je veux dire qu’il y a une tonne d’informations, et il y a des
circonstances atténuantes, enfin, pas tout à fait, mais ces unités ont
été déployées - les unités de réserve et les unités de la Garde
Nationale - en toute connaissance de cause, elles avaient des ordres
pour 179 jours. Elles ont été briefées au centre de mobilisation et
dpéloyées en toute connaissance de cause, en sachant qu’elles seraient
rentrées dans leurs foyers avant même qu’expirent les 179 jours.

Ainsi, sans notification de quelque sorte que ce soit, sans la
moindre mise en garde de la part du chef des réserves de l’armée ou de
qui que ce soit d’autre du corps des réserves, on les a prolongés jusqu’
à 365 jours, à l’instar de tous les autres sur le théâtre des
opérations.

Cependant, quand vous allongez le temps de service d’un soldat d’
un corps de l’active au-delà de six mois - qu’il s’y soit attendu ou
pas - quand vous les prolongez, leurs familles ne courent pas de risque,
parce que leurs cartes d’identité sont toujours actuelles, leurs
avantages médicaux et dentaires sont toujours valables, leur logement
reste le leur, les rentrées continuent à être assurées.

Les soldats de la réserve et de la Garde Nationale s’appuient
complètement sur les ordres qu’ils transportent sur eux. Ainsi donc, ils
avaient des ordres pour un déploiement de 179 jours. Et quand on les a
prolongés. ce n’est pas comme aujourd’hui, l’internet n’était pas encore
disponible. Ils n’avaient pas la possibilité d’appeler chez eux.
Personne n’avait un téléphone cellulaire, naturellement, qui
fonctionnait depuis là-bas ou quoi que ce soit. Ainsi donc, leur premier
souci était pour leurs familles. Vous savez, nos ordres vont expirer et
puis, OK, ils nous disent qu’on va être prolongés finalement, mais nos
familles n’auront pas les cartes d’identité, elles n’auront pas les
avantages médicaux, elles n’auront pas les avantages dentaires. Elles
vont se faire éjecter de leurs logements, en ce qui concerne celles qui
vivent à la base. Ils étaient inquiets pour le bien-être de leurs
familles. Et il n’y avait pas moyen de leur faire savoir quoi que ce
soit, à leurs familles.

Ainsi donc, c’est différent. La norme est tout à fait différente.
Quelqu’un a agité la baguette magique et a dit : « Prolongeons tout le
monde à 365 jours parce que cette guerre va se poursuivre au-delà de ce
qu’on avait prévu. »

Et dans mon petit coin du monde et dans mes contacts avec l’
Autorité provisoire de la Coalition, j’ai vu de la corruption comme je n
’en avais jamais vu auparavant - des millions de dollars tout simplement
empochés par les entrepreneurs. Tout se faisait en liquide et cash, à l’
époque. Vous amenez une requête - littéralement, vous amenez une requête
au Bureau des Finances. Si l’officier payeur vous reconnaît et que vous
lui demandez 450.000 dollars pour permettre à un entrepreneur de
travailler, il vous les paie en liquide, 450.000 dollars. Pas de
contrôle.

Et alors, Marjorie, en mars ou mai de cette année, lorsque l’
amiral Church a présenté les résultats de son enquête, il a conclu que
le rapport Taguba était sain. Et le sénateur Levin a dit : « Avez-vous
interviewé ces individus ? Avez-vous interviewé le colonel Pappas ?
Avez-vous interviewé le général Karpinski ? » Et, bien sûr ! il a
répondu non. Il a pris le rapport Taguba et s’est appuyé fortement
dessus. Et McCain a dit qu’il était prouvé que le rapport Taguba était
faiblard et incomplet. Avez-vous interviewé l’ambassadeur Bremer ? Et l’
amiral Church a dit : « Eh bien, non ! Parce que j’étais sous la
direction, dans cette enquête, du secrétaire à la Défense et l’enquête
même était limitée aux unités dépendant du département de la Défense. »
Et le sénateur McCain a dit : « Excusez-moi, amiral, mais vous faites
erreur. L’Autorité provisoire de la Coalition et l’ambassadeur Bremer
travaillaient pour le secrétaire à la défense. »

MC. Il ne le savait pas ?

JK. Il ne le savait pas. Et nous non plus, quand nous étions
là-bas. Tout le monde croyait qu’il y avait un équilibre entre l’armée
et le département d’Etat et que l’ambassadeur Bremer travaillait pour
Colin Powell. Et c’était inexact.

Ainsi, aujourd’hui, en 2005, je comprends pourquoi Bremer a
licencié toute l’armée irakienne - parce qu’il travaillait pour le
secrétaire à la Défense. Il n’y avait pas d’influence du département d’
Etat. Il n’y avait pas d’équilibre. C’était exclusivement sous le
contrôle de Rumsfeld. Et il y avait des entrepreneurs qui s’amenaient
ici, loués. C’est une question excellente, ce que ressentaient les
soldats à propos de ces entrepreneurs. Les gars de la sécurité, les
gardes du corps et les firmes de sécurité qui étaient loués pour assurer
la sécurité des dignitaires en visite ou des délégations du Congrès -
tous se faisaient un minimum de 300 dollars par jour. 300 par jour. Et
ils ne sortaient jamais de la Zone verte ! Ils escortaient les convois
jusqu’à la porte d’entrée et, ensuite, la police militaire ou les unités
militaires reprenaient la responsabilité à partir de la porte de la Zone
verte. Et, ici, vous avez des soldats qui sont aujourd’hui responsables
de ces délégations, et certains se font 3000 dollars par mois.

MC. Pensez-vous que les médias transmettent réellement la vérité
aux gens ?

