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La culture est aussi une industrie

Publie le mercredi 16 juillet 2003 par Open-Publishing

ANALYSE
La culture est aussi une industrie

LE MONDE | 16.07.03 | 12h58

Sombre été pour les festivals qui se sont annulés en cascade, après
ceux d’Avignon, d’Aix-en-Provence, de Montpellier-Danse ou des
Francofolies de La Rochelle.

Le désespoir des intermittents, le mauvais calcul d’un gouvernement
qui pensait pouvoir laisser pourrir la situation comme il l’avait
fait en juin à l’occasion des retraites, la rivalité entre la CGT et
la CFDT, viennent ébranler l’ensemble du système culturel français,
qui montre ainsi ses limites.

La crise, plus grave qu’il n’y paraît, révèle également le malaise
provoqué par les mutations radicales que notre société traverse
actuellement, notamment sur le plan culturel.

Le ministère de la culture a été créé par André Malraux en 1959, avec
un objectif majeur : "Rendre accessibles les œuvres capitales de
l’humanité au plus grand nombre possible", mais aussi donner des
outils supplémentaires aux artistes.

Cette politique a été suivie par l’ensemble de ses successeurs, avec
plus ou moins de constance. Jack Lang a repris le flambeau en
augmentant considérablement les moyens de son ministère et en
élargissant son champ d’intervention.

Du coup, les équipements culturels français ont été multipliés. On a
ouvert et modernisé d’innombrables établissements : théâtres, opéras,
bibliothèques, auditoriums, musées, centres d’art...
Le public et les artistes, toutes disciplines confondues, ont profité
de cette embellie. Mais il a bien fallu faire tourner ces nouveaux
organismes. Le simple fonctionnement de la mécanique, de plus en plus
lourde, absorbe une part croissante du budget de la Rue de Valois. Du
coup, il reste de moins en moins de fonds pour l’action culturelle
proprement dite. D’où l’idée que les crédits sont coupés et que la
culture n’est plus une priorité. Surtout quand c’est la droite qui
est au pouvoir.

Et cela au moment où la culture est devenue l’un des pivots de notre
société, où les professions dites culturelles tiennent le haut du
pavé et drainent de plus en plus de monde. Mais, si le mot d’ordre
des années 1960 était celui du droit à la culture pour tous, on est
insensiblement passé, à partir des années 1990, au droit pour tous
d’être artiste. Les raisons de ce glissement sont nombreuses. Guy
Debord annonçait, il y a près de quarante ans, l’entrée du monde
occidental dans l’ère du spectacle. Nous y sommes. Le spectacle
culturel est censé apporter aura, reconnaissance, gloire, fortune.
Comment y résister ? Et puisque la société de plein-emploi est morte
et que le chômage ou le semi-chômage devient la règle,
l’intermittence est au moins une bouée qui permet de survivre avec un
projet échappant au morne travail répétitif. "Qu’est-ce qu’un pauvre
garçon peut faire à part chanter dans un groupe de rock’n’roll ?",
demandait Mike Jagger.

La profonde mutation vécue par nos sociétés depuis une douzaine
d’années - dévalorisation du message politique, généralisation de la
consommation, américanisation des modes de vie - renforce ces désirs,
cette fascination pour le monde culturel, qui semble aujourd’hui à
portée de main. Tout le monde ambitionne le quart d’heure de
célébrité promis par Andy Warhol. Jean-Luc Godard, sévère calviniste
de la vieille école, a beau répéter que "la culture est la règle,
mais l’art est l’exception", l’exception a volé en éclats. Il est
admis qu’il n’y a plus d’arts majeurs ou mineurs, mais des arts
pluriels. Tous se valent. D’ailleurs à l’idée d’avant-garde s’est
substitué un éclectisme diffus. La considérable révolution
technologique que nous vivons a multiplié les "niches" artistiques.
Si la mondialisation a accentué les contacts et les métissages,
l’émiettement de la société permet à des communautés diverses,
fondées sur les classes d’âge, les préférences sexuelles, la
religion, l’origine ethnique..., de revendiquer leur autonomie
culturelle. Chacun a une chance de trouver un public, même restreint,
à l’intérieur de sa "famille". La postmodernité où nous sommes
plongés est perçue comme un grand bazar où chacun est libre de faire
son choix.

Même flou autour de l’image de l’artiste. Il suffit de puiser dans le
répertoire pour trouver un costume à sa taille : celui du démiurge,
mage ou saltimbanque, hérité du romantisme ; celui du chaman destiné
à soigner le corps malade de la société, à atténuer ses douleurs, à
réduire ses fractures ; celui de porte-parole des opprimés, des
damnés de la terre, à charge pour lui de mettre en paroles et en
musique l’expression d’une révolte. La défroque de l’homme d’affaires
a un certain succès. La culture n’est-elle pas devenue l’un des
moteurs de l’économie ?

L’intrusion de cette dernière ne date pas d’aujourd’hui. On se
souvient de l’essai d’André Malraux, Pour une psychologie du cinéma,
vigoureux plaidoyer pour le 7e art, publié en 1937, qui se concluait
par une phrase restée célèbre : "... par ailleurs, le cinéma est une
industrie". L’industrie a gagné d’autres secteurs, comme la musique
ou l’édition.

A chaque œuvre, à chaque artiste est désormais attaché un prix, une
cote. La culture est aussi une branche du tourisme. Et pas seulement
par le biais du patrimoine architectural : on recense un millier de
festivals en France ; ils touchent à tous les genres : le théâtre, la
danse, la musique ou la photographie. Ces activités pour lesquelles
des sommes importantes sont investies alimentent la machine
économique. L’été désastreux qui s’annonce risque de le prouver par
défaut. Le mouvement des intermittents est aussi celui des
prolétaires de cette industrie émergente.

En dépit ou à cause de son ambiguïté, la culture est devenue le mot
d’ordre le mieux partagé du monde. Le plus mal défini aussi. L’art,
de son côté, n’est-il pas en train de devenir une sorte de rêve flou
 ? Un rêve auquel tout le monde aspire, parce qu’il est, pour
paraphraser Marx, "le cœur d’un monde sans cœur, l’espoir d’un
monde sans espoir".

Emmanuel de Roux
in : http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3232—327894-,00.html