JK. La vérité, il vous faut la chercher. Et ce ne devrait pas être
de cette façon. Elle devrait être rapportée comme étant la vérité et non
exploitée à l’avantage de quelle que soit la direction que va prendre l’
écoulement de l’info.

Je connais ces journalistes, John Barry et Isikoff, de Newsweek,
et j’ai été choquée quand ils ont retiré ce rapport à propos du Coran à
Guantánamo Bay. J’étais sûre que c’était vrai et j’ai pensé : « Qui est
allé les trouver ? » Les types n’auraient jamais dû faire ça, vous
savez, se faire passer pour des moitiés de cul à ce point, pardonnez-moi
l’expression. Vous savez, j’ai pensé : « Mais, merde, alors ! Il n’y a
plus de source fiable du tout ? »

Et pourquoi les citoyens américains font-ils la sourde oreille,
devant cette affaire ? Nous avons eu 17 marines tués au cours des trois
derniers jours, en moins de 72 heures. Et il y a toujours des gens à
Washington qui continuent, spécialement le dimanche au matin, et ils
poursuivent ces infos et ces émissions à débats en disant : « Eh bien !
ça ne fait encore que 1800 vies jusqu’à présent » - Que ! Que ! Ecoutez,
mais comment osez-vous dire cela ?

Je ne sais pas quelle est la solution. Je ne suis pas une
officielle élue, mais j’étais sur place. Et c’était mieux quand nous
étions là que ce ne l’est maintenant, parce qu’ils ont, consciemment ou
inconsciemment, ou tout simplement par incompétence, ils ont abordé
cette insurrection avec une idée erronée.

Le général Casey, vous savez, passant aux infos, a dit : « Bon !
Si tout continue comme cela, nous allons être en mesure d’opérer un
retrait de troupes en mars prochain ! » Mais ils fument quoi,
exactement, ces gens-là ?

MC. Vous ne croyez pas que c’est une ficelle de relations
publiques pour permettre aux Républicains de passer aux élections de la
mi-mandat ? Et comment vont-ils maintenair leurs 14 bases permanentes en
Irak s’ils retirent leurs troupes ? Ils ne peuvent tout simplement pas
faire ça.

JK. Exact. Et comment cela va-t-il être prouvé ? Eh bien ! les
rebelles ripostent, maintenant, comme ils l’ont fait juste après le
commentaire de Cheney disant que l’insurrection était dans ses derniers
sursauts d’efficacité. OK ? Et, après ça, ils ont répondu en tuant un
tas de monde.

Ainsi donc, maintenant, ils reviennent et Casey raconte : « Si
tout continue comme cela, nous devrions être en mesure d’opérer un
retrait des troupes au printemps prochain, au début du printemps et
jusqu’en été. » Et comment l’insurrection répond-elle ? C’est comme si
on déposait un engin explosif et qu’on faisait sauter 14 marines de la
surface du monde.

C’est tout bonnement incroyable et, malheureusement, c’était
prévisible au niveau très élémentaire de la préparation des opérations
de maintien. Et je ne sais pas si c’était simplement de l’ignorance
absolue ou de la naïveté. Et il y avait une solide différence entre eux,
mais chez chacun d’entre eux, quelque chose avait été incorporé par le
Pentagone, le secrétaire à la Défense, dans ce qu’ils pensaient, dès qu’
ils sont arrivés à Bagdad et qu’ils ont renversé ces statues.
Pensaient-ils vraiment que tout le monde allait s’amener en agitant des
drapeaux américains et en leur jetant des fleurs ? Mais quel genre d’
ignorance est-ce donc là ?

L’Irak était un énorme pays et quand vous avez des gens qui disent
très souvent, aujourd’hui : « Il peut avoir été un dictrateur, mais nous
étions mieux sous Saddam », cette administration devrait en tenir
compte. Et à un certain point, il vous faut dire : « Arrêtez le train,
parce qu’il a complètement déraillé. Comment allons-nous l’arrêter ? »
Mais dans votre effort d’agir ainsi, vous devez admettre que vous avez
commis certaines erreurs, et cette administration n’a nullement l’
intention de reconnaître qu’elle a commis la moindre erreur.

MC. Vous écrivez un bouquin. Vous avez un éditeur ?

JK. Oui, Miramax. Ce sera publié en novembre. Je n’ai aucune sorte
de correspondance, excepté pour me réprimander. Quand je suis allée à
San Francisco pour prendre la parole à l’Université de San Francisco, l’
école de droit, là-bas, c’était en avril, j’ai reçu une lettre du chef
de l’armée de réserve me mettant en garde - me mettant en garde ! - si
je parlais d’Abou Ghraïb et que tout était encore en pleine enquête. Eh
bien ! peu après mon retour, j’ai reçu une nouvelle lettre de lui me
disant qu’il comprenait que j’écrive un bouquin et que je devrais
soumettre le manuscrit en vue d’une critique et de commentaires.

Et mon avocat a répondu simplement en lui disant que j’était un
citoyen privé et que je n’étais donc pas soumise à de telles demandes,
ce qu’il devait savoir, parce que c’est vrai. Je ne suis pas ignorante
et je ne révélerai aucune information non classée dans tout ce que j’
écris, mais je n’ai pas besoin de le faire, parce que la vérité est la
vérité et qu’elle a nul besoin d’être classée. C’est décidément
surprenant, mais la vérité est la vérité.

* * *

Marjorie Cohn contribue par ses écrits à truthout et est
professeur à la Thomas Jefferson School of Law, vioce-président
exécutive de la National Lawyers Guild (Corporation nationale des
avocats) et elle est la représentante américaine au comité exécutif de l
’Association américaine des Juristes.

Notes

(*) Janis Karpinski s’est trompée dans les dates. Dans le texte
original, elle mentionne chaque fois les dates avec une année de plus
(NdT